Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Le business bien ancré de la prostitution à Strasbourg

La situation du commerce sexuel à Strasbourg est particulière, comme dans d’autres villes frontalières de pays qui possèdent des législations opposées. Le proxénétisme est interdit en France mais des maisons closes existent en Allemagne, ce qui n’empêche pas des dizaines de filles exploitées d’être laissées sur les trottoirs de l’Eurométropole, chaque jour et chaque nuit de l’année.

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Prostituée dans les rues de Strasbourg (Photo Rue89Strasbourg)

Dans les maisons closes de Saarbrück ou d’autres villes allemandes situées dans le land du Bade-Wurtemberg ou de la Saxe, les tenanciers des maisons closes reconnaissent eux-mêmes que 80% de leur clientèle est française. On aurait pu croire que cela allait déplacer la prostitution de l’autre coté de la frontière, mais il n’en est rien. C’est même l’inverse, l’Allemagne sert de base-arrière au système prostitutionnel mis en place à Strasbourg.

Le phénomène n’est pas nouveau dans l’agglomération. Les prostituées opèrent sous les mêmes abris-bus, dans les mêmes quartiers et sur les mêmes trottoirs depuis des décennies, malgré une mobilisation des habitants comme ceux du quai des Alpes, qui avaient bloqué la route en 2010 pour manifester contre « les nuisances engendrées par la prostitution » dans leur quartier.

Carte des lieux de prostitution à Strasbourg (Carte GG / Rue89 Strasbourg)

Un trafic d’êtres humains qui persiste dans l’indifférence générale

Le « triangle d’or » de la prostitution dans la capitale alsacienne va des quais du parc de la Citadelle au quartier de la Gare, en passant par la zone industrielle de la Plaine des Bouchers et le parc du Heyritz. En journée, les zones portuaires sud et nord du Port du Rhin et du Port aux Pétroles restent actives. Autant dire que la libéralisation des maisons closes en Allemagne depuis 2002, en plus de n’être pas parvenue à améliorer les conditions des prostituées allemandes, est loin d’avoir eu un impact significatif dans les rues de Strasbourg.

Nous avons parcouru les hauts lieux de la prostitution de la ville à deux semaines d’écart les jeudis et vendredis soir de la fin du mois d’août, entre 23h et 3h du matin. Le premier soir et sur un parcours allant du parc de la Citadelle au lycée Pasteur, puis vers la plaine des Bouchers par la rue du Doubs : nous avons comptabilisé 43 prostituées. Certaines ne dépassaient pas la vingtaine d’années.

Un « drive-in » de prostituées dans la plaine des Bouchers

Selon nos constatations, les réseaux se partagent l’espace public et les heures de la nuit. Ainsi, au sud de la rue du Doubs, on retrouve des prostituées plus habituées, plus voyantes et plus entreprenantes alors qu’au nord, elles sont plus jeunes, souvent assises et à quelques mètres de la route.

Passé une certaine heure, la rue du Doubs se transforme en un véritable « drive-in » de prostituées : il y a un groupe de filles tous les cinquante mètres et des voitures stationnées sur la chaussée. Une semaine plus tard, à la même heure et au même endroit, le constat était identique et la plupart des filles étaient les mêmes.

Carte des lieux de passe de la rue du Doubs (Carte GG / Rue89 Strasbourg)

Toujours selon nos constatations, le mode opératoire est intangible. Le client s’arrête et demande le prix : dans la zone de la rue du Doubs, les prix moyens sont de 30€ pour une fellation, de 50€ pour une relation sexuelle et de 80€ à 100€ pour « la totale ». Il n’est semble-t-il pas question que les prostituées sortent du quartier pour aller à l’hôtel (aucun des clients que nous avons suivi après avoir embarqué une prostituée à cet endroit n’est sorti de la zone industrielle).

Une fois que les deux parties tombent d’accord, la fille monte dans la voiture et le conducteur se rend dans un des parkings adjacents avec elle. Ces parkings sont situés dans des angles morts et cachés de la route, ils ne sont pas éclairés mais ils sont surveillés de près par les « souteneurs », certains surveillant leurs trafics grâce à des jumelles équipées pour la vision nocturne.

Un système d’exploitation structuré et hiérarchisé

Nous avons constaté que le trafic d’êtres humains dans la plaine des Bouchers est un système bien structuré. Les prostituées sont en première ligne pendant que les proxénètes restent dans des voitures, généralement de grosses cylindrées souvent immatriculées en Allemagne, stationnées dans les rues adjacentes, quand ils ne circulent pas au milieu des clients.

Les filles ont toutes un téléphone portable dans la main, ce qui leur permet de rester en contact permanent avec leurs « macs » et les autres prostituées. Lorsque nous avons été surpris par l’une d’entre-elle alors que nous filmions une transaction au téléobjectif depuis notre voiture, nous avons pu constater la rapidité avec laquelle elle a donné l’alerte : des guetteurs en vélos se sont approchés de notre véhicule en quelques secondes seulement.

En outre, les prostituées les plus jeunes sont surveillées par les autres, plus âgées. Lors de notre reportage, nous avons pu constater comment ces femmes faisait la promotion des filles plus jeunes. Elles gèrent aussi les petits problèmes de sécurité, comme les clients agressifs… ou les journalistes trop curieux.

Périodiquement, les prostituées sont déchargées de leurs « recettes » : en quelques secondes, des centaines d’euros changent de main pour finir dans un sac, une opération qui se répète des centaines de fois, chaque soir. Selon Lavinia Ruscigni du Mouvement du Nid, une prostituée fait gagner en moyenne 120 000€ par an à son proxénète.

Échange entre une prostituée et un « mac » (Photo Rue89 Strasbourg)

La police regarde ailleurs

Ce trafic s’opère dans une relative quiétude. En seize heures de reportage, nous n’avons croisé qu’une seule patrouille de police sur les zones de prostitution, quai Pasteur. Mais les deux agents étaient affectés au contrôle de la vitesse des automobiles, ce qui n’a pas empêché les prostituées situées dans l’abri-bus en face d’interpeller les automobilistes.

La police fait un contrôle de vitesse pendant que la prostitution se poursuit à quelques mètres (Photo Rue89 Strasbourg)

Sollicitée par Rue89 Strasbourg, la direction départementale de la sûreté publique n’a pas souhaité détailler son travail sur la prostitution. Et pour cause, sur la poignée d’enquêteurs de la brigade des mœurs, la plupart sont occupés par les violences conjugales. Théoriquement, le volet trafic est suivi par la police judiciaire mais là encore, la prostitution n’est pas la priorité.

L’accompagnement associatif et les revendications d’abolition de la prostitution

La délégation bas-rhinoise du Mouvement du Nid est une des principales associations qui accompagnent les prostituées à Strasbourg. Deux salariées et une vingtaine de militants ont rencontré plus de 200 prostituées en 2014.

Selon cette association, la prostitution coûterait à la société française 1,6 milliard d’euros par an, en comptant les 853 millions d’euros de recettes fiscales perdues que générerait cette activité (voir l’étude en PDF).

Synthèse de résultats sur l’estimation du coût économique et social de la prostitution en France (Source Prostcost)

Les permanents et les bénévoles de l’association participent aussi à la rédaction de la revue « Prostitution et Société », accompagnent les prostitués en les rencontrant sur le terrain et en leur proposent un accueil chaleureux dans leurs locaux (cuisine, espace de discussion, courrier, prévention, formation…). En plus de l’accompagnement des personnes en situation de prostitution et des sessions de sensibilisation dans les collèges et les lycées, l’association cherche à faire évoluer les politiques publiques au niveau local et national en militant pour l’abolition de ce qu’elle appelle le « système prostitueur« .

Des institutions impuissantes et un manque de volonté politique

Lavinia Ruscigni, militante du Mouvement du Nid à Strasbourg, détaille les revendications de l’association :

« Le système prostitueur garantit aux hommes la possibilité de disposer du corps des femmes au mépris de leurs désirs. La répétition d’actes sexuels sous la contrainte constitue une violence profondément destructrice. Nous souhaitons renforcer la politique française de répression envers toutes les formes de proxénétisme, réaffirmer que l’achat d’une acte sexuel constitue une violence faite aux femmes, et faire interdire l’achat de tout acte sexuel, pénaliser les clients et lancer parallèlement des campagnes de prévention ».

Le sujet étant sensible et sans solution, les autorités responsables préfèrent se défiler. Mais à la décharge des élus strasbourgeois, la lutte contre la prostitution est une prérogative de l’État. La Ville ne peut que solliciter le préfet lorsque, par exemple, il y a des plaintes de riverains comme lorsque les habitants du quai des Alpes s’étaient mobilisés en 2010.


#prostitution

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