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Isabelle Collet : « La mixité homme-femme dans le numérique n’existera pas sans d’importants efforts »

Ancienne informaticienne, Isabelle Collet s’est intéressée à la place des femmes dans le numérique il y a plus de 15 ans. Elle dresse un constat froid et lucide de la situation actuelle, elle est l’invitée de « Tous connectés et après », jeudi 3 octobre au Shadok.

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Lorsqu’Amazon s’est posé la question d’automatiser son processus de recrutement, le groupe s’est aperçu qu’il y avait un petit problème : l’algorithme écartait systématiquement les candidates. Pourquoi ? Parce que l’application avait été nourrie avec les résultats de la politique des ressources humaines du groupe : les hommes étant systématiquement mieux promus, pourquoi s’embêter avec des femmes ?

Cette expérimentation a été rapidement stoppée mais elle est révélatrice des biais sexistes qui se sont installées dans le monde numérique. Isabelle Collet, chercheuse sur le genre et les rapports intersectionnels de l’Université de Genève, les a étudiés depuis plus de quinze ans. Elle est l’invitée de « Tous connectés et après ? », notre cycle de rencontres autour du numérique en société, en partenariat avec le Shadok, jeudi 3 octobre à partir de 19h.

Rue89 Strasbourg : Pourquoi vous êtes-vous intéressée à cette question de la place des femmes dans le numérique dès le début des années 2000 ?

Isabelle Collet : En 1991, j’étais une jeune diplômée en traitement des images numériques. Mais je suis arrivée sur le marché à une période où les entreprises de l’informatique avaient tendance à se débarrasser de leurs employés. Je me suis réorientée dans la formation et c’est là que j’ai constaté le déséquilibre entre femmes et hommes dans ces métiers qu’on appelait à l’époque l’informatique tertiaire. J’ai choisi d’étudier ce phénomène avec une thèse à l’Université de Paris-Nanterre en 2000. À l’époque, tout le monde s’en foutait, ce n’est devenu un sujet qu’une dizaine d’années plus tard.

Isabelle Collet, professeure à la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève. (Photo Sabine Papilloud / Le Nouvelliste)

Pourquoi tout le monde se foutait d’une telle inégalité de genre ?

Dans les années 70, il y avait beaucoup de femmes dans l’informatique, elles ont massivement investi ce domaine et les écoles notamment parce que le secteur était nouveau et qu’elles avaient le champ libre. Mais dès les années 80, la proportion s’inverse, pas en raison d’une désaffection des femmes pour l’informatique mais plutôt à cause d’une arrivée massive des hommes dans ce secteur devenu stratégique. Tout le secteur a en fait été victime des mêmes biais sexistes qui traversent les sociétés occidentales : puisque l’informatique est un métier d’avenir, c’est au chef de famille qu’il doit revenir… En outre, l’arrivée des micro-ordinateurs dans les familles a créé une génération de geeks, très appréciés par les entreprises de l’époque.

« Pour les premières applications de santé, personne n’avait pensé à la question des règles »

Donc cette masculinisation de l’informatique a été vécue comme un phénomène assez « normal » en somme. Les questions sont apparues lorsqu’on s’est aperçu des premiers dégâts que cette inégalité a causé. En Angleterre par exemple, le remplacement des femmes autodidactes, très compétentes, par des hommes diplômés a produit un retard mesurable à l’échelle du pays. Mais surtout, depuis que le numérique a envahi nos vies, avec les téléphones portables, les entreprises se sont rendus compte qu’elles répondaient peu ou mal aux besoins des femmes, qui représentent quand même 50% des clients ! Ainsi, lorsque les premières applications de santé sont apparues, aucune ne traitait de la question des règles… Personne n’y avait pensé.

Quelles sont les conséquences de cette masculinisation du numérique ?

Le problème est à tous les niveaux : dans le recrutement on l’a vu, dans les services rendus également mais aussi dans les données disponibles. On manque d’informations sur les femmes ! Ainsi les biais sexistes se retrouvent dans les banques d’images, où on va inscrire dans les données les canons de beauté classiques ainsi que les préjugés. Avec mes étudiants, je leur demande de regarder les images sur le « stress au travail » par exemple… Eh ben ce sont majoritairement des femmes qui l’illustrent.

« Il faut agir au-delà des mesures de contournement ponctuelles »

Alors, on commence à s’en rendre compte mais ce qui est fait, ce sont des mesures de contournement ponctuelles. Par exemple, on s’est aperçu que lorsque Google traduit un pronom neutre, il associe un genre en fonction du métier : il est médecin, elle est infirmière, etc. Quand ça a été pointé, Google a réglé le problème par un correctif de son algorithme.

Mais il faut ensuite surveiller et vérifier comment ces correctifs sont appliqués… Les processus d’intelligence artificielle (IA) sont très complexes à vérifier. Ainsi dans les algorithmes d’attribution de prêts bancaires, une IA va avoir les mêmes biais sexistes qui consistent à accorder plus facilement de l’argent à un homme qu’à une femme. Bon, on peut le corriger. Dans les algorithmes de recrutement, on peut demander aux algorithmes de produire des listes paritaires.

Comment faire pour évoluer vers plus de mixité ?

Dans les entreprises, on commence également à œuvrer pour maintenir une certaine mixité homme-femme. Les départements des ressources humaines ne voient pas bien pourquoi il faudrait faire de la place aux femmes, mais les employés apprécient de travailler dans un environnement mixte. Donc, c’est déjà une première raison…

« Sur les quotas, il faut avoir le courage d’être réalistes »

Ensuite, il y a la question des quotas. Même si on n’aime pas ça intellectuellement et éthiquement, il faut être réaliste. On sait déjà que ça ne fait pas baisser les niveaux de recrutement, puisque non seulement on trouve des femmes pour rejoindre des formations techniques mais surtout elles ne déméritent pas. C’est une solution pour accélérer le rétablissement de la mixité.

Ensuite, il faut travailler sur le recrutement et sur la sociabilisation des formations. Une université américaine est parvenue à 40% de femmes en travaillant sur les points de blocage, s’adresser aussi aux filles pour qu’elles postulent et les maintenir dans les formations en éliminant des prérequis implicites. Et puis ensuite évidemment, il faut qu’elles aient le sentiment que le monde professionnel les attende. C’est un effort constant, il n’y a pas de système auto-régulé qui débouche sur une mixité parfaite…


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