Alain Fontanel, premier adjoint au maire de Strasbourg, l’a promis lors du conseil municipal du mois de novembre. L’utilisation des 300 000 euros d’argent public alloués chaque année à l’association des Vitrines de Strasbourg pour l’organisation des illuminations de Noël doit être étudiée en assemblée plénière du conseil municipal d’ici février. En novembre, Rue89 Strasbourg révélait qu’une partie de ces fonds sert en réalité aux frais de fonctionnement de l’association elle-même et pas à l’opération directement. Notre article montrait aussi que le budget prévisionnel que l’association communique depuis plusieurs années à la Ville pour statuer sur sa participation est bien supérieur aux dépenses réellement engagées.
A priori, l’utilisation d’une partie de la subvention municipale aux illuminations pour financer les frais généraux de l’association, dont près de 49 000 euros de salaires, ne choque pas Alain Fontanel, en charge du dossier depuis un an. Et ce, même si la convention passée entre la Ville et les Vitrines stipule que ces fonds publics doivent servir exclusivement aux frais directs de l’opération :
« L’opération Illuminations de Noël mobilise fortement le personnel de l’association des Vitrines. Il est donc naturel qu’une part des dépenses de fonctionnement de l’association soit directement imputée à cette opération, dans le respect de la convention financière. La Ville doit respecter l’autonomie et les choix de gestion interne de toutes les association sous peine de prise illégale d’intérêts. Le contrôle des rémunérations relève de la compétence des instances de direction de l’association qui ont cette année approuvé les comptes à l’unanimité, tout comme les années précédentes, avec des présidents successifs différents. Il nous appartient par contre de vérifier chaque année que le montant des rémunérations du personnel de l’association imputé au compte-rendu financier des illuminations de Noël soit proportionné à la prestation fournie. »
Vers une régie municipale directe ?
Pour l’élu socialiste, la question posée aujourd’hui est d’évaluer s’il est toujours opportun de déléguer la mise en lumière de la ville aux Vitrines :
« Les éléments dont nous disposons ont toujours amené la Ville à estimer que la réalisation en régie municipale de cette activité lui coûterait beaucoup plus. J’ai toutefois souhaité que nous puissions vérifier de manière objective deux points : le coût global réel actuel de l’opération et celui dans le cadre d’une autre organisation. C’est pour cela que j’ai proposé, lors du conseil municipal de novembre, la mise en place d’un groupe de travail sur ces questions en début d’année 2016. Ce groupe de travail doit permettre de bien préparer la présentation qui sera faite en commission plénière. »
La Ville aide les commerçants à financer les illuminations de Noël via l’association des Vitrines qui centralise la subvention publique et la leur redistribue en partie. Les Vitrines centralisent aussi la majeure partie des frais de ces illuminations et ceux de leur soirée de lancement.
Depuis l’opération 2013, la Ville a demandé aux Vitrines qu’elles lui fournissent un compte d’exploitation spécifique à l’événement pour contrôler l’usage de sa subvention. Une exigence à laquelle Pierre Bardet, qui s’occupe seul de la gestion de l’opération, a bien eu du mal à répondre. La Ville a dû attendre jusqu’en juillet 2015 pour obtenir les documents concernant Noël 2013 et Noël 2014. En conséquence, elle n’a pas versé l’intégralité de sa participation votée pour ces deux années.
Pour 2013, deux comptes d’exploitation contradictoires
Pourtant, l’association avait fait établir un compte d’exploitation de l’opération 2013 dès décembre 2013. Et contrairement à celui présenté à la Ville qui affiche un déficit d’environ 7 000 euros, le premier document concluait à un bénéfice de 112 000 euros. Les deux pièces, rapportant la même opération, ont pourtant été réalisées par le même cabinet d’expertise comptable. Entre les deux, un changement de présidence de l’association.
En 2011, René Tourette, de la Cloche à fromage, laisse la tête de l’association après une dizaine d’années de service bénévole aux côtés du président directeur général de la structure, Pierre Bardet. Le chocolatier Michel Pirot lui succède. Ancien militaire, il entend redresser les comptes de l’association qui, à son arrivée, paie d’après lui 5 000 euros d’agios annuels à la banque.
Le commerçant lance des commissions thématiques et décide de faire réaliser des bilans spécifiques à chaque opération portée par l’association pour avoir une visibilité sur son activité, dont un des Illuminations, qui lui paraissent « opaques ».
Mais après 18 mois en fonction au bureau, Michel Pirot est subitement destitué lors de l’assemblée générale de l’association fin 2013, tout comme son vice-président et soutien André Fischer. Écoeurés, tous les autres membres du bureau démissionnent. Le marchand de thé et chocolats Gwenn Bauer prend la présidence de l’association. Le projet de commission sur les Illuminations est définitivement enterré.
Une commission interne avortée
D’après Michel Pirot, sa volonté de transparence a eu raison de sa présidence :
« En plus de mon intention de limiter la rémunération de Pierre Bardet, notre projet de commission sur les Illuminations le gênait. Il s’est arrangé pour en reculer la mise en place de mois en mois jusqu’à l’assemblée générale qui nous a évincés. »
Le comité de direction précédent cette assemblée générale avait validé le bilan que Michel Pirot et son bureau avaient fait établir pour l’opération Illuminations. Ces derniers comptaient en tirer les conséquences :
« Nous avions décidé de ne rien dire en AG à propos du bénéfice de 112 000 euros et de convenir de ce qu’on ferait de cet argent plus tard. Nous avions deux pistes en réflexion : ajuster la subvention municipale à la baisse et redonner une partie de bénéfice aux commerçants. Nous avions aussi songé à inclure un mois de salaire au compte d’exploitation suivant. »
Finalement, le compte d’exploitation des Illuminations 2013 commandé par Michel Pirot tombe aux oubliettes. Pour justifier de l’utilisation de l’intégralité de la subvention municipale de 300 000 euros, le cabinet d’expertise comptable Mazars établit un an et demi plus tard une nouvelle version du document justifiant de 110 000 euros de frais généraux associatifs alloués à l’opération. Soit à peu de chose prêt le montant du bénéfice identifié dans le premier document.
Un document « détourné »
Cet arrangement met en colère Yves Lequen, ancien trésorier des Vitrines démissionnaire en décembre 2013 :
« Nous avons découvert dans la presse l’existence de ce nouveau compte d’exploitation pour la Ville. Les comptes de l’association pour l’année 2013 engagent notre bureau qui était alors aux responsabilités. Le document initial que nous avions fait établir par le cabinet Mazars a été détourné alors qu’il avait été approuvé et voté en comité de direction. La deuxième version mentionne 12 400 euros de frais de déplacements, près de 15 000 euros d’affranchissement et téléphone, à quoi ces sommes correspondent-elles alors que nous avions un abonnement téléphonique illimité ? »
Pour Michel Pirot, ces frais de structure sont « de la gonflette » pour financer le salaire de Pierre Bardet :
« Le nouveau compte d’exploitation est un document fait pour garder 100 000 euros dans les coffres des Vitrines. Les Illuminations sont aujourd’hui le prétexte à l’existence des Vitrines et les cotisations des commerçants ne suffisent pas à payer le salaire de Pierre Bardet. »
En 2012, le coût de la rémunération annuelle de Pierre Bardet s’élevait en tout pour l’association à 182 570 euros, pour une rémunération nette de 8 080 euros par mois. Pour la même année, les près de 400 commerçants cotisants à l’association lui avaient rapporté moins de 148 000 euros.
Pierre Bardet, interrogé sur l’emploi de la subvention publique, répond par l’intermédiaire d’une note du cabinet comptable de l’association :
« Le budget est une estimation faite a priori et qui diffère nécessairement des dépenses réelles constatées a posteriori. Il convient de rappeler que la subvention de la Ville est inférieure aux dépenses réelles directement affectées à la manifestation. »
Pour Noël 2013, le compte d’exploitation présenté à la Ville indique 436 000 euros de frais directs affectés aux Illuminations une fois la TVA incluse (363 000 hors taxe). Selon l’interprétation suggérée par le cabinet comptable, si les 300 000 euros de subvention municipale couvrent exclusivement ces frais, alors il faudrait comprendre que les 260 000 euros facturés aux commerçants servent, pour moitié, à financer les frais généraux de l’association.
Pierre Bardet, directeur charismatique
D’après Michel Pirot, le temps est venu de mettre en place une délégation transparente pour la gestion des Illuminations, confiée aux Vitrines depuis toujours par tradition sans délégation de service public :
« Où sont les appels d’offres ? Où sont les comparatifs entre électriciens ? Où est leur mise en concurrence ? Il n’y a pas de recours aux marchés publics alors que l’association paie désormais l’impôt sur les sociétés. Est-ce bien encore cette association qui doit gérer le dossier ? N’est-il pas grand temps que la Ville fasse un marché public et confie ça à une société ? Je ne suis pas favorable à ce que Pierre Bardet se retire de l’organisation artistique des Illuminations, mais peut-être de son organisation financière. Il a un génie créatif mais ce n’est pas un gestionnaire. »
René Tourette, président des Vitrines jusqu’en 2011, met en garde contre un écartement du charismatique Pierre Bardet de la gestion des Illuminations.
« La rémunération de Pierre Bardet est constitué de son salaire et de primes pour des objectifs basés sur des éléments chiffrables. S’il partait, l’animation baisserait et le dynamisme commercial aussi. Il faut savoir que les vedettes qui participent à la soirée de lancement des Illuminations viennent souvent pour rien, par simple amitié avec Pierre Bardet. La Ville de Bordeaux dont il est originaire a déjà cherché à le récupérer. »
Des « créations » sur catalogue
Pierre Bardet choisit la majorité des luminaires sur catalogue auprès de l’entreprise Blachère qui fournit aussi les illuminations de Noël de nombreuses autres villes en France et même au-delà. Ses créations sont des agencements de modèles que Blachère commercialise autrement.
La porte de lumière de la rue du Vieux-marché-aux-poissons par exemple est une exclusivité pour Strasbourg conçue à partir d’ours largement exploités ailleurs. L’arbre qui sert de base à l’arbre bleu de la place Gütenberg aussi existe ailleurs qu’à Strasbourg, même si sa couleur a été créée à la demande spécifique de Pierre Bardet et que ses dimensions sont plus grandes.
Christine Blachère-Allain Launay, directrice de la communication de l’entreprise, explique :
« Pierre Bardet fait des créations exclusives pour la Ville. Il explique ce qu’il veut et nous mettons un designer à sa disposition puis lui présentons un devis. »
Pour l’entrepreneur, l’implication de Pierre Bardet est une chance précieuse pour Strasbourg :
« Il ne faut pas minimiser le rôle des hommes et des femmes qui font les décorations, contrairement à l’appel d’offre très sec d’une collectivité. L’engagement de Pierre Bardet est un grand accompagnement pour la ville. C’est toujours une difficulté de trouver la personne sur place qui va porter les illuminations, faire les ajustements. Le cas de l’association subventionnée de Strasbourg n’est pas unique. Ce mode de gestion des illuminations se fait aussi sur les Champs-Elysées à Paris et dans d’autres villes en province. Ce qui est unique c’est l’enthousiasme de Pierre Bardet à porter le projet. »
Les élus municipaux partageront-ils ce constat ? Où chercheront-ils à minimiser le coût des décorations de Noël en ce temps de disette budgétaire ? La balle est désormais dans leur camp.
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