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Jeunes agriculteurs : « Les aides à l’installation permettent à peine d’acheter un tracteur d’occasion »

Un rapport de la Cour des comptes européenne interroge l’utilisation des fonds de la politique agricole commune (PAC) dédiés aux jeunes agriculteurs. En Alsace, ces derniers sont loin d’être sereins : s’ils savent le rôle crucial qu’ils jouent dans la société, ils craignent malgré tout pour leur futur. Surtout quand les retards de paiement des aides supposées les maintenir à flot s’accumulent.

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Dans sa ferme à Witternheim, au sud de Strasbourg, Kevin Goetz s’active. Mouvements vifs, mine concentrée, il ne relâche pas la pression. Il a commencé sa journée à l’aube et sait déjà qu’il ne sera pas rentré avant l’heure du JT. Pour lui, les 35 heures hebdomadaires ne sont que chimère ; il travaille plus du double. Il s’octroie une heure de pause à midi, jamais plus : 70 vaches, ça n’attend pas. Puis il doit aussi s’occuper des cochons et des poulets, faucher l’herbe, irriguer les champs, entretenir les cultures ou mettre le foin en rouleau…

A Witternheim, malgré des journées de travail titanesques, Kevin Goetz prend soin de sa biquette, un cadeau de mariage. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Kevin Goetz est, selon le droit communautaire, un « jeune agriculteur », c’est-à-dire une personne âgée de moins de 40 ans au moment de son installation. En 2013, ils étaient 2,3 millions en Europe – contre 3,3 millions en 2005. Ces jeunes agriculteurs font l’objet d’aides spécifiques de l’Union européenne (UE) car Bruxelles a bien conscience de la nécessité de stimuler la compétitivité des exploitations et de faciliter le renouvellement des générations dans l’agriculture.

Trouver des successeurs

Dans cette optique, l’UE a ainsi affecté, entre 2007 et 2020, quelque 9,6 milliards d’euros à des mesures d’aides visant spécifiquement les jeunes agriculteurs. Un coup de pouce bienvenu, mais largement insuffisant aux yeux d’Etienne Losser, vice-président des Jeunes agriculteurs du Bas-Rhin :

« Dans dix ans, 80% des exploitants auront plus de 50 ans. Il faut leur trouver des successeurs. Pour chaque personne qui part à la retraite, un jeune agriculteur devrait reprendre le flambeau, pour éviter les reventes de fermes, leur regroupement et l’émergence de vastes holdings. Mais racheter une exploitation coûte cher – rarement moins de 500 000 euros. S’il y a du bétail, ça chiffre encore plus. Or souvent, les aides à l’installation permettent à peine d’acheter un tracteur d’occasion. »

Entre 2007 et 2020, l’UE a déboursé 9,6 milliards d’euros d’aides visant spécifiquement les jeunes agriculteurs. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

L’utilisation de telles aides de l’UE a été passée au crible par la Cour des comptes européenne, basée à Luxembourg. Dans un rapport publié fin juin, l’institution chargée de veiller au bon usage des fonds communautaires expose ses conclusions :

« Le soutien de l’UE aux jeunes agriculteurs est fondé sur une logique d’intervention mal définie, qui ne comporte pas de description du résultat et de l’impact attendus. Il devrait être mieux ciblé pour favoriser un renouvellement efficace des générations. »

« La situation est délirante »

La politique agricole commune (PAC) repose sur deux piliers : le premier recouvre les « paiements directs », ces aides versées en fonction de la taille de l’exploitation et du type de culture réalisé. Les primes aux premiers hectares et autres aides à l’élevage ou à l’agriculture biologique en dépendent également. Certains pays de l’UE ont augmenté de 25% les paiements du premier pilier dédiés aux jeunes agriculteurs, mais la France n’en fait pas partie : elle a plutôt misé sur le second pilier.

Celui-ci permet notamment la distribution d’aides à l’installation. Ces « dotations jeunes agriculteurs » oscillent entre 8 000 euros (pour une exploitation en plaine) et 30 000 euros (pour un agriculteur qui s’installe dans une zone montagneuse). Mais leur octroi est conditionné à un acte de candidature fastidieux, que décrit Etienne Losser :

« Pour être éligible, le jeune agriculteur doit exposer ses antécédents : est-il issu d’une famille agricole ? Reprend-t-il une exploitation hors cadre familial ? Veut-il créer une exploitation de toute pièce ? Le jury détermine alors si le candidat a besoin ou non de formations, et cela pour éviter qu’un comptable qui n’a jamais touché la terre ne puisse devenir agriculteur, sans avoir les compétences nécessaires. C’est logique : on ne laisserait pas non plus quelqu’un sans permis devenir chauffeur ! Ensuite, il faut monter une sorte de “business plan”, dans lequel salaires et chiffre d’affaires potentiel sont estimés. »

En 2013, l’Europe comptait 2,3 millions de jeunes agriculteurs (moins de 40 ans), contre 3,3 millions en 2005. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Afin d’acquérir un quart de l’exploitation de ses beaux-parents à Witternheim (150 hectares au total), Kevin Goetz est passé par là. Il a bénéficié d’une aide de 14 000 euros. Pour lui, l’établissement d’un « business plan » sur cinq ans est une démarche saugrenue et peu adaptée aux réalités du monde agricole, où les prix varient et les aléas climatiques rendent difficile toute forme de planification. Le jeune agriculteur de 28 ans soupire en y repensant. Mais ses vrais griefs sont ailleurs :

« La ferme est passée au bio. Ce tournant correspond à nos valeurs et nous apprécions de voir la société évoluer dans cette direction. Les pouvoirs publics disent vouloir soutenir le bio, mais les aides qui nous ont été promises par l’UE ne nous sont pas versées, du fait, nous dit-on, de problèmes de logiciels informatiques ! Or pour nous, ces aides au bio représentent 30 000 euros par an. Elles font, malheureusement, partie de notre chiffre d’affaires. On en a à peine touché 30%. Les autorités repoussent sans cesse la date de paiement. En janvier, on nous dit d’attendre mars, en mars d’attendre juin, en juin d’attendre septembre… On essuie leurs conneries. Ils nous mettent en péril. La situation est délirante. Et au jour le jour, tout ça, ça gâche le moral. »

Respecter « le deal »

Paul Fritsch, le président de la section Grand Est du syndicat Coordination rurale (CR), se désole de cette situation, qui décourage et déstabilise le secteur dans son intégralité, et les jeunes agriculteurs en particulier :

« Quand un jeune s’installe, il est obligé d’investir. Des promesses d’aides lui sont faites, s’il se plie aux règles et aux contraintes de la Politique agricole commune (PAC). Or il faut que chacun respecte ses engagements. Face aux retards de paiement, nous avons décidé de ne plus accepter les contrôles des autorités. »

Kevin Goetz confirme : les prochains contrôleurs qui se présenteront sur sa ferme ne passeront pas le pas de la porte, puisque « les autorités ne respectent pas le deal ». En attendant, faute de voir les aides arriver, il a contracté un prêt de 26 000 euros. Quant à son salaire mensuel, il s’élève à 1 400 euros. Cuisinier avant de rejoindre la ferme, Kevin Goetz s’interdit tout regret. Au contraire, il apprécie, dit-il, ce travail où il ne connaît pas la routine.

Kevin Goetz a fait une croix sur une carrière de cuisinier pour devenir agriculteur. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Une subvention de 30 000€ sur 700 000… et amputée

Depuis 2016, sa ferme est dotée d’un nouveau hangar, pour les vaches. Elles produisent 500 000 litres de lait par an. Ce nouveau bâtiment a représenté un investissement de taille pour Kevin Goetz et ses proches : plus de 700 000 euros. Une aide à l’investissement de l’UE – à hauteur de 30 000 euros – leur a été attribuée. Mais celle-ci a été amputée de 20% – soit 6 000 euros – car la construction de l’édifice a été achevée avec six mois de retard par rapport à la date annoncée.

Pendant les travaux, une crise laitière a frappé de plein fouet l’exploitation ; difficile de tout mener de front. De plus, la famille Goetz a choisi de construire elle-même bonne partie du hangar pour diminuer les coûts, sans imaginer que les délais ainsi engendrés les pénaliseraient. Pour Michel Dantin, eurodéputé français du Parti populaire européen (le PPE, majoritaire dans l’hémicycle), c’est bien sur le pan des investissements que des efforts restent à fournir :

« La France applique rigoureusement le dispositif prévu pour les jeunes agriculteurs. Mais il est toujours possible de faire plus. Le premier problème des jeunes, quand ils s’installent et reprennent des exploitations vieillissantes, c’est d’investir. Les aides à l’investissement devraient donc être plus importantes. Et mieux adaptées. »

Une réforme de la PAC est prévue à l’horizon 2020. A charge pour Bruxelles de penser une meilleure formule, surtout pour les jeunes agriculteurs, et ce malgré un budget restreint car bientôt privé de la contribution des Britanniques, après le Brexit.


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