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Isolés et sans perspective, les personnels suspendus oscillent entre travail intermittent et reconversion

L’obligation vaccinale contre le Covid-19 pour les soignants, pompiers et autres salariés de structures médico-sociales a été renouvelée par la loi sanitaire du 30 juillet. Entre silence de l’employeur et chiffres flous, le nombre de salariés suspendus à Strasbourg est difficile à estimer.

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« Ma seule solution, c’est de démissionner », se plaint Elsa (le prénom a été modifié), une ancienne secrétaire médicale aux Hôpitaux Universitaires de Strasbourg (HUS). Depuis le 15 septembre 2021, plusieurs métiers de la santé, mais aussi les pompiers, les gendarmes, ou encore les ambulanciers sont soumis à une obligation pour pouvoir exercer : la vaccination complète contre le Covid-19.

Pas de chiffre sur les pompiers non-vaccinés

Obtenir des données précises sur le nombre de personnes suspendues au sein d’un établissement s’avère très difficile. En effet, le chiffre varie constamment puisque des salariés suspendus démissionnent. D’autres ont contracté le coronavirus. Ils peuvent ainsi se remettre à travailler plusieurs mois.

Il y a aussi des employeurs peu disposés à communiquer sur le sujet. C’est le cas du service départemental d’incendie et de secours du Bas-Rhin (SDIS 67). Cédric Hatzenberger, secrétaire général du syndicat Force Ouvrière des pompiers du Bas-Rhin, indique que deux pompiers professionnels du département ont pris une disponibilité car ils ne souhaitaient pas se faire vacciner. Dans le rapport d’activité 2021 du SDIS 67, 535 sapeurs pompiers volontaires sont indiqués suspendus. Le délégué FO du Bas-Rhin explique qu’il est très compliqué de savoir la proportion de suspension liée à l’obligation vaccinale. Les volontaires peuvent suspendre leur contrat provisoirement quand ils le veulent, du fait d’un déménagement par exemple.

Manifestation de soignants suspendus jeudi 4 novembre 2021 à Strasbourg. Photo : Guillaume Krempp / Rue89 Strasbourg / cc

Aux HUS, de moins en moins de salariés suspendus

Pour le secteur privé, le groupe hospitalier Saint Vincent (GHSV) signale neuf personnes suspendues sur ses 1400 salariés. La clinique Rhéna compte seulement deux salariés suspendus pour un effectif de 850 personnes. L’Abrapa, la plus ancienne association d’aide et de services à la personne du Bas-Rhin, compte encore 16 suspendus sur le département pour près de 3 000 salariés. 

Aux Hôpitaux Universitaires de Strasbourg (HUS), les fluctuations sont importantes. Au total, les HUS comptent environ 12 000 agents. En septembre 2021, 92 suspensions étaient enregistrées. Deux mois plus tard, les suspensions concernaient 126 personnes, dont 81 soignants, 17 personnels administratifs, 12 personnels techniques, huit personnels médico-techniques et huit personnels spécialisés dans la rééducation.

Le 21 décembre 2021, ils étaient 101 salariés suspendus. Puis en mars 2022, les HUS comptaient 80 personnels suspendus. Au début de la rédaction de cet article, début août 2022, 36 personnes étaient encore concernées par une suspension, dont 22 professionnels de santé et 14 personnels administratifs. Quelques jours plus tard, les HUS indiquaient une nouvelle évolution avec 40 personnes suspendues, tous personnels confondus.

Le flou sur les démissions liées à la suspension

Les représentants syndicaux des HUS convergent tous sur un même point : l'hôpital communique très peu sur le nombre de démissions en rapport avec l'obligation vaccinale. Les ressources humaines des HUS expliquent de leur côté que "le motif de démission n'est pas précisé lors du dépôt de la lettre. Il est donc compliqué de savoir si le départ est lié au vaccin ou non et d'en faire des statistiques."

Aux HUS, une quarantaine de soignants s'est soumis à l’obligation vaccinale depuis novembre 2021. D'autres ont attrapé le Covid et pu bénéficier d’un certificat de rétablissement temporaire. Des situations administratives très compliquées à gérer pour les établissements, qui mènent à une instabilité chronique pour les salariés. Eva, psychomotricienne pour les personnes en situation de handicap à Strasbourg, le confirme : 

"Comme j’ai attrapé le Covid, j’ai pu travailler quatre mois en début d’année. C’était le bordel, mon poste avait été attribué à quelqu’un d’autre. En même temps, il fallait bien me remplacer. Quand je suis revenue, ma remplaçante a dû me rendre mon poste, mais dès le délai du certificat de rétablissement écoulé, j’ai dû repartir. Là, c’est toujours aussi flou. Si j’ai à nouveau le Covid, ça va être la même galère. Je sais qu'ils ont à nouveau engagé quelqu'un d'autre à mon poste, donc ça fera chier tout le monde niveau organisation. Cette fois, je ne reviendrai pas. C’était trop dur d’être malmenée et de faire mon deuil de mon métier une première, puis une deuxième fois." 

Des démissions malgré la vocation 

Ceux qui restent encore attachés à leur contrat commencent à perdre espoir. La fin de leur suspension dépend de l'avis de la Haute Autorité de santé (HAS), qui s’est prononcée contre la réintégration des personnels non-vaccinés le 22 juillet dernier. Deux éléments ont été mis en avant : le contexte actuel marqué par une nouvelle vague épidémique due au sous-variant BA5 de même que la sûreté et l'efficacité des vaccins pour lutter contre les formes sévères et les infections. Pour la HAS, aucune nouvelle donnée ne justifie donc la fin de l'obligation vaccinale. Avec une telle conclusion il y a deux semaines, la perspective d'une réintégration s'éloigne de plus en plus pour les suspendus.

Sophie, aide-soignante intérimaire depuis près de 30 ans, évoque son métier avec passion et nostalgie :

"Je n’ai pas envie de faire autre chose. Quand la pandémie s’est déclarée, je me suis sentie comme un soldat qui part à la guerre. Avoir été jetée comme ça, quand on donne tout pour son métier, c’est très violent psychologiquement. Aide-soignante est pourtant un métier épuisant, mais j’étais prête à rester un temps dans la précarité pour reprendre dès la fin de l’obligation. Là, je songe sérieusement à faire une autre formation. Au-delà d’un contrat, c’est une vraie vocation avec laquelle je romps."

Même lassitude pour Cécile, qui travaillait avec les personnes handicapées dans le Haut-Rhin, depuis plus de cinq ans : 

"Je n’y retournerai plus. J'ai eu l’impression d’être une pestiférée. J’ai dû partir du jour au lendemain sans pouvoir dire au revoir à tous mes patients. Quand on aime son boulot, c’est compliqué à vivre d’être rejetée comme ça."

La suspension due à l’obligation vaccinale, une "prison contractuelle"

Kévin Charrier, avocat spécialisé en droit social, analyse : 

"Les soignants n’avaient pas l’intention de changer de filière. Dans ce secteur, vous n’avez souvent que des compétences et une formation adaptée pour le milieu de la santé. C’est donc très compliqué de trouver un emploi dans un autre secteur, non soumis à la vaccination. Ils doivent se tourner vers des emplois précaires, hors de leur cœur de métier. C’est une solution financière à court terme. Les concernés ont pris un gros coup avec le dernier avis de la Haute Autorité de santé."

La reconversion, c'est justement le choix de Cécile, ancienne accompagnante éducative et sociale pour personnes handicapées : 

"J'ai enchaîné plein de boulots différents, que du court terme, des postes de nuit, à Leclerc, chez un apiculteur, je me suis vite retrouvée dans la précarité. J'ai fini par changer de domaine et aujourd'hui je travaille avec les chevaux. "

Manifestation de soignants suspendus jeudi 4 novembre 2021 à Strasbourg. Photo : Guillaume Krempp / Rue89 Strasbourg / cc

Kévin Charrier : "Un cadre légal inédit en droit du travail"

"Le cadre légal de l’obligation vaccinale est réellement inédit en droit du travail", estime Kévin Charrier. Il crée un nouveau statut qui n’avait jamais existé auparavant : une suspension sans rémunération, pour une durée indéterminée. Et avec la loi sanitaire du 30 juillet, qui lie la réintégration à l'avis de la HAS, cette durée risque encore de s'allonger. Pour Kévin Charrier, ce statut enferme le salarié dans son contrat :

"Au moment des discussions autour de la loi du 5 août 2021, le gouvernement avait envisagé la possibilité de licencier les salariés. Une option qui a été supprimée, car jugée trop coercitive. Pourtant, le licenciement aurait permis d’avoir des supports d’accompagnement tel que pôle emploi ou l’assurance-chômage. Tout un tas de salariés se sont retrouvés du jour au lendemain avec une fiche de paye à zéro et aucun service pour les prendre en charge financièrement, à part le revenu de solidarité active (RSA). C’est compliqué de lâcher son travail quand il faut s’auto-financer pour sa reconversion."

La rupture conventionnelle reste possible dans les textes, mais elle n’est pratiquement jamais accordée par l’employeur. "Cela coûterait trop cher, le salarié non vacciné travaille parfois pour l’entreprise depuis plus de 20 ans", explique Maître Charrier.

À Colmar, une secrétaire a pu réintégrer un Ehpad

Moins d’une dizaine de décisions sur la réintégration de personnels suspendus ont été rendues par des conseils de prud’hommes. Lancer une procédure auprès d'un conseil des prud'hommes dure en moyenne un à deux ans.

Manifestation de soignants suspendus jeudi 4 novembre 2021 à Strasbourg. Photo : Guillaume Krempp / Rue89 Strasbourg / cc

Les procédures en référé, c'est-à-dire en accéléré, qui doivent prévenir un dommage imminent, n'aboutissent que dans des cas très particuliers. Le 16 février 2022, le conseil de prud'hommes de Colmar a annulé en référé la suspension d'une salariée comptable au sein d'un Ehpad. Elle occupait un bureau avec un accès propre, sans contact avec la clientèle. Les juges ont donc considéré que l'employeur aurait pu prendre des mesures pour éviter tout contact avec des personnes à risque. Elle a donc pu reprendre le travail et a obtenu le remboursement de ses salaires lors de la période de suspension.

L’attente de la décision du Conseil constitutionnel 

Cette décision du conseil de prud'hommes de Colmar reste une exception, comme en témoigne l'avocat Kévin Charrier :

"Pour une procédure qui aboutit, ce sont 25 procédures qui n’aboutissent pas. En matière de référé aux prud’hommes, la grosse majorité des juridictions répondent qu’elles ne sont pas compétentes pour statuer sur le fond et qu’il faut passer par la procédure classique. Quand on est amené à conseiller des salariés, on leur explique que l’action a très peu de chance d’aboutir. Pour l’instant, la seule porte de sortie pour le personnel suspendu dépend du Conseil constitutionnel, qui n’a pas encore tranché sur cette question."

Plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) ont été déposées devant l’instance constitutionnelle, depuis 2021. Ce droit est reconnu à toute personne lors d’un procès : elle doit alors montrer qu’une loi porte atteinte aux droits et libertés inscrits dans la Constitution. Mais aucune n'a abouti pour le moment.

Le dernier recours date de juin 2021. L'avocate d'une employée dans une résidence séniors à Mèze a indiqué à France Bleu Hérault vouloir rédiger une QPC. Elle compte s'appuyer sur la durée de suspension de salaire, qui devait être temporaire mais se prolonge sans cesse, même au delà de l'état d'urgence sanitaire. Pour elle, cette loi "porte atteinte aux libertés fondamentales". Pour être menée devant le Conseil constitutionnel, la QPC doit passer par un premier filtre, soit la Cour de Cassation, soit le Conseil d'Etat, qui a trois mois pour décider de transmettre ou rejeter la requête. Si la demande est transmise, les Sages auront alors eux aussi trois mois pour rendre une décision, d'ici fin 2022.


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