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Influente, la communauté turque reste discrète pendant les municipales

Une faculté de théologie islamique, un lycée en prévision, de nouvelles mosquées… Les projets de la communauté d’origine turque à Strasbourg, forte de 15 à 20 000 personnes, sont nombreux. Pourtant, pas question de profiter des élections municipales pour les faire avancer.

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Hangar reconverti en 1996, la mosquée a bien du mal à sortir de son look industriel (Photo Archi-Strasbourg / cc)

Lorsque les fidèles de la mosquée Fatih de la Krutenau ont construit leur grande mosquée, ils n’ont pas eu à se bagarrer pendant 20 ans avec les élus, contrairement aux promoteurs de la grande mosquée de Strasbourg (GMS) au Heyritz. En 1996, ils ont acquis des terrains et des hangars désaffectés rue de la Fédération, au milieu de la zone industrielle de la plaine des Bouchers et s’y sont installés.

Mais malgré de constants travaux de rénovation, des tapis brodés, d’imposants lustres et un minbar sommaire, Eyyub Sultan reste un vaste hangar de 1000 m². Il y fait trop chaud l’été et c’est un congélateur l’hiver. Ceux qui ont rénové de leurs mains ces locaux, des Turcs arrivés dans les années 1970 en Alsace, s’en contentent, mais pas leurs fils. Nés en France, à l’aise avec le mille-feuille administratif français, ils portent désormais le projet de construire une nouvelle mosquée, plus grande, plus belle et digne d’accueillir la plus importante communauté d’origine turque de France, estimée entre 15 et 20 000 personnes dans la CUS.

Un permis de construire en cours d’instruction pour Eyyub Sultan

En mars 2010, les lieux de culte ont été autorisés dans la plaine des Bouchers à la faveur d’une ultime révision du plan d’occupation des sols. En décembre 2013, une demande de permis de construire a été déposée par l’Association culturelle de la mosquée Eyyub Sultan (Acmes). Le dossier est en cours d’instruction et des allers-retours entre l’Acmes et la CUS ont pour but de mettre le projet aux normes de sécurité.

L’Acmes, qui dépend du mouvement Milli Görus (vision nationale), reste très discret sur cette future mosquée, tout comme les élus d’ailleurs. Ses dirigeants veulent à tout prix éviter une « politisation » du dossier, comme pour la GMS ou pour la mosquée de la Mer Rouge à Mulhouse, où le maire UMP Jean Rottner a bloqué le projet. Eyup Sahin, responsable régional du Milli Görus pour l’Est de la France et président du Conseil régional du culte musulman en Alsace, explique :

« On a déjà rencontré le maire de Strasbourg plusieurs fois. Nous formons la plus importante communauté musulmane de l’Est de la France, il est normal que nous disposions d’un lieu de culte approprié. On a bien un projet pour remplacer la mosquée Eyyub Sultan à Strasbourg, qui doit encore être travaillé. A Mulhouse, tout était prêt mais le maire a soudainement changé d’avis… C’est les élections… »

Très prudent lui aussi, le président de l’Acmes, Sabahaddin Aydemir confirme :

« On ne fait pas de politique. On a de bonnes relations avec tout le monde. On rencontre tout le monde. Notre future mosquée est un grand projet pour Strasbourg, mais il n’est pas prêt à être dévoilé à ce jour. Nous ne pouvons même pas chiffrer l’enveloppe globale. Le projet sera proposé aux membres de l’association, puis au Milli Görus, puis au maire de Strasbourg et il y aura au moins trois ans de travaux. La route est encore longue. »

Elle devrait cependant être moins longue que le chemin pavé d’embûches qu’a été la construction de la GMS. D’abord, parce que l’Acmes est propriétaire de son terrain d’un hectare et ensuite parce que cette mosquée pourra largement se passer de fonds publics, les flux en provenance de la diaspora turque et de Milli Görus étant suffisamment solides et efficaces pour financer le projet dans son intégralité.

Lors d’une visite à Strasbourg en mai 2013, Bekir Bozdag (à d.), vice-premier ministre turc à l’époque, a pu consulter le projet pour Eyyub Sultan, accueilli par le consul de Turquie à Strasbourg, Serdar Cengiz (à g.), et Eyup Sahin, de Milli Görus (doc remis)

Architecture trop traditionnelle ?

Le projet présenté par le Milli Görus est une mosquée à l’architecture très traditionnelle, un peu trop peut-être au goût de certains élus qui ont émis des réserves. Ainsi Alain Jund, adjoint au maire en charge de l’urbanisme et candidat EELV aux élections municipales, indique :

« Il ne faudrait pas que la nouvelle mosquée envoie un mauvais message. La communauté turque musulmane participe à la cité de Strasbourg, ce serait bien que le lieu de culte emblématique de cette communauté le traduise, plutôt qu’évoquer Istanbul. »

Adjoint au maire en charge des cultes, Olivier Bitz reste lui aussi très prudent :

« Bon, ce n’est pas une nouvelle mosquée. Il s’agit juste de rénover Eyyub Sultan, qui abrite chaque vendredi 3 à 4 000 fidèles. Cette mosquée est l’un des lieux de culte les plus fréquentés de Strasbourg quand même. Il est plus que temps d’en finir avec les hangars. L’accompagnement de la Ville est en cours d’instruction, mais il s’agit là d’un projet purement privé. »

Du coup, les dirigeants de l’Acmes ont rencontré les candidats aux élections et attendent prudemment l’après-scrutin avant d’entamer des négociations sérieuses.

D’autres mosquées et extensions en préparation

Mais la communauté d’origine turque a d’autres projets dans ses cartons : l’association Semerkand (qui pratique un islam soufi) aimerait construire un nouveau bâtiment de 4 000 m², le mouvement Fetullah Güllem veut construire un lycée privé après le collège Selman Hasan à Lingolsheim, l’association des familles turques de Strasbourg (AFTS) a aussi déposé une demande de permis de construire pour étendre sa mosquée rue d’Altkirch à Neudorf. Quant à l’État turc, il finance un nouveau consulat quai Jacoutot et, via la Diyanet, la nouvelle faculté de théologie installée à Hautepierre, rue Thomas-Mann, dont le campus comprendra lui aussi une mosquée.

Responsable de cette faculté, Murat Erçan indique lui aussi pratiquer le déminage constant et discret :

« On a rencontré tous les candidats aux élections et tous nous ont répondu qu’ils étaient favorables à la formation des cadres religieux musulmans en France. On est propriétaire des terrains et on fait tout dans les règles et sans subvention locale, mais on ne sait jamais… Une opposition peut toujours apparaître. On vient de recevoir l’autorisation de construire le lycée privé donc on va démarrer les travaux et peut-être qu’on pourra accueillir nos premiers élèves en septembre. Bon, ce serait un exploit, mais comme il faut quelques années pour obtenir une convention avec l’État… »

A l’étroit dans des petits locaux rue Jacob, l’association pour un centre culturel turc à Koenigshoffen n’entend pas non plus profiter des élections municipales pour relancer son projet, pourtant bloqué par la municipalité :

« On en a gros sur le cœur, 200 familles attendent ce centre culturel, et pendant les vacances, on accueille 150 enfants ! Mais la politique, ce n’est pas notre truc. On n’a même fait aucune demande de subvention en 20 ans d’existence. En fait, on aimerait qu’on nous laisse tranquille. »

Tuncer Saglamer : « Turc de la liste Keller, je me suis senti seul »

Tête de liste aux élections municipales à Strasbourg, Tuncer Saglamer est arrivé à l’âge de six ans de Turquie. En France, il a cofondé ce qui deviendra le Cojep (Conseil de la jeunesse pour l’égalité et la paix) en 1985, l’une des plus importantes associations de la communauté turque en France. Mais, s’il se présente aujourd’hui, ce n’est pas pour « représenter les Turcs de Strasbourg » :

« Les Turcs à Strasbourg n’ont pas besoin d’être représentés par qui que ce soit. Leurs sensibilités sont diverses et leurs votes tout autant. Mais il est temps que plus de diversité soit visible dans la vie publique. Il faut arrêter avec le « turc de la liste », ce qui fut mon cas chez Fabienne Keller en 2008 et je me suis senti bien seul. D’une manière générale, les candidats ne laissent pas assez de place à la société civile. »

Pour les interpeller sur l’immigration et la citoyenneté, l’Astu (ancienne association des travailleurs turcs) organise un débat le 13 février. Son directeur, Muharrem Koç, prévient :

« De tous temps, les élus ont cherché à obtenir le soutien des communautés en donnant des gages mais c’est un leurre… Il faut regarder le nombre de membres de ces associations, quelques centaines tout au plus. La communauté d’origine turque est très fragmentée, très diverse, c’est impossible de la représenter par une seule personne. Ce qui est plutôt inquiétant en revanche, c’est de voir que l’État français abandonne la formation des imams à l’État turc, et que des établissements confessionnels se créent. Plutôt que ces projets communautaristes, il vaudrait mieux accorder le droit de vote aux étrangers, pour permettre à l’ensemble des individus de participer dans sa diversité à la vie publique en tant que tel. »

En 2008, Roland Ries avait propulsé Saban Kiper sur sa liste et Mine Günbay. En 2014, il repart avec Mine Günbay mais s’est séparé de Saban Kiper, jugé trop proche de l’AKP et du gouvernement turc de Recep Tayyip Erdogan.


#communauté turque

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