Youssef a installé son restaurant au Port-du-Rhin il y a quatre ans. Aujourd’hui, « tout a changé » dit-il, satisfait par les transformations radicales survenues dans ce quartier de Strasbourg depuis 10 ans. Il regrette simplement « qu’on ne soit pas allé au bout de la rénovation » en pointant l’index en direction de la cité Loucheur, à quelques rues en face de son restaurant.
Comparés aux immeubles flambant neufs, les bâtiments des années 30 de la cité Loucheur apparaissent plus anachroniques que jamais. Enserré entre la voie de chemin de fer et la route du Rhin, cet ensemble concentre la population la plus pauvre de Strasbourg, avec un revenu médian de 638€ et un taux de chômage dépassant les 30%.
Avec l’arrivée du tramway et de nouveaux habitants, la transformation du Port-du-Rhin devait désenclaver le quartier. Mais si les riverains apprécient le tram et l’accès à la clinique Rhéna, tous ces aménagements ont renforcé le sentiment d’exclusion des résidents de la cité Loucheur. « Les habitants des Rives du Rhin (un ensemble construit en 2013, NDLR), on les voit pas, ils existent pas, c’est des fantômes, » tranche Muriel Holderith, qui a emménagé dans la cité Loucheur il y a quatre ans.
Artiste, son bailleur lui a proposé de venir s’installer dans cette cité pour qu’elle puisse profiter des ateliers de la Coop, à quelques centaines de mètres. Sauf que Muriel n’a pas les moyens de se payer un atelier :
« J’ai un 54 m², je paie 100€ de loyer une fois déduites les aides au logement. Quand on m’a proposé le Port-du-Rhin, je me suis dit “ouhla le quartier de drogués ?” Mais en fait, j’ai trouvé des gens formidables. Faut juste accepter de vivre tous ensemble, il n’y a aucune isolation, je sais tout de mes voisins. »
Nourris par un fort sentiment d’insularité, une vie de village assiégé s’est installée à la cité Loucheur, où tout le monde se connaît et se salue dans les arrière-cours ou dans la rue… La salle d’attente du médecin se confond avec la terrasse du kebab, où Mehmet propose des frites et des pizzas à emporter ou sur place. Il a une vingtaine d’années et passe sa vie, tous les jours, de 10h à minuit, dans ce minuscule kebab. Mehmet est fatigué, il aimerait bien arrêter ce travail mais il doit « apprendre à mieux parler français d’abord », dit-il.
L’autre point d’ancrage de la cité se situe deux rues plus loin, toujours route du Rhin. C’est l’épicerie d’Abdel. Ce jour-là, c’est Naïma qui est à la caisse :
« Bonjour Carole, alors ça va mieux ? Tu as réussi à marcher jusqu’ici ! C’est que tu fais des progrès ! »
Âgée, parlant d’un souffle à peine audible, Carole apprécie que Chez Abdel soit ouvert tous les jours, de 7h à 20h. Dans à peine 20 m² s’entassent des boites de conserves, des bouteilles d’eau, quelques légumes et tout un univers de dépannage… L’épicerie aurait pu souffrir de l’ouverture, juste en face, d’un Carrefour Express tout neuf. Il n’en est rien, les prix de la supérette sont inaccessibles aux habitants de la cité Loucheur, qui ne franchissent que rarement cette frontière sociale, matérialisée par les rails du tram.
Dans l’autre sens également, les barrières mentales sont nettes comme l’explique Lucile Tesquet, jeune directrice du centre socio-culturel « Au-delà des ponts » :
« L’école du Rhin souffre d’un très fort taux d’évitement. Les nouveaux habitants n’y envoient pas leurs enfants. Du coup, on ne les récupère pas non plus dans nos activités périscolaires. »
Installé dans quelques appartements reconvertis de la cité Loucheur, le CSC du quartier souffre d’un accueil défaillant. Ce jour-là, un matelas a atterri sur l’un des balcons de l’association… Un nouveau bâtiment est promis au CSC, des plans existent, un terrain est prêt… mais la construction est chaque année repoussée. Il en faut plus pour décourager Lucile Tesquet, dont l’énergie est saluée par les habitants, mais tout de même, c’est long.
« On a parfois le sentiment de ne pas être du même monde »
Attablée à la terrasse de l’Ero kekab avec 4 de ses 6 enfants, Sandra est l’une des rares habitantes des Rives du Rhin à se sentir bien de ce côté du tram :
« C’est vrai je suis plus souvent de ce côté. Pour les habitants d’ici, on est des riches mais je suis au RSA comme eux. Bon, clairement avec mes voisins, on a le sentiment de ne pas être du même monde parfois, mais on se parle, ça va… Ce sera bientôt une ville ici. »
Mehmet apporte une nouvelle barquette de frites, en rinçant au passage le perroquet et le pastis d’Antoine et son ami. Eux non plus ne se voient pas passer le temps ailleurs qu’à la terrasse de l’Ero Kebab. Antoine, 53 ans, n’a pas de travail. Il a vécu 20 ans à la cité Loucheur avant de déménager au Neudorf « mais c’est mon quartier ici, j’y ai mes copains, » dit-il.
Arrive alors Raymond, 77 ans dont 40 en tant que batelier. Raymond s’envoie des verres de ouzo et se reconnaît « alcoolique et allergique aux chefs » :
« Je m’envoie bien un litre d’alcool tous les jours. Je vis ici depuis mon enfance. À l’époque, on avait une basse-cour et même un cochon. C’était le paradis. On était pas riche mais on vivait mieux. On picolait tout le temps. On trafiquait de la margarine avec les Pays-Bas et du café avec l’Allemagne. Bon, une fois du côté de Cologne, on a ensablé une péniche. Faut dire qu’on était bien torchés. »
Un scooter passe pour la quatrième fois sur la route du Rhin. Raymond se désole qu’il n’y ait « rien pour les jeunes ici. » Pour eux, l’horizon est effectivement très limité, quelques cours, quelques opportunités de deal… Les escaliers de la cité Loucheur sont systématiquement utilisés pour le trafic. Le seul équipement accessible aux jeunes de la cité, le city-stade, est promis à la démolition pour faire place à d’immenses tours qui leur seront inaccessibles.
« J’ai habité dix ans dans la zone rouge, plus jamais »
Au local de l’association des locataires du cours Kratz (ALCK), l’autre lieu social du coin, les membres du « club senior » se désolent de cette situation, connue de tous et subie par les habitants. Alors qu’au milieu d’un décor figé dans les années 70, Jeanne Mas entame « En Rouge et Noir » dans le poste, Fernand, chauffeur routier de 50 ans, détaille :
« La police appelle ça la “zone rouge”. J’ai habité là-bas 10 ans, plus jamais. C’est plein de drogue et de prostitution. Et rien n’a changé depuis l’époque. »
Habitante de la cité depuis trois générations, née au même numéro, Monia, 39 ans, tique un peu. Serveuse dans un salon de thé du quartier, femme de ménage à l’église protestante, aide à domicile, Monia trouve le temps d’ouvrir le club senior tous les mardis et vendredis. Les membres viennent parfois de la cité Loucheur, plus souvent des autres HLM, jamais des Rives du Rhin.
« C’est vrai qu’il y a des problèmes dans la cité mais on n’est pas en danger. Ça squatte dans les escaliers mais si on leur demande de se pousser, ben les fumeurs se poussent… En revanche, vraiment, j’en peux plus de l’état des bâtiments. Je suis très attachée à la cité mais c’est devenu invivable… »
Tous les membres acquiescent dans un silence pesant, que même Coeur Grenadine de Laurent Voulzy ne semble pas en mesure de dissiper. « C’est des jeunes oubliés, c’est ça le problème, reprend Monia. Et d’ailleurs, si j’étais pas là pour ces personnes âgées, elles seraient oubliées aussi. »
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