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Jeunes, Musulmans et Strasbourgeois, ils sont fatigués des clichés

Rencontre avec trois jeunes musulmans de Strasbourg, qui plaident pour un retour aux sources spirituelles loin des dérives commerciales du ramadan, et pour renforcer les liens interreligieux.

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C’est avenue de la Forêt noire, dans le bâtiment de l’Aumônerie Universitaire Protestante de Strasbourg, qu’a lieu la rencontre avec les jeunes musulmans de l’association Coexister (Voir encadré ci-dessous).

Sara, Ahmed et Hassan recoivent dans un local simple : un bureau, une table basse, des armoires, des chaises. Entre les fenêtres, une affiche de l’association. Au dessus d’une petite banquette, une petite bibliothèque suspendue. Les jeunes cumulent les casquettes : étudiants, bénévoles, musulmans pratiquants, jeunes adultes, et pour Hassan, jeune papa. Il vient à peine de passer la trentaine et ce soir-là, il a emmené son fils de un an avec lui. En quelques secondes, Sara l’a adopté.

À 22 ans, elle est étudiante en licence d’anglais et elle cumule avec un service civique à l’association Coexister. Cela lui permet de concilier facilement plusieurs facettes de sa vie. Sur le campus, elle se fond dans la masse des étudiants et sort avec ses amis et sa meilleure amie. Même si elle concède que ça n’a pas toujours été facile avec elle :

« Ma meilleure amie est athée. On était beaucoup en conflit. Mais maintenant ça va mieux. Avoir des personnes différentes, c’est ça qui rend plus riche. »

C’est aussi cela qu’elle est venue chercher dans Coexister, où elle endosse le rôle de la croyante, avec son turban sur la tête qu’elle garde à la fac. Elle nous parle de son rapport à la religion, qui apparaît en filigrane dans sa vie de tous les jours (elle dit « faire la base »), et qui s’intensifie par périodes, par phases :

« Moi je suis les cinq piliers de l’Islam, c’est-à-dire le jeûne, la prière, la zakat (l’aumône aux plus pauvres), la profession de foi, et, à l’avenir, le pèlerinage. Je vais à la mosquée surtout à l’Aïd, donc au moins deux fois par an, et parfois quand j’en ressens le besoin, je prie, ou je lis le Coran. Et tout ça est exacerbé pendant le ramadan. »

« En fait, ça veut dire quoi être pratiquant ? »

Ahmed-Burek, qui débute une licence maths-physique-chimie, n’a que 19 ans, et sur la question de la pratique, il est plutôt philosophe. Il se voit d’abord comme un étudiant lambda, qui respecte certains préceptes dus à sa religion :

« En fait ça veut dire quoi être pratiquant ? C’est très subjectif. Pour certains, ne pas avoir de relations avant le mariage, c’est être super pratiquant. Pour moi c’est juste normal, c’est comme faire ses prières. Ce n’est pas être trop à fond, c’est juste être croyant. »

Même son de cloche du côté d’Hassan, qui pointe que la pratique est fluctuante et qu’il est difficile de savoir ce que c’est, d’être beaucoup ou peu pratiquant. Il définit son rapport à la foi comme un élément intégrant de sa personne, mais pas toujours investi. Il y revient de temps en temps, par la prière notamment :

« C’est une notion assez relative. Il y a des moments où on pratique plus que d’autres : dans l’épreuve, dans la joie… Pendant le ramadan aussi, il y a une ambiance spéciale ».

Le ramadan pour se rebooster

C’est pendant ce mois de jeûne du ramadan qu’ils retrouvent leurs proches, mais aussi eux-mêmes. Ahmed raconte qu’il aime cette ambiance, meilleure dans la communauté en France qu’en Turquie par exemple, le pays d’origine de ses parents :

« Ici on va se rencontrer à la mosquée, je vais retrouver mes amis le soir et on mange tous ensemble. Mais avec le jeûne, il y a aussi la spiritualité qui se ressent vraiment. Et puis ça fait réfléchir, on pense aux gens qui n’ont rien à manger. »

Sara trouve des côtés positifs à ce véritable challenge :

« En fait le jeûne est constamment là, c’est vraiment physique, mais c’est ça qui est bien. C’est aussi un moment pour demander pardon à Dieu, se recueillir. »

Hassan trouve que c’est le côté éprouvant qui réunit les foules et ravive la flamme :

« Il y a vraiment une dimension spirituelle, une vraie motivation à se lever aux aurores. Même si la fin du mois est difficile, il y a quelque chose qui se passe. On voit par exemple que les mosquées sont pleines, alors que d’habitude, seules trois, quatre rangées sont occupées. »

Entre deux partiels, les jeunes musulmans de Coexister plaident pour des fêtes religieuses moins commerciales (Photo DL / Rue89 Strasbourg / cc)

Des fêtes religieuses moins commerciales

Mais les jeunes regrettent les dérives du ramadan. Ils racontent que, comme de nombreuses fêtes religieuses, l’enjeu s’est commercialisé. La forme peut prendre le pas sur le fond et les temps de convivialité frôlent parfois l’exagération sur les quantités de nourritures. Sara plaide pour une fête moins commerciale :

« En fait c’est tous les soirs Noël ! Il y a une bonne ambiance et tout, mais il y a un côté surconsommation. Pendant le ramadan, la consommation des familles augmente de 30% ! C’est tout un business. Moi justement j’essaye de calmer les choses. Le ramadan c’est un retour à ma ligne, c’est mon moment détox ! »

Hassan l’assure, les jeunes s’en rendent compte et n’en veulent plus :

« Nous, la génération d’aujourd’hui, dans notre couple et notre nouvelle famille, on ne fait plus d’énormes repas à la tombée de la nuit. Il y a une prise de conscience dans la jeunesse musulmane, une volonté de revenir à l’essentiel. »

Surtout, Sara veut rappeler qu’il n’y a pas que le jeûne. Le ramadan est là pour rappeler les exigences de sobriété et l’importance d’épurer un peu son quotidien :

« Le ramadan c’est plein de choses, faire attention à son langage, ne pas avoir de relations sexuelles, etc. »

Finalement c’est Ahmed qui résume le mieux leur pensée sur le mois de jeûne. C’est un « pic de foi » qui rappelle la sobriété et la piété que les croyants musulmans devraient toujours adopter :

« En fait, ce que dit Sara, ce sont des comportements qu’on doit avoir toute l’année… Mais le ramadan, ça nous rebooste un peu. »

Nourrir sa foi à partir de l’éducation

Ils n’attendent cependant pas le ramadan pour avoir cette réflexion sur leur foi. Tous trois éduqués dans la foi musulmane et ayant des familles pratiquantes, ils expliquent se l’être appropriée, pour en faire le fruit d’un cheminement personnel, et pour réussir à concilier la spiritualité avec les challenges d’une société moderne, notamment les avancées scientifiques.

Ahmed, le scientifique de la bande, raconte être passé par des questionnements et tout un cheminement de recherche :

« On m’a toujours dit que sciences et religions étaient contradictoires. Vers 13 ans j’ai eu des questions, sur l’évolution, tout ça. J’ai fait beaucoup de recherches, j’ai eu de longues discussions avec mes professeurs… Et au final, mon avis est que les deux ne sont pas incompatibles. »

Pour lui, il y a plus d’acquis que d’héritage. Être un adulte croyant consiste à prendre du recul sur la religion, à être capable de la critiquer :

« En fait on est né dans cette foi et on a appris des choses comme au catéchisme, mais après on se fait sa propre opinion. Croire qu’on est musulman parce que les parents sont musulmans, c’est simpliste. On va forcément se remettre en question à un moment, surtout dans la société d’aujourd’hui. »

Pour Sara, ce sont ces mêmes doutes qui renforcent ensuite la foi :

« Ma famille est croyante et j’ai eu cet héritage là, une base, une éducation sur les textes. Si on ne se remet pas en question, on suit les parents de manière stupide. Les questionnements, c’est ça qui nous fortifie. »

Pour Hassan, il peut y avoir des dérives, et il regrette que certains puissent avoir une pratique trop dogmatique, trop attachée au texte littéral, sans interprétation ou adaptation à l’époque actuelle :

« Dans ma famille, tout le monde est plus ou moins pratiquant, plus ou moins exigeant. Certains ont vraiment une religion « héritée », sans se poser la question de ce qui relève de la religion et de la culture. Il faut avoir confiance en nos parents, mais aussi mettre une certaine distance. »

La lecture et le partage font partie intégrante de la mentalité « Coexister » (Photo DL / Rue 89 Strasbourg / cc)

Quand la laïcité efface les religions

C’est ce questionnement, cette volonté d’ouverture, qui les a poussés à rejoindre une association comme Coexister, où ils disent pouvoir partager quelque chose de spirituel, même avec des pratiquants d’autres confessions. À cette époque où le risque de repli sur soi et de stigmatisation est de mise, ils veulent s’engager pour la laïcité, mais « la vraie » à leurs yeux, celle qui « garantit à tous la possibilité de pratiquer sa religion. »

Ce n’est pas les anecdotes qui manquent aux trois bénévoles pour illustrer leur méfiance vis à vis des interprétations de la laïcité. Hassan rappelle le cas d’un rabbin dont on a refusé l’entrée dans un bureau de vote à Toulouse car il portait une kippa. Ahmed raconte qu’un professeur de fac n’a pas voulu faire cours car une des étudiantes était voilée. Sara enrage un peu sur les débats réguliers qui reviennent et qui mettent en contradiction deux de ses facettes, étudiante et musulmane :

« La loi de 2004 sur le voile à l’école a entre autres été mise en place car on estime qu’un enfant ne doit pas être mis sous influence. Pourquoi alors ce débat sur le voile à la fac, qui concerne des adultes ? Les gens croient que la laïcité veut dire « pas de religion », mais non ! La laïcité cela veut dire que l’Etat est neutre, pas les gens ! »

« Quelle idée de se mettre un bout de tissu sur la tête ? »

Pour Ahmed, c’est un climat entretenu partout, y compris chez les principaux responsables publics :

« Quand Attika Trabelsi de l’association Lallab a débattu avec Manuel Valls à l’Émission Politique, il a dit “qu’est-ce que c’est que cette idée de se mettre un bout de tissu sur la tête ?” Ces gens-là participent à créer la confusion et l’incompréhension. »

Les trois jeunes ont vraiment senti un changement du regard porté sur eux depuis la série d’attentats qui a touché l’Europe et la France. Ahmed a rencontré des gens qui, ignorant sa confession, se sont lancés dans des diatribes sur les Musulmans « infiltrés en France », essayant de le convaincre, lui et les gens autour.

Hassan explique qu’au bureau (il est fonctionnaire), la donne a clairement changé :

« J’ai senti un changement au travail, dans les discussions avec les collègues etc., on sent une animosité. On entend les gens parler dans les couloirs, on sent une certaine tension. »

La grande mosquée de Strasbourg. Sara, Ahmed et Hassan se rendent surtout aux cultes en période de ramadan. (Photo Claude Truong-Ngoc / wikimedia / cc)

« Se justifier, c’est relou »

Et comme souvent quand il y a crise, les femmes sont les premières concernées. Ahmed pense que les plus touchées sont les femmes voilées. Sara semble vraiment épuisée du climat qui pousse à la suspicion autour des Musulmans :

« Il y a une fixation sur les Musulmans. Dans mon environnement ça va, à Strasbourg, entre étudiants, ce sont des milieux ouverts. Mais si j’étais à la campagne, je le sentirais je pense. Ma mère le sent au travail aussi. Elle est voilée et travaille dans une crèche. Elle a peur de se faire renvoyer maintenant. Les gens commencent à soulever des questions et ont de nouvelles exigences, en insistant pour qu’il y ait du porc à la cantine par exemple. »

Elle regrette un climat nourri par les représentations faites dans l’imaginaire collectif :

« Dans les médias, c’est vraiment l’incompréhension qui règne. À la TV, tu vois que les gens qui font des conneries te ressemblent physiquement. Le pire c’est sur Internet, je regarde les commentaires. Je me dis mais pourquoi pensent-ils ça ? Les gens se défoulent sur une communauté, pourquoi ? Alors que la proportion des Musulmans en France c’est quoi, 6-7% ? (une récente enquête l’estime à 5,6%, NDLR) Il faut toujours se justifier, expliquer. C’est relou. »

« La reconnaissance de la différence de l’autre »

Du coup, ils se réjouissent du fait qu’une association comme Coexister favorise la communication. Car plus que le vivre ensemble, simplement se fréquenter et se passer à côté les uns des autres, les membres de Coexister veulent montrer que des activités communes sont possibles, une construction à plusieurs, une valeur ajoutée.

L’association leur permet une activité sociale à la fois en tant que musulman, mais aussi simplement en tant que jeune, qui veut participer à des temps conviviaux avec d’autres jeunes, croyants ou athées. Les événements organisés par l’association en attestent : visite de l’église orthodoxe serbe de Koenigshoffen, visite du Struthof, « kawaa » mensuel (rencontres sur différents thèmes autour d’un café avec l’association partenaire Kawaa)…

Pour Hassan, c’est la meilleure manière de s’engager dans l’associatif religieux. Et cela fait partie de la solution pour changer les esprits :

« J’avais déjà un parcours dans les associations musulmanes, mais là j’ai décidé de venir à Coexister. Dans notre communauté, chez les Musulmans, on parle beaucoup d’aller vers les autres. Avec tout ce qu’on prend dans la tête, c’est essentiel ».

Il pointe l’hypocrisie de l’universalisme à la française :

« Il faut se rendre à l’évidence : en France, on est multiculturel, alors comment on fait pour vivre ça ? Par exemple en faisant ce que fait Coexister. La base, c’est la reconnaissance de la différence de l’autre. »

Autour d’un kawa par exemple.


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