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« Dès que je sors le soir, j’ai l’impression de prendre un risque »

Malgré des associations qui luttent contre les violences sexistes et sexuelles dans le monde de la nuit, et une multiplication d’initiatives locales, l’insécurité est toujours présente pour les femmes et les personnes LGBT+ qui sortent à Strasbourg.

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« La dernière fois que j’étais en boîte, je me suis retrouvée un moment seule avec une amie, car les garçons qui nous accompagnaient étaient allés prendre l’air. On s’était mises sur le côté, dos à un mur pour faire une pause. Cinq garçons qu’on ne connaissait pas sont alors arrivés et nous ont encerclées », se rappelle Laura, une Strasbourgeoise de 24 ans qui a l’habitude de sortir en bar ou en boîte plusieurs fois par semaine. 

« Ils ont commencé à nous invectiver, à nous lancer des ”bah alors, on vous fait peur ?” et à en rire. On était très mal à l’aise. On leur a demandé de partir, mais ils continuaient à rire et se rapprocher. Finalement, on a eu besoin de les bousculer physiquement en leur donnant un coup d’épaule pour pouvoir s’extirper de la situation. Sur le moment, on a vraiment eu peur. On était en infériorité numérique et personne ne venait nous aider. »

Si la jeune femme associe ces sorties à des moments de détente et de loisirs, elle s’arrange souvent pour être accompagnée par des amis de sexe masculin, prévoit toujours son itinéraire de retour et reste sur ses gardes. « Je m’attends toujours à avoir au moins des remarques sur mon physique, mais ça peut aller jusqu’à la main aux fesses, à l’insulte ou a des moments beaucoup plus angoissants comme le jour où un homme à vélo m’a suivie pendant une dizaine de minutes à la sortie d’un bar », décrit la jeune femme.  

« On a un peu l’impression que tant que ce n’est pas un viol, ce n’est pas grave. Les autres comportements sont banalisés », se désole Laura. Photo : ACC / Rue89 Strasbourg

« Une accumulation de micro-agressions »

Pourtant, Laura ne signale presque jamais les auteurs de ces agressions, même si l’établissement dans lequel elle se trouve possède un videur :

« La dernière fois que je suis allée voir un vigile avec une amie parce qu’un homme n’arrêtait pas de la coller et de la toucher, il a dit qu’il n’avait rien vu et donc qu’il ne pouvait rien faire. On a un peu l’impression que tant que ce n’est pas un viol, ce n’est pas grave. Les autres comportements sont banalisés. Mais quand dix inconnus vous touchent la taille, ou vous font une remarque dans la même soirée, ça devient très lourd. On ne va pas porter plainte pour ça, mais l’accumulation de micro-agressions nous gâchent nos soirées. »

Depuis plusieurs années, la parole au sujet des violences sexistes et sexuelles dans les espaces publics s’est libérée, notamment grâce à des associations locales comme Ru’elles ou le compte Instagram Dis Bonjour Sale Pute. Photo : ACC / Rue89 Strasbourg / cc

Claire, jeune femme lesbienne de 22 ans, raconte également s’être retrouvée à plusieurs reprises dans des situations qui l’ont mise particulièrement mal à l’aise, sans vraiment savoir vers qui se tourner. Il y a un mois, elle s’est rendue dans un bar à rhum strasbourgeois avec sa copine, vers minuit : 

« On était en train de commander au comptoir – ça faisait à peine dix minutes qu’on était entrées – et un homme est arrivé derrière nous, nous a attrapé par les épaules puis a commencé à nous parler. On était déjà mal à l’aise qu’il nous touche sans notre consentement et par surprise. On lui a dit et il a fini par partir, mais au cours de la soirée, au moins cinq hommes se sont approchés pour nous fixer de manière très insistante, avec des sourires en coin assez explicites. Je ne me sens souvent pas en sécurité quand je sors. Ce soir-là, par exemple, on a eu peur qu’une des personnes nous suive à la sortie du bar. Ça m’est déjà arrivé. »

« Les videurs ne sont pas assez bien formés à ce type d’agression »

Alors que le moment devrait être festif, Claire raconte qu’elle reste toujours vigilante en gardant un œil sur son verre ou en le tenant. « Hors de question que je sorte fumer sans. J’ai déjà deux amies qui se sont fait droguer, dont une fois lors d’une soirée à laquelle je participais », raconte-t-elle. 

Elle et son groupe d’amis avaient alors décidé de tester un nouveau bar, le Blue Moon. « Elle s’est sentie mal d’un seul coup, elle avait du mal à bouger et a eu envie de vomir alors qu’elle n’avait pas beaucoup bu », se remémore-t-elle. Claire va lui chercher un verre d’eau et la retrouve dehors, isolée par un videur, en train de vomir. « Non seulement, il ne faisait rien pour l’aider, mais en plus, il voulait m’empêcher de la rejoindre, et même de lui donner l’eau. Le problème, c’est qu’ils ne sont pas du tout formés à réagir face à ce type de situation », déplore-t-elle.

La parole autour des violences sexistes et sexuelles (VSS) et des discriminations s’est beaucoup déliée ces dernières années. Si dans 91 % des cas, les viols ou les tentatives de viol ont été perpétrées par une personne connue de la victime, la rue et le monde de la nuit sont fréquemment dénoncés comme étant des lieux d’agressions qui rendent ces endroits hostiles pour une frange de la population.

Entre banalisation et résilience

De nombreuses personnes victimes de ces propos ou agressions mettent des parades en place. Eva, 24 ans, revient sur ces gestes qui sont devenus de petits rituels : garder son verre, sortir en nombre, aller dans des lieux identifiés comme « sûrs », s’assurer que toutes ses amies sont bien rentrées. « C’est triste de se rendre compte que c’est devenu normal de devoir vérifier que sa pote est toujours en vie et bien en sécurité chez elle à chaque sortie nocturne », laisse-t-elle échapper.

Eva souhaiterait que les personnels des établissements soient mieux formés et plus vigilants. Photo : ACC / Rue89 Strasbourg / cc

Maria, 31 ans, est fatiguée par ce que sortir en boîte ou en bar implique. Elle décline de plus en plus souvent les propositions de soirées :

« Même s’il ne m’arrive rien de grave, je suis souvent stressée, car je sais que je peux être importunée à tout moment. Par une remarque ou une insulte sur le chemin, puis avec une main aux fesses en boîte ou par un mec bourré qui va insister pour danser avec moi, alors que je lui ai déjà dit non. Je peux rajouter aussi le fait de devoir faire attention à mes copines pour pouvoir les aider si un mec ne veut pas les lâcher non plus. Tout ça accumulé, ça rend dingue. Dès que je sors, j’ai l’impression de prendre un risque. » 

De son côté, Laura refuse de limiter ses sorties, même si pour ça, elle a parfois l’impression de devoir occulter certains souvenirs : 

« Si je commençais à noter tous les moments pendant lesquels quelqu’un m’a emmerdée en soirée, je ne sortirais plus. Mais j’aime ça, donc je mets beaucoup de choses sous le tapis en espérant que ça s’arrangera et que le personnel des établissements sera enfin bien formé partout. »

Conscientes de cette situation, plusieurs associations réfléchissent à des outils pour éviter les agressions et améliorer l’ambiance des lieux publics. Dans de nombreux bars strasbourgeois, les femmes peuvent trouver, dans leurs toilettes, l’affiche du cocktail Mad’EMoiselle, mis en place depuis la rentrée 2020. 

Le fait de demander ce cocktail (qui est en réalité un nom de code) permet à toute personne témoin ou victime d’une agression, ou encore qui ne se sent pas à l’aise avec un rendez-vous, d’appeler à l’aide discrètement. Ce nom de code permet ensuite au personnel de l’établissement de pouvoir intervenir.

À Strasbourg, plusieurs bars possèdent des affiches du cocktail Mad’EMoiselle et du programme européen qu’a rejoint la Ville consacré à la prévention du harcèlement sexiste et sexuel sur les lieux de vie nocturnes et festifs. (Photo ACC / Rue89 Strasbourg).

La mairie s’empare du problème

Cependant, ce type d’initiative ne semble pas suffire. Depuis 2022, la mairie de Strasbourg a été choisie pour participer au programme européen Shine, consacré à la prévention du harcèlement sexiste et sexuel sur les lieux de vie nocturnes et festifs. Des associations locales, la police, des gérants d’établissement nocturnes ou encore la CTS sont régulièrement conviés à des séminaires de discussion pour trouver des solutions. 

Pour l’instant, à part une première campagne de sensibilisation aux soumissions chimiques lancée fin 2022, le grand public n’a pas vu d’autres actions. Pour Nadia Zourgui, adjointe à la maire en charge de la tranquillité publique qui s’occupe du dossier, le rôle de la ville est surtout celui d’un chef d’orchestre :

« Nous avons de la chance d’être dans une ville dans laquelle beaucoup d’associations se sont saisies du problème. Notre rôle maintenant est de coordonner, de financer et de communiquer sur ces initiatives. Un appel sera bientôt lancé auprès des différentes associations afin de désigner un porteur de projet et d’allouer une subvention. »

Un état des lieux vient également d’être réalisé afin de recenser les potentiels partenaires et initiatives déjà mises en place. En parallèle, les restaurateurs, les gérants de clubs et de bars ont été contactés pour savoir s’ils seraient intéressés par une formation sur les violences sexistes et sexuelles. « J’ai été agréablement surprise de voir que certains d’entre eux mettaient déjà des choses en place », souligne l’adjointe. 

Une application pour identifier les lieux sûrs

C’est le cas de la nouvelle collaboration entre Ru’elles, qui lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les espaces publics, et Flag !, une association nationale qui regroupe des policiers et autres fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et de la Justice, et qui lutte contre les violences anti-LGBT, sensibilise et forme le personnel au sein de ces ministères, pour améliorer la prise en charge des victimes. Ensemble, ces associations veulent installer à Strasbourg un réseau de « safe places », c’est-à-dire des zones sûres, recensées sur leur application.

« Nous participons à beaucoup de discussions avec la mairie. S’ils ont envie d’agir, pour le moment, ça traîne et cela reste flou. Comme on ne veut pas se contenter d’attendre, nous essayons aussi de développer des solutions qui pourront, peut-être, être reprises par la suite », décrit Tiphany Hue, créatrice de Ru’elles.

L’association strasbourgeoise Ru’elles et l’association nationale Flag! ont annoncé en mai 2023 la mise en place d’un partenariat autour d’une application pour identifier les « lieux sûrs » de la ville. (Photo DR Flag! et Ru’elle).

Tiphany Hue et Remy Butin, référent Grand Est de Flag !, ont donc déjà commencé à démarcher ensemble les commerces et établissements de Strasbourg. Depuis mi-mai, ils ont signé une vingtaine de partenariats explique ce dernier : 

« Nous les rencontrons pour leur proposer de rejoindre le dispositif “en lieu sûr”, résumé dans une convention qu’ils doivent signer. Ils s’engagent à apposer un macaron sur leur vitrine, sont géolocalisés sur notre application et doivent assurer un accueil respectueux aux victimes, leur proposer de joindre les secours et leur permettre de rester dans leurs locaux jusqu’à leur arrivée. »

Une formation pilote

Au-delà du monde de la nuit, des bars, boîtes et restaurants, d’autres établissements publics et commerçants seront démarchés pour permettre aux victimes d’agressions dans la rue, même en plein jour, de savoir vers qui se tourner rapidement. « Pour que ça change, il ne faut surtout pas minimiser ces actions. Beaucoup d’entre elles sont condamnables », rappelle Rémy Butin, qui a lui même porté plainte pour une agression homophobe dont il a été victime avec son copain au centre commercial des Halles.

Une fois la prise de contact établie, les signataires sont prévenus que Ru’elles proposera bientôt un module de formation sur la manière de réagir face à une agression, de récolter la parole des victimes, de rappeler quelles sont les peines encourues par l’agresseur, etc. Pour pouvoir proposer cette formation gratuitement, Typhany Hue est actuellement en contact avec la préfecture pour élaborer un premier module pilote qui pourrait être financé par l’État.

L’application permet également de signaler le lieu et l’heure de toute discrimination, soumission chimique ou violence conjugale. L’utilisateur est ensuite orienté vers les différentes possibilités officielles (dépôt de plainte, cellule d’écoute). 

« Les lieux sûrs, ça existe ! » 

Mais comment devient-on un « lieu sûr » ? À plusieurs reprises, le bar Les Berthom est revenu dans les endroits recommandés par les personnes interrogées. Anna, 25 ans, y est serveuse depuis près de six ans. Et elle se souvient très bien, dès son arrivée, son patron a abordé le sujet des propos et agressions sexistes : 

« Lors de la signature du contrat, il explique à chaque nouvel arrivant, surtout aux filles, que cela risque d’arriver. À nous, en tant que serveuses et aux clientes. Il ajoute tout de suite que nous ne devons pas laisser passer, que nous avons le droit de réagir si on nous parle mal ou si on nous met une main au cul, et qu’il faut le faire remonter directement au responsable présent. »

Anna a elle-même été victime de propos insultants et a décidé de porter plainte. « C’était un client qui venait souvent. Il avait des regards très lourds à mon encontre. Il n’arrêtait pas de me fixer, mais on ne peut pas grand-chose contre ça. » Puis un jour, il l’agresse verbalement :

« Ce n’était pas des compliments maladroits ou de la drague un peu lourde sur laquelle on ferme les yeux. Là, je me suis dit que je n’avais pas à subir ça. On a appelé la police et ils l’ont embarqué ». 

Cette fois-ci, même si la démarche peut prendre plusieurs heures, Anna a décidé de porter plainte. « Je vais y aller en dehors de mes heures de travail, mais mon patron m’a proposé de me rémunérer le temps que ça prendrait. »

Même vigilance du côté des clientes. Anna et ses collègues ont mis en place des stratégies pour désamorcer certaines situations, comme surveiller les hommes qui changent de table et vérifier si des clientes valident le fait qu’ils s’invitent auprès d’elles en leur faisant un petit geste discret. 

« Cela nous arrive également de prétexter que la table occupée par des clientes est réservée et qu’on va devoir les déplacer, si on voit que leur voisin de table commence à les mettre mal à l’aise. Cela permet d’éviter un conflit ouvert et de mettre les filles dans une situation encore plus angoissante. »

Selon la jeune serveuse, cette méthode fonctionne bien, car tous les employés, au service ou au bar, sont vigilants sur le sujet. « Cela fait partie de notre travail et ça devrait être le cas partout », conclut-elle.


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