John est assis, devant le décor crayonné et gris d’une chambre d’étudiant. Devant lui, une caméra située dans la première rangée de spectateurs occupe plusieurs fauteuils. Il va se tuer, cela est décidé et il n’y a aucun suspense sur un possible renoncement. Il a choisi le moment et la méthode (une corde). Son dernier problème est ce message qu’il veut laisser à sa famille. Une parole pleine de rancœur, de haine et d’amertume. John c’est lui, sur scène, mais ce pourrait être n’importe quel jeune homme ou jeune femme. Ce n’est pas un Roméo ou une Phèdre, ballotté par la fatalité du destin qui se donne la mort de façon grandiose. Les raisons de John sont bien moins ambitieuses, plus pathétiques, et pourtant suffisantes.
Pour le metteur en scène et directeur du Théâtre national de Strasbourg (TNS) Stanislas Nordey, John est « Monsieur tout le monde » :
« Il a des problèmes qu’on peut qualifier d’ordinaires – le conflit avec ses parents, la rupture avec sa petite amie − il n’a pas de “grande parole”. Tout ce qu’il fait, c’est déverser sa peine, sa rage. C’est justement ce qui me touche : il y a quelque chose de vain dans sa parole. »
Il n’est pas normal que le jeune homme se suicide. Une main secourable pourrait lui ouvrir les yeux. Mais comme il le crie, en fracassant son téléphone sur le sol, personne ne l’appelle.
« Pis mon répondeur câlisse
Y a jamais d’message
Jamais d’message de personne
De personne
Où c’que vous êtes là ?
Où c’que vous êtes ?
Hey!
Réveillez-vous câlisse ! »
Son désespoir est celui de la solitude et de l’abandon. Même les souvenirs affectueux de sa grande sœur Nelly ne suffisent pas à le dissuader d’en finir. Cette même Nelly qui vient clore le spectacle, après la mort de John, en se lamentant sur son silence. « Pourquoi tu n’as rien dit, pourquoi je ne t’ai pas entendu ? » Cette surdité et ce mutisme enfermèrent John dans une bulle.
Stanislas Nordey a souhaité explorer cette fracture entre jeunesse et la Culture :
« Il y a derrière tout cela une forme de vide, qui me renvoie à ce que je trouve effrayant aujourd’hui : une société qui s’éloigne de plus en plus d’une soif d’art et de culture. »
Ce « vide » traduit une perdition, une absence de contact qui pourrait permettre au jeune homme de trouver sa place et de se rassurer. Il parle à la caméra comme à ses parents (« Salut Pa, Salut Ma ») sans savoir qui regardera son message. « Je sais même pas qui sont là » s’énerve-t-il. Pendant la représentation, sa parole jaillit vers le public. La scénographie fait du spectateur le destinataire des mots adressés aux parents. La caméra est dans le public, pas devant. Lors de ses appels à l’aide pleins de rage, il se demande pourquoi personne ne vient l’aider, pourquoi personne ne l’entend.
Le plus important réside dans la prise de conscience que ce John, cet adolescent parmi tant d’autres, pourrait être notre proche. Il meurt sans que son entourage n’ait deviné ce projet pensé de longue date. Si John se tue, qui d’autre pourrait le faire ? Quelle autre vie aurait pu se poursuivre avec un coup de téléphone, une main secourable, une parole rassurante ? D’après l’Observatoire National du Suicide dans un rapport publié en 2018 et selon les données de l’Organisation Mondiale de la Santé, le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les 15-24 ans, après les accidents de la route.
Rencontre autour de la pièce
Le TNS organise samedi 23 mars à 14h une rencontre-débat intitulée « Malaise dans la jeunesse (destruction et autodestruction) » avec la maîtresse de conférences en psychologie clinique à l’Université de Strasbourg Patricia Cotti. Il sera question de définir la jeunesse et de questionner les troubles qui secouent cette période de vie et de recherche sur soi-même.
Famille de théâtre
En sweatshirt et blouson de cuir puis en chemise de flanelle, Damien Gabriac joue avec violence. Le déchaînement de John passe par son corps, ce sont des cris, des pleurs, et des lamentations. Pour tenir cette intensité, Damien Gabriac confie avoir besoin de se concentrer avant d’entrer en scène, de se mettre dans une situation émotionnelle appropriée « avec des subterfuges, des ressorts personnels ». « Sans cette préparation, ce serait trop aléatoire : l’émotion pourrait venir un soir et être totalement absente le lendemain » dit-il. C’est un travail d’équilibriste entre un affect réel et la fiction du jeu d’acteur. Le fait qu’il soit seul en scène et extrêmement proche du public rajoute à cette immédiateté du jeu : il ne peut jouer John sans l’incarner.
L’acteur français parle en québecois, la langue qu’a utilisée l’auteur Wajdi Mouawad, mais sans avoir d’accent :
« Je m’appuie sur toutes les expressions québécoises, les élisions, les contractions. Il existe une version “francisée”, mais nous avons fait le choix de garder celle originale. Elle est plus jeune, plus dynamique, plus brutale. Ce québécois sans accent, ça crée une langue décalée. »
Tout comme Damien Gabriac est issu de l’école du Théâtre National de Bretagne (TNB) à l’époque où elle était dirigée par Stanislas Nordey, avant sa venue à la tête du TNS. Wajdi Mouawad était professeur à la même période. Il joua également Simon dans Incendies, aussi de Wajdi Mouawad et mis en scène par Stanislas Nordey, en 2008 au TNB, puis repris en 2016 au TNS.
La genèse d’un texte singulier
L’origine de John a de quoi interloquer. En 1997, Wajdi Mouawad reçoit une commande du Théâtre Parminou (une compagnie engagée dans les milieux associatifs et scolaires québécois) lui demandant une courte pièce pour traiter « du rejet, de l’intransigeance ». Un mois plus tôt, il effectuait un pèlerinage, de Carleton-sur-Mer à Montréal. Au cours de ce périple, il croisa une jeune homme marchant sur le bord de la nationale, qui lui raconta que sa petite amie venait de le quitter. Il était surtout taraudé par les remarques de sa mère lui ayant affirmé qu’il était « normal » que cette fille l’ait quitté. « C’est pas un cœur qu’elle a dans le cœur ma mère, c’est une brique », une phrase choc directement sortie de la bouche de ce jeune homme. Le garçon s’appelait John. « Pourquoi une génération d’adolescents choisit de se donner la mort et pourquoi cette question était-elle si absente des scènes de nos théâtres ? » se demande Wajdi Mouawad dans sa note d’intention.
La pièce ne fut pas jouée. La compagnie redoutait un effet werther, en supposant que le texte pourrait déclencher un suicide mimétique chez les adolescents. L’ayant lue à des psychanalystes durant un colloque et suite à un débat enflammé et clivant, Wajdi Mouawad renonça à la créer sur scène. Jamais édité, le texte finit par être réclamé par Stanislas Nordey qui désirait l’inclure au sein du programme « Éducation & Proximité » porté par le TNS, le Théâtre de la Colline à Paris (dont Wajdi Mouawad est directeur) et la Comédie de Reims. Le texte fut d’abord présenté dans des classes de six lycées en 2017-2018, avant de prendre place au TNS cette saison.
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