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La vie devant soi au TJP, ou la marionnette au service des souvenirs

Du 6 au 8 mars au TJP, Simon Delattre propose une adaptation de La vie devant soi dans un juste mélange des genres, théâtre, marionnettes et musique, répondant à la poésie et à la tendresse du texte de Romain Gary.

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Peut-on vivre sans amour ? C’est la grande question que se pose Momo, environ dix ans. Il raconte sa vie chez Madame Rosa, une vieille juive qui a connu Auschwitz et qui autrefois, il y a bien longtemps, « se défendait » rue Blondel. Elle a ouvert « une pension sans famille pour les gosses qui sont nés de travers ». Momo est l’un de ces enfants de Belleville. Il raconte, avec un langage poétique et décalé, son amour pour cette figure maternelle qu’il aime de tout son cœur – presque autant que son « parapluie Arthur », une poupée qu’il s’est fabriquée avec un vieux parapluie.

« Au début, je ne savais pas que Madame Rosa s’occupait de moi seulement pour toucher un mandat à la fin du mois. Quand je l’ai appris, j’avais déjà six ou sept ans et ça m’a fait un coup de savoir que j’étais payé. Je croyais que Madame Rosa m’aimait pour rien et qu’on était quelqu’un l’un pour l’autre. J’en ai pleuré toute une nuit et c’était mon premier grand chagrin. Madame Rosa a bien vu que j’étais triste et elle m’a expliqué que la famille ça ne veut rien dire et qu’il y en a même qui partent en vacances en abandonnant leurs chiens attachés à des arbres et que chaque année il y a trois mille chiens qui meurent ainsi privés de l’affection des siens. Elle m’a pris sur ses genoux et elle m’a juré que j’étais ce qu’elle avait de plus cher au monde mais j’ai tout de suite pensé au mandat et je suis parti en pleurant. ». Extrait des premières pages du roman.

Dans un univers propre à l’enfance, coloré, déformé, fantastique et si poétique se déroule le récit de Madame Rosa, de son passé, de ses peurs, et de Momo qui, en plein dans l’enfance, fait l’expérience de la mort. L’histoire d’un amour inconditionnel, d’une famille qui se choisit, en dehors des modèles établis.

Un escalier biscornu qui mène a un tout petit appartement (Photo Mathieu Edet / TJP)

Ce récit universel évolue dans un décor dynamique et fantasque inventé par la compagnie Rodéo Théâtre. Au centre de la scène, un long escalier, aux marches disproportionnées, dont l’ascension est une épreuve quotidienne pour Madame Rosa « avec tous ces kilos qu’elle portait sur elle et seulement deux jambes », débouche sur un minuscule appartement, une boîte aux dimensions exiguës, qui rend plus imposante encore la masse corporelle de sa locataire. Tout autour, la cage de scène du plateau est laissée volontairement à nue, comme pour rappeler la mystification acceptée par le public qu’est la représentation. Un clin d’œil à l’art de la mystification de Romain Gary et à la supercherie Emile Ajar ?

Une représentation de la mémoire

Par l’utilisation de la marionnette, le récit se retrouve embarqué entre réalité et imaginaire dans une atmosphère onirique proche de l’univers du roman.

« Les marionnettes permettent d’aborder le plateau d’un point de vue cinématographique, de varier les échelles, de créer des images qui prennent le relais de ce qui peut être dit. » Simon Delattre.

Le metteur en scène Simon Delattre utilise l’art de la marionnette pour servir son propos, répondant à la problématique de la représentation de la mémoire. Car si le récit de Gary situe Momo dans son enfance, l’adaptation l’inscrit dans notre époque, à l’âge adulte. La présence des marionnettes replace le récit dans le temps, projections déformées des souvenirs de l’enfant.

Le regard de Momo justifie l’optimisme du titre (Photo Mathieu Edet / TJP)

Rétablir l’action dans notre époque, c’est aussi rebondir sur les problématiques des quartiers populaires ouvertes par l’auteur en 1975, qui font résonance avec des phénomènes actuels. Enracinée dans un quart monde immigré, la toile de fond du roman dépeint un mal social qui est l’illustration d’une vérité plus profonde, une solitude de l’existence qui n’est pas seulement propre aux apatrides. Or cette vie n’est jamais vécue de façon désespérée ou haineuse. L’humour involontaire et l’infinie tendresse de Momo à l’égard des hommes permettent d’échapper à la noirceur. Son regard vaut tous les maux de la mort et justifie l’optimisme du titre, car ni Madame Rosa ni Momo ne sont jamais seuls. Il y a toujours quelqu’un, quelque chose, fût-ce un parapluie, des rêves.

« Personne ne peut vivre sans amour »

L’histoire d’amour qui relie Madame Rosa et Momo est la clé de voûte de cette histoire peuplée de rencontres, de situations inattendues, présentées sur la scène par quatre interprètes, dont une musicienne, Nabila Mekkid. L’artiste habille et habite la scène de sa voix éraillée tandis qu’elle s’accompagne à la guitare dans une ambiance blues/folk, teintée d’électro et de chants en français et en arabe.

Incarnation de l’un des thèmes forts de la pièce, la musicienne fait des prostituées des êtres de solidarité, d’humanité et de liberté. Rôle de l’art qui fait écho à une question que pose Simon Delattre à travers ce spectacle : « Comment l’art peut-il sauver nos vies ? », réflexion qui n’est pas sans rappeler les propos de Gary :

« L’art et le roman sont une conquête de la liberté, une création d’œuvres libératoires, dans un but toujours frustré de libération absolue de l’homme dans la réalité ».

Quelle forme prendrait nos souvenirs si nous tentions de les représenter ? La réminiscence des traits d’un visage ou d’une silhouette oscillent souvent entre le flou et le net. Afin de donner corps à ces images, nous fabriquerons des marionnettes évoquant la façon que l’on a de percevoir les autres.


#culture

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