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En hommage à Charlie Hebdo, Jean-Michel Ribes ressuscite les dadaïstes au TNS

Le directeur du Théâtre du Rond Point à Paris vient présenter Par-delà les marronniers-Revu(e) à l’invitation du Théâtre National de Strasbourg du 7 au 17 décembre. Une pièce qui permet à Jean-Michel Ribes de célébrer les esprits libres et libertaires : trois jeunes dadaïstes précurseurs des années 20 et, en résonance, les dessinateurs assassinés de Charlie Hebdo.

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La première fois que Jean-Michel Ribes a créé cette pièce – en 1972 -, il baignait encore dans les effluves vaporeuses de mai 68. Il venait de découvrir, en déroulant le fil surréaliste de Breton, les vies en forme d’œuvres de trois jeunes hommes, suprêmement poètes de l’absurde, précurseurs du surréalisme. Il a admiré chez Arthur Cravan, Jacques Vaché et Jacques Rigaut cette « magnifique révolte contre la tyrannie de la civilisation ».

Figures fascinantes de fantaisie, ils ont réussi à lâcher les ancrages de leur propres sociétés pour aller explorer les espaces surprenants de vies courtes mais hors-normes. Des chemins refusant les diktats moraux qui avaient pu mener à la boucherie sauvage et incompréhensible de 14-18.

Michel Fau est Arthur Cravan dans « Par-delà les marronniers-Revu(e) » (Photo Giovanni Cittadini Cesi)

L’irrévérence, du dadaïsme à Charlie Hebdo

L’assassinat des membres de Charlie Hebdo en pleine conférence de rédaction le 7 janvier 2015 a suscité chez Jean-Michel Ribes l’urgence de revenir sur cette pièce. Parce qu’un même esprit anime, selon lui, les jeunes « enchanteurs » des années 20 et les irrévérencieux de Charlie Hebdo.

« Ce sont des gens qui m’ont aidé à vivre », explique Jean-Michel Ribes, « qui ont l’insolence d’être, comme des enfants. » Leur redonner la parole dans un music-hall flashy est une façon de distiller un peu de cette « fantaisie désespérée ». Une invitation à dédaigner, au moins pour un moment, la mort, la vie, les conséquences. A rire de tout.

Brochette de poètes pour « Par-delà les marronniers-Rev(ue) » (Photo Giovanni Cittadini Cesi)

Des vies comme des œuvres

Arthur Cravan, Jacques Vaché et Jacques Rigaut pourraient aussi bien être des personnages de roman. Ils mènent des vies faites de choix, insolents, esthétiques et désespérés. Ils appliquent leurs propres lois jusque dans la mort.

Jacques Rigaut aurait d’ailleurs inspiré Le Feu Follet à Drieu la Rochelle, tous deux fascinés par le suicide, élevé au rang d’art. Jacques Rigaut était mondain, élégant, appliqué dans sa recherche systématique du plaisir. Toujours attiré par la mort, il affirmait néanmoins : « chaque Rolls Royce que je rencontre prolonge ma vie d’un quart d’heure. » Il s’est suicidé avec méthode à 30 ans.

Jacques Vaché était un dandy, adepte de la sape et des nouvelles expériences. Il portait un monocle et dessinait. Quelques lettres écrites depuis les tranchées à André Breton, alors interne en neurologie à l’armée, feront de Breton l’un des chefs de file du surréalisme. Ainsi, le 19 décembre 1918 :

« Je crois me souvenir que, d’accord, nous avions résolu de laisser le monde dans une demi-ignorance étonnée jusqu’à quelque manifestation satisfaisante et peut-être scandaleuse. Toutefois et naturellement, je m’en reporte à vous pour préparer les voies de ce Dieu décevant, ricaneur un peu, et terrible en tout cas. Comme ce sera drôle, voyez-vous, si ce vrai ESPRIT NOUVEAU se déchaîne. »

Jacques Vaché n’est pas mort à la guerre, volontairement, affirme-t-il. Il meurt quelques temps après d’une overdose d’opium,  – volontaire aussi ? -, emprunté à son militaire de père.

Au cabaret de « Par-delà les marionniers – Revu(e) » (Photo Giovanni Cittadini-Cesi)

Le « poète aux cheveux les plus courts du monde »

Arthur Cravan, de son vrai nom Fabian Avenarius Lloyd, est poète et boxeur. Il se dit le « poète aux cheveux les plus courts du monde ». Le colosse de 2 mètres et 105 kilos dirige chaque étape de sa vie avec détermination et fantaisie, pour « se surprendre lui-même ». Il crée et écrit, seul, un fanzine critique littéraire à l’acide citrique, Maintenant, qu’il vend à la criée.

Violemment anti-militariste, il fuit la guerre grâce à un combat de boxe légendaire contre le champion Jack Johnson. Il arrive aux États-Unis. Y fait une conférence-performance, nu et ivre, pour dénoncer l’art et l’institution. Il arrache à Marcel Duchamp sa future femme, la poétesse Mina Loy. Et finit par disparaître, seul encore, sur une barque dans le Golfe de Tehuantepec.

Ces trajectoires fulgurantes sont diablement inspirantes en termes de liberté. Peut-être plus encore que les productions littéraires et artistiques, rares et polymorphes, laissées par les trois hommes.

Trois hommes et un music-hall

Rien d’étonnant donc à ce que Jean-Michel Ribes ressuscite les trois hommes. Il les fait évoluer dans un décor de music-hall signé Sophie Perez, en collaboration avec Xavier Boussiron. Les lumières y sont colorées et crues, découpant des zones d’ombres qui sont autant de ténèbres. Ce cabaret des années 20 pourrait être l’habitat naturel des trois dadaïstes. Un lieu de plaisir, de futilité, d’élégance clinquante et de nuit, possiblement interlope. Le théâtre lui-même prends des airs de boulevard où le cynisme se mêle au divertissement.

En cinq tableaux, Jean-Michel Ribes retrace les choix de vie des trois précurseurs du surréalisme face aux grands enjeux de leurs existences. L’amour, la mort, l’art, la guerre et l’ennui – dans le désordre. Pas facile de distinguer, dans les répliques des acteurs, les textes originaux des trois hommes de ceux que Ribes y a apporté.

Les femmes font partie de l’ambiance, Coco girls d’époque, pendant exubérant à la gravité désabusée des hommes. Elles forment une sorte de chœur antique vitaminé qui contribue à l’aspect illustratif de la narration. La pièce rends peu justice, surtout, à la poétesse Mina Loy, souvent incarnée sans être jamais dotée d’une réelle densité. Mais ce n’est probablement pas son objet.

Conférence-performance d’Arthur Cravan, joué par Michel Fau (Photo Giovanni Cittadini Cesi)

De quoi s’interroger

Si l’on comprends aisément l’inclination de Jean-Michel Ribes pour ces figures tutélaires aujourd’hui, l’on se demande tout de même comment ces derniers auraient réagi face à ce spectacle. Vêtus d’un même costume blanc, pur comme un linceul, ces trois hommes condensés en une sorte d’icône dédoublée en auraient peut-être avalé leur monocle.  En effet, pour des pourfendeurs de l’art, n’y-a-t-il pas une contradiction profonde à apparaître ainsi sur des scènes aussi prestigieuses que le Théâtre du Rond Point ou le TNS? Les irrévérencieux d’hier auraient-ils apprécié l’hommage?

On peut imaginer que là n’est pas la question. Que ce qui compte aujourd’hui est de faire vivre leur « feu » en racontant leurs vies. Que le divertissement, appuyé par des choix musicaux à forte valeur émotionnelle, est justement la forme qui aurait convenu le mieux à ces hommes durs en quête de légèreté. D’en rire, encore : c’est le pari tenu de Jean-Michel Ribes.


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