200 millions d’euros d’investissement, 500 emplois directs à long-terme et des commandes pour les entreprises locales… Avec son projet d’usine de production en Alsace, le géant chinois des télécoms Huawei a de quoi séduire les pouvoirs publics locaux.
Mais la fabrication de composants d’antennes 5G à proximité de la capitale européenne semble un investissement dérisoire au regard des 123 milliards de dollars de chiffre d’affaires réalisés en 2019 par la multinationale. Après avoir été accusé d’espionnage par le président américain Donald Trump et donc interdit de commerce avec les entreprises américaines l’année dernière, le géant chinois des télécommunications peut bien se payer une opération séduction au cœur de l’Europe.
Garder ouverte la porte du marché européen
« Huawei a peur de voir la porte du marché de la 5G se fermer en Europe, comme elle s’est fermée aux États-Unis », analyse Alain Peter, ancien journaliste et spécialiste de la Chine. Et l’entreprise chinoise a bien failli perdre le Vieux-Continent en janvier 2020 lorsque l’Union Européenne a publié sa « boîte à outils 5G ». Huawei y était mentionné parmi les « constructeurs à haut risque » pour les réseaux de télécommunication de nouvelle génération. L’UE recommandait ainsi de limiter le recours au géant chinois dans le déploiement de la 5G.
Pour François Godement, conseiller pour l’Asie à l’Institut Montaigne, l’installation de cette future usine n’est pas anodine :
« Si l’on regarde les recommandations de l’Union Européenne, vous verrez que les antennes 5G sont dans une zone grise, entre les composants qui posent problème et ceux qui n’en posent pas. C’est donc un choix volontaire, pour tester la France et l’Europe sur leur position vis-à-vis de Huawei. »
Ingénieur réseau, Stéphane Bortzmeyer voit aussi dans les annonces de Huawei une volonté de jouer « le bon citoyen, bien loin de l’entreprise prédatrice, » en créant de l’emploi et en investissant sur un territoire :
« Dans un marché très régulé comme celui des télécommunications, avec une forte charge politique, il y a forcément une envie d’améliorer son image de marque. »
La cybersécurité au cœur des négociations
En charge du développement économique à l’Eurométropole de Strasbourg avant les élections municipales de 2020, Catherine Trautmann a participé aux négociations avec Huawei. Au niveau de la cybersécurité, elle assure que « des enquêtes ont été menées (la DGSE est évoquée, ndlr) pour aboutir à un feu vert du gouvernement. »
Actuelle vice-présidente en charge de l’emploi et la formation à l’EMS, Anne-Marie Jean semble moins définitive sur le sujet : « Sur les questions qui nous dépassent (comme la cybersécurité, ndlr), nous avons écrit au commissaire européen Thierry Breton et au Premier ministre Jean Castex. »
Huawei cherche aussi une caution française pour vendre ses produits dans toute l’Europe. Comme l’explique Anne-Marie Jean, « la France dispose du niveau de contrôle le plus poussé concernant l’achat d’équipements 5G. » De quoi rassurer les opérateurs téléphoniques et États européens frileux face à Huawei, accusé d’espionnage par le gouvernement américain.
Des négociations opaques, comme Huawei l’aime
En Alsace, l’entreprise chinoise de télécommunications peut aussi apprécier des partenaires capables de respecter la confidentialité des négociations. Ainsi, 18 mois après le début des discussions, de nombreuses questions restent en suspens, même pour les élus de l’Eurométropole de Strasbourg. À quelques jours d’une rencontre entre les responsables de Huawei et de l’EMS, prévue lundi 12 octobre, Anne-Marie Jean détaille de nombreuses zones d’ombre « sur la nature des emplois, les garanties quant au traitement des salariés, la nature du bâtiment et son efficacité énergétique, ou encore le plan de transport des futurs salariés. »
Côté Région Grand Est, la vice-présidente en charge de la compétitivité et de l’innovation, Lilla Merabet, indique que trois sites sont en compétition, dont un situé au parc d’innovation d’Illkirch-Graffenstaden, selon le cahier des charges de Huawei. Interrogée sur les deux autres sites en dehors de l’EMS, Lilla Merabet invoque la signature d’une clause de confidentialité… Malgré de multiples sollicitations, Huawei France n’a pas donné suite à notre demande d’interview.
Un site au cœur de l’Europe
Présente dès le début des échanges avec l’entreprise chinoise, Lilla Merabet affirme que Huawei cherche en Alsace, « une porte vers l’Europe et son marché ». Pour la vice-présidente du Grand Est, la proximité avec de nombreuses infrastructures de transport autoroutier, fluvial et ferroviaire aurait ainsi joué un rôle important dans l’intérêt du géant des télécoms pour Strasbourg. « On est au carrefour des grands axes de transport, ça fait partie des critères », abonde Catherine Trautmann. L’ancienne députée européenne a ainsi constaté l’intérêt du consul de Chine à Strasbourg pour la construction d’infrastructures permettant à des trains chinois d’arriver jusqu’à la capitale alsacienne.
Selon un expert des télécommunications, qui a tenu à garder l’anonymat sur ce « sujet ultrasensible », l’installation d’une usine au cœur de l’Europe « pourrait permettre à Huawei de réduire le temps de production et de livraison pour ses clients européens. Sachant qu’avec la 5G, il faut densifier le nombre d’antennes par rapport à la 4 et la 3G, cette rapidité peut vous faire gagner des parts de marché. »
Pour Jean-Luc Heimburger, président de la Chambre de commerce et de l’industrie (CCI) d’Alsace, Huawei cherche aussi le dynamisme économique de la région métropolitaine trinationale du Rhin supérieur. Cette zone, constituée par l’Alsace, une partie du Bade Wurtemberg et le canton de Bâle, cumule un PIB important (234 milliards d’euros en 2012), mais aussi un fort dynamisme dans la formation : « Nous allons pouvoir fournir à Huawei des ingénieurs formés à Strasbourg, Fribourg ou Karlsruhe, mais aussi des techniciens détenteurs de BTS et de DUT. »
Un pragmatisme dans la quête d’hégémonie
Maître de conférence en études chinoises à l’Université de Strasbourg, Thomas Boutonnet rappelle qu’en 2014 « le PIB chinois en parité du pouvoir d’achat a dépassé celui des États-Unis. » Ainsi, la Chine de 2020 n’est plus l’usine du monde des années 90. Le chercheur analyse :
« Depuis les années 2010, la Chine rachète des infrastructures de manière agressive en Europe, en Grèce ou en France par exemple. Il y a ainsi une situation de predation économique, une forme également de pragmatisme lié à la désunion des pays européens. Dans ce contexte, alors que la réputation de la Chine se dégrade fortement depuis le début de l’année 2020, et que Huawei est accusé de nombreuses malversations, l’entreprise peut être tentée de montrer patte blanche en délocalisant sa production sur le sol étranger et en faisant état de transparence sur ses processus de production. »
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