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Journaliste de Grani.ru, média bloqué par Moscou, Ioulia Berezovskaïa « ne peut pas s’arrêter maintenant »

Journaliste russe indépendante exilée en France depuis huit ans, Ioulia Berezovskaïa pose un constat alarmant sur les conditions d’exercice du métier de journaliste et sur l’information à laquelle ont accès les citoyens en Russie. Elle est à Strasbourg mardi 10 mai.

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Ioulia Berezovskaïa, 49 ans, rédactrice en chef de Grani.ru (« faces » en russe ) a fait des études de journalisme à l’Université d’état de Moscou, puis une filière francophone de journalisme dans la même institution. Après avoir été journaliste radio (l’Écho de Moscou) et de presse écrite, elle dirige la rédaction de Grani.ru, un des premiers médias russe en ligne. Détenu par le controversé milliardaire russe, Boris Berezovski (pas de lien avec Ioulia), celui-ci se retire du projet en 2005. Ioulia et un autre journaliste le rachète. Le média en ligne poursuit grâce à un soutien de la NED (New endowment for Democracy) et aux annonceurs.

Grani adopte dès le départ une ligne éditoriale opposée au régime russe et ne s’interdit de traiter aucun sujet avec un ton parfois au vitriol.  Constitué en association loi de 1901, en 2015, Grani.ru reçoit cette même année la mention spécial du prix des droits de l’Homme de la République française.

Ioulia Berezovskaïa sera à Strasbourg mardi 10 mai, invitée dans le cadre d’un cycle de conférence sur la guerre en Ukraine organisée par l’Université de Strasbourg (voir en fin d’article).

La journaliste Ioulia Berezovskaia en exil en France depuis 2014 Photo : document remis

Rue89 Strasbourg : Pouvez-vous présenter Grani.ru ?

Ioulia Berezovskaïa : Nous avons toujours été un média farouchement anti-Poutine et même lors de la parenthèse Medvedev (élu président de 2008 à 2012 car Vladimir Poutine ne pouvait alors enchaîner trois mandats présidentiels, NDLR) nous ne nous faisions aucune illusion. Grani a commencé à parler de “prisonnier politiques”, un terme qui n’existait plus dans les médias depuis la fin de l’URSS. Nous avons lancé un site spécialement dédié à cette question, Grani s’est imposé comme un média militant spécialisé dans les droits de l’Homme. On a été très influent dans les années 2000 et jusqu’à notre blocage en 2014. À cette époque une série de lois liberticides a été adoptée, comme la loi Lougovoï qui permet de bloquer des sites dont les autorités considèrent qu’ils « appellent à prendre part à des manifestations non autorisées assimilés à des publications extrémistes ».

« On assiste à un nettoyage de l’espace médiatique russe »

Malgré notre blocage, le projet a continué, grâce à des solutions comme des sites miroirs. Mais notre fréquentation -jusque-là nous avions 1,5 million d’utilisateurs uniques- a baissé drastiquement. Les annonceurs ont fui aussi. La Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg a condamné cette décision en 2020, mais le déblocage n’a pas eu lieu car la Russie s’en moque. 

Grani.ru est moins actif et moins suivi qu’auparavant, trois personnes environ animent le site, c’est compliqué sans ressources, nous avons failli le fermer. Mais comme on conserve une certaine audience, notamment sur les réseaux sociaux, cela nous paraît important de continuer, alors qu’on assiste à un nettoyage de l’espace médiatique russe et que tous les médias indépendants ferment ou s’arrêtent. En tant que symbole, on ne peut pas s’arrêter maintenant. 

Qu’est-ce qui a motivé le blocage à l’époque ? 

Nous étions dans le viseur des autorités depuis un moment, mais c’est l’annexion de la Crimée en février 2014 et le traitement que nous en avons fait qui a déclenché le blocage en mars. À partir de là, la peur s’est diffusée. La solidarité avec nous de la part des autres médias a manqué. Certains confrères voulaient quand même continuer. On a vu que l’autocensure se développait. Cela a concerné l’annexion de la Crimée mais aussi les crimes de guerre russes en Syrie, etc. Alors que des médias russes travaillaient sérieusement sur d’autres sujets, comme la répression qui fait rage contre les Tatars en Crimée (une minorité ethnique et religieuse de ce territoire), est tabou. Parler de l’annexion est considéré comme du « séparatisme ».

L’annexion de la Crimée a été un tournant pour moi, et je suis partie avec mes enfants. Aujourd’hui depuis la guerre en Ukraine, de nombreux Russes, et pas seulement des journalistes, quittent leur pays. On assiste à un véritable exode, c’est devenu impossible de rester, et d’un point de vue moral également. 

Vous parlez d’un tournant avec l’annexion de la Crimée, comment a évolué le journalisme russe depuis ? 

La situation n’a cessé de se dégrader et la répression n’a cessé de s’intensifier avec des lois liberticides et un harcèlement des médias et des militants des droits de l’Homme. Un autre tournant a été le pseudo référendum de 2021 qui a permis à Poutine de rester au pouvoir. Il y a eu la tentative d’assassinat de l’opposant Alexei Navalny. Mais paradoxalement beaucoup de projets médiatiques et journalistiques s’étaient lancés depuis 2014. Cela a été une période assez riche : beaucoup d’investigations, de contenus innovants et créatifs, d’enquête à partir de sources ouvertes. Ce mouvement a été impressionnant et a eu beaucoup d’impact. 

« Depuis l’invasion de l’Ukraine, la répression a franchi un autre niveau »

La pression sur les médias s’est accentuée alors que la vague protestataire grossissait en 2021. C’était devenu de plus en plus difficile pour les journalistes et les militants : l’organisation de droits de l’Homme la plus active, Memorial, a été interdite fin 2021 (selon la justice russe, l’ONG créée en 1989, a violé la loi qui régit les « agents de l’étranger », un qualificatif attribué par les autorités et que les organisations ou individus concernés doivent mentionner systématiquement, NDLR).

Le 25 février dernier la une du quotidien Novaïa Gazeta : « La Russie. Bombarde. L’Ukraine ». Depuis le quotidien a cessé de paraître Photo : copie d’écran

Et depuis la guerre en Ukraine déclenchée en février ? 

Les poursuites judiciaires n’ont pas commencé le 24 février. Journalistes et médias étaient sur une liste noire, considérés comme « agents de l’étranger », mais depuis c’est un autre niveau. Des centaines de sites ont été bloqués, y compris de l’étranger. Le quotidien Novaia Gazeta (dont le rédacteur en chef a reçu le prix Nobel de la paix 2021) a d’abord essayé de ne pas couvrir la guerre -que le régime exige de nommer “opération spéciale”- pour s’intéresser à la répression intérieure, mais ils ont finalement fermé, comme la radio Écho de Moscou ou la chaîne de télévision Dojd. Aujourd’hui des centaines de journalistes se trouvent à l’étranger, ils sont partis du jour au lendemain.

Comment les Russes peuvent-ils avoir accès à de l’information indépendante ? 

Ces journalistes vont sûrement se réorganiser, lancer des nouveaux titres à l’extérieur, on espère qu’ils seront soutenus par les organisations internationales, mais c’est compliqué : il faut trouver un moyen de produire du contenu pour aller sur le terrain et trouver un moyen aussi d’accéder aux lecteurs russes : le rideau de fer est là, il y a bien les VPN (réseaux privés virtuels, qui permettent de contourner les blocages, NDLR), mais la majorité du peuple ne sait pas comment faire.

« Quand est-ce que Youtube sera bloqué à son tour ? » 

Facebook et Twitter ont été bloqués, la grande question est : quand est-ce que ce sera le cas pour Youtube ? Des journalistes de Dojd ont lancé leur chaîne sur ce réseau. Il y aussi des chaînes sur Telegram qui ont des dizaines de milliers d’abonnés…

Mais pour moi, il est déjà trop tard, la question ce n’est pas d’obtenir l’information, on trouvera toujours des solutions techniques, le problème est plus profond : c’est les Russes dans leur majorité qui ne veulent pas s’informer. 

On s’est tous trompés, bon peut-être nous chez Grani.ru un peu moins que les autres. Mais nos confrères occidentaux aussi ont été trop optimistes et se sont laissés inspirer par le développement de la société civile : mais cela représente de tout petits cercles. La majorité de la société russe adhère à la propagande. En dehors des militants qui sont soit à l’étranger, soit considérés comme des « traîtres de l’intérieur. »

Devant le consulat russe à Strasbourg Photo : SW / Rue89 Strasbourg

Que pensez-vous de la décision d’interdire de diffusion en Europe les sites de médias affiliés au Kremlin, comme Russia Today par exemple ? 

C’est une question très compliquée pour moi, je suis forcément mal à l’aise avec l’interdiction et la censure, et même la tentation de la trop grande régulation des médias ou des réseaux sociaux en Occident. Une des missions que s’est donnée Grani.ru c’était de republier du contenu interdit pour s’opposer à la censure, même des contenus très polémiques ou auxquels on ne souscrivait pas forcément, qui pouvaient être considérés comme trop virulents ou toxiques. C’était l’objet du site que nous avons lancé zapretno.info.

Au moment du lancement de Russia Today en France en 2017, on m’a demandé de signer une pétition contre son autorisation d’émettre. Je n’ai pas pu, même si j’étais d’accord sur le fond, même si je déteste la propagande de Poutine. Selon moi, il faut combattre la désinformation du Kremlin mais sans renier les valeurs européennes car c’est ce que Poutine cherche. 

Pourtant aujourd’hui la guerre de l’information est devenue tellement intense : ce ne sont que mensonges, appels à la haine et aux meurtres, menace de frappe nucléaire. On peut considérer que dans cette situation de quasi guerre contre l’Europe, les autorités avaient raison de bloquer les médias russes affiliés au régime. 

Est ce que les journalistes russes réfugiés à l’étranger peuvent s’estimer en danger ? 

Le régime n’a pas hésité à frapper ses opposants à l’étranger, mais pour l’instant il n’a pas visé de journalistes. Personnellement, je me considère en sécurité en France depuis que j’y vis en exil. Ce n’est pas arrivé jusque là et espérons que non. Aujourd’hui, heureusement, les services russes ont beaucoup moins de liberté d’action qu’ils en avaient jusqu’à présent.


#culture

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