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L’impossible pénalisation de la prostitution à Strasbourg

Le gouvernement français planche sur une abolition totale de la prostitution. Pour l’instant, l’annonce n’a pas été suivie par un projet de loi mais à Strasbourg de toutes façons, la prostitution est en grande partie pilotée depuis l’Allemagne.

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Selon le Mouvement du Nid, il y aurait 300 prostituées à Strasbourg (Photo / FlickR / cc – Marco Fieber)

Dans un entretien à la presse en date du 24 juin 2012, la ministre des Droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem a affirmé vouloir « abolir la prostitution ». Une des idées retenues serait de « pénaliser le client ». Ce dernier pourrait se voir infliger une peine de deux mois d’emprisonnement et une amende de 3 750 euros. A l’heure actuelle, utiliser les services d’une prostituée n’est pas interdit par la loi.

La position abolitionniste a été officiellement adoptée le 6 décembre 2011 après le vote de la résolution n°3522 à l’Assemblée nationale. Ce texte a été présenté par un ensemble de députés, tous partis confondus, parmi lesquels figuraient Jean-Marc Ayrault, alors président du groupe socialiste au Palais Bourbon, et Christian Jacob, son homologue à l’UMP. Cette résolution réaffirme la position abolitionniste de la France en matière de prostitution, assimilée à une « exploitation sexuelle ». La résolution a été votée à l’unanimité et a précédé l’adoption d’une proposition de loi « visant à responsabiliser les clients de la prostitution. »

La Ville de Strasbourg a adopté cette position abolitionniste et a notamment initié un travail commun avec le Mouvement du Nid, un partenariat ville-association unique en France.

Isabelle Collot, directrice du Mouvement du Nid dans le Bas-Rhin, se réjouit que le gouvernement veuille éradiquer la prostitution. L’association milite depuis longtemps pour « un monde sans prostitution ». Mais Isabelle Collot reste réaliste sur la question de la pénalisation :

« La France est un pays avec une philosophie abolitionniste depuis qu’elle a ratifié la Convention de l’ONU de 1949. On sait bien que la pénalisation des clients ne va pas mettre un terme à la prostitution immédiatement. Mais une loi permettra de dire que tout n’est pas dans le monde marchand. Il sera normal de penser que la sexualité doit rester dans l’ordre du privé. Dans notre société, le sexe ne doit plus être monnayé. »

Face au consensus affiché de l’Etat, l’abolition ne fait pas l’unanimité

Le Syndicat du Travail Sexuel (Strass) fait partie des opposants catégoriques à cette pénalisation. Cornelia Schneider, référente du Strass en Alsace, renvoie aux réflexions avancées par le syndicat depuis 2009, l’année de sa création :

« La pénalisation élargirait les missions des forces de police, qui seraient tenues de partir à la chasse aux clients, et les détournerait d’autres affaires plus importantes. En outre, afin d’éviter les contrôles de police, les clients feraient en sorte d’être moins visibles en se rendant dans des lieux isolés et en devenant plus mobiles. La pénalisation, par ricochet, condamnerait les prostituées à la clandestinité ».

Cette partie de cache-cache ne faciliterait pas les missions de rencontres et de soins dont se chargent des associations comme Pénélope, établie à Schiltigheim. Rita Heintz, l’une des coordinatrices explique l’impact que pourrait avoir l’adoption de cette proposition de loi :

« Nous rencontrons les prostituées avec notre camping-car tous les mardis et samedis soir pour distribuer des produits d’hygiène et faire de la prévention contre les maladies sexuellement transmissibles. Le jour où les clients seront pénalisés, les prostituées ne seront plus dans la rue. Elles resteront dans des appartements et nous ne pourrons plus aller à leur rencontre. »

L’Internet, premier proxénète

Ce problème existe déjà. Sur l’Internet, femmes et hommes proposent leurs services sous les termes d’escort-girl ou d’escort-boy. On les appelle « les invisibles » parce qu’ils travaillent à domicile ou se rendent dans des hôtels avec leurs clients, sans éveiller le moindre soupçon. « Marie Jolie Française » est dans cette situation. Elle a 40 ans et fait « seulement 5 à 6 passes par semaine pour boucler les fins de mois ». Même si elle avoue que rien ne changera dans son cas, Marie Jolie Française ne trouve pas moins « idiote » la position du gouvernement.

« Ils font vraiment n’importe quoi ! Je ne vois pas l’intérêt puisque l’argent va partir en Allemagne. À la limite, je peux comprendre pour les réseaux étrangers qui viennent de l’Est. Là, il y a des escrocs. Mais pour les « 100% Françaises », je ne vois pas le problème. De toutes façons, je reçois qui je veux chez moi. Si on me pose des questions, je dirais que je suis avec un ami. »

Certaines prostituées revendiquent la liberté d'exercer un métier qu'elles ont pleinement choisi (Photo / FlickR / cc – Philippe Leroyer)

D’après des chiffres du Mouvement du Nid, l’agglomération compte environ 300 prostituées, contre 150 en 1995. Environ 85% d’entre elles sont étrangères. Historiquement, les réseaux d’Europe de l’Est sont arrivés à partir de 1996. Depuis 6 ans, des réseaux africains, notamment subsahariens, ajoutent leurs filles. Strasbourg est une plaque tournante, un lieu de passage éphémère, comme l’explique Veronica, une prostituée rencontrée en ville. Cette Tchèque bientôt trentenaire est arrivée il y a dix jours. Dans un anglais approximatif, elle explique venir tous les ans pour travailler aux mois de juillet et d’août en proposant ses services pour un minimum de 50€.

La frontière franco-allemande contrarie toute tentative d’amélioration

Les prostituées investissent les axes routiers proches de la frontière franco-allemande, comme au quai des Alpes, quai des Belges ou rue de Nantes. Elles sont « importées » par des réseaux qui les déposent tous les soirs, pour les remmener le jour venu. La police municipale a identifié deux mini-vans qui s’adonnaient à cette pratique. L’un immatriculé en France et l’autre en Allemagne. Ils ont été verbalisés et les informations ont été transmises à la police judiciaire.

L’augmentation du nombre de prostituées à Strasbourg s’explique, selon le Nid, par la fermeture en 1992 du service de prévention et de réadaptation sociale. L’Etat employait quatre fonctionnaires puis a délégué cette mission aux associations. Isabelle Collot aimerait que ce genre d’organismes réapparaisse dans chaque département.

« C’est un des changements que pourrait apporter la loi. Cela permettrait de gagner en cohérence entre les régions et faciliterait la chasse au trafic d’êtres humains. Avec une loi abolitionniste viendraient des moyens financiers de la part de l’Etat. Chaque année, la brigade de la police des frontières démantèle trois ou quatre réseaux. C’est peu parce que ces opérations demandent du temps et de l’argent. »

Mine Günbay, conseillère municipale au droit des femmes, estime aussi que le véritable enjeu est d’ordre financier. La Ville de Strasbourg, avait lancé une campagne de sensibilisation à la veille de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes du 25 novembre.

« Le coût de cette campagne représente une goutte-d’eau par rapport aux moyens que la Ville pourrait percevoir de l’Etat. Un budget important est nécessaire pour venir à bout de cette question de société. La pénalisation n’est pas la question centrale. Elle est nécessaire même si elle reste floue – pourquoi 3 750 euros et pas 5 000 euros ? – et il faut aussi penser aux questions de santé publique. »

Personne pour régler les problèmes

L’autre problème est de savoir qui peut réellement conduire les missions nécessaires. L’Etat ou la Ville ? La loi pourrait clarifier la question. A l’échelle nationale, le Code pénal punit le proxénétisme, et le racolage passif est devenu un délit depuis 2003. Les collectivités peuvent elles aussi prendre des mesures. Ainsi, la Ville a souvent réagi en aval des protestations des riverains. Face aux plaintes pour nuisances sonores déposées par les habitants, un arrêté municipal toujours en vigueur a été pris le 19 décembre 2002 pour interdire l’activité de la prostitution aux abord des lieux de culte et des écoles. L’arrêté a également interdit le stationnement dans certaines rues occupées par les prostituées dans le quartier de l’Esplanade. La Ville donne alors un champ d’intervention aux forces de police par le biais du code de la route.

Cette solution n’a pas fonctionné partout, une habitante de l’Esplanade a accepté de témoigner, sous couvert d’anonymat :

« Les gens souffrent réellement. Moi aussi j’ai vécu ça et c’est pour cette raison que je suis partie. J’habitais l’immeuble accolé au parc de la Citadelle et ça pouvait commencer dès cinq, six heures de l’après-midi en hiver. A l’heure du retour du travail, de l’école, on voit déjà des « actes inadmissibles » dans les voitures, les haies. Comment on explique ça à nos enfants ? Et puis on en devient malade à force de ne pas dormir la nuit. J’estime qu’il y a quelque chose à faire. Ouvrir des lieux et réglementer le travail des prostituées par exemple. Alors parfois, ça se calme, mais ça revient toujours. Quand les habitants du quai des Alpes ont manifesté il y a deux ans, les prostituées sont parties mais pour aller dans les rues adjacentes. La prostitution ne disparaît pas. Et le problème, c’est qu’on ne peut rien faire. Les gens commencent à avoir peur de parler. Un de mes voisins appelait régulièrement la police la nuit et les policiers lui ont clairement fait comprendre qu’il devait arrêter. Dans ces conditions, on a plutôt envie de fermer sa gueule. »

« On essaie d’éviter que Strasbourg devienne le bois de Boulogne »

Contactée, la direction départementale de la sécurité publique n’a pas voulu communiquer sur le rôle de la police nationale. Joseph Muller, directeur de la police municipale, détaille quant à lui les missions qui sont celles de ses agents :

« Nous patrouillons tous les jours sur le terrain et nous intervenons à chaque appel d’habitant pour tapage nocturne. On verbalise quand le stationnement d’un véhicule contrevient à l’arrêté municipal ou qu’une prostituée est dans un secteur interdit. On contrôle aussi quand une fille nous paraît être mineure. En gros, on évite que Strasbourg devienne le bois de Boulogne. Notre rôle de prévention est en soi efficace : quand il y a une voiture de police dans les environs, il n’y a pas de stationnement sauvage ni de prostituées. Mais on ne peut pas intervenir de l’autre côté de la frontière. La pénalisation du client ne nous donnera pas plus de travail, c’est pour la police nationale, mais les services du procureur de la République vont devoir instruire toutes les poursuites… Tout dépendra du futur texte et de la politique pénale qu’adoptera le ministère public. »

La présence toute proche d’un pays réglementariste, l’Allemagne, ne favorise pas la lutte abolitionniste en France. La législation en vigueur outre-Rhin trouve un écho favorable auprès de la population alsacienne dont les clients des prostituées n’hésitent pas à traverser la frontière pour se rendre dans des maisons closes. Par ailleurs, même si Mine Günbay juge la démarche « intéressante », une mission entre autorités française et allemande pourra difficilement se faire si leur cause n’est pas commune. Une législation européenne n’est pas non plus à l’ordre du jour.

Pour aller plus loin

Sur Alsace 20 : Vers une société sans prostitution ? L’interview d’Isabelle Collot, présidente du Mouvement du Nid 67

Sur le Nouvel Observateur : L’opinion d’un travailleur du sexe, Thierry Schaffauser réclame des droits

Sur Prostitution et Société : La prostitution hors de nos frontières, les différentes lois abolitionnistes et réglementaristes en Europe

Sur Café Babel : Strasbourg, plaque tournante de la prostitution


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