Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Dans la capitale de Noël, des centaines de personnes dorment dehors

Malgré des crédits en hausse pour l’hébergement d’urgence, plusieurs centaines de personnes, étrangers et sans titre de séjour pour la majorité d’entre eux, dorment dehors tous les soirs à Strasbourg, en plein Marché de Noël.

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C’est une petite soirée ce mercredi soir place de la Bourse à Strasbourg. Dans le bus aux vitres opaques ou aux alentours, plusieurs dizaines de personnes profitent de la purée et des steaks hachés servis par les Restos du Cœur du Bas-Rhin. Ils lèvent le pouce pour signifier que c’est bon. Quelques uns restent pour une deuxième tournée. On est le 7 décembre, les minimas sociaux ont été versés la veille. Ils seront sûrement plus nombreux à la fin du mois. Mais vers 21h certains repartent et dormiront dehors.

Jean-Luc Bailly, responsable des bus pour les Restos du cœur, a l’habitude d’appeler les centres d’hébergements d’urgence, souvent en vain :

« Quand j’appelle le 115 pour un de nos bénéficiaires, car tous n’ont pas de téléphone, une fois sur cinq ça répond, mais le reste du temps, il n’y a pas de place disponible. S’il y a une disponibilité, la personne le bénéficiaire a une heure pour s’y rendre. Toutes les places ne sont pas mises en disponibilité en même temps pour espacer les appels. »

Son impression est confirmée par les chiffres. Le 6 décembre par exemple, sur les 273 demandes d’hébergement, seules 61 ont reçu une réponse favorable. Parmi les demandes, 26 familles soit 85 personnes n’ont pas trouvé de place, malgré des températures négatives cette nuit-là à Strasbourg. En octobre, il y avait parfois plus de 300 personnes dehors, car des places supplémentaires dans les hôtels ne sont ouvertes qu’à partir du 1er novembre.

Lors de la tournée, un bénévole nous fait remarquer qu’il faudrait aussi que nous venions l’été, « c’est parfois plus difficile, car beaucoup d’associations ne circulent pas toute l’année ». Il est vrai que davantage de sans-abris décèdent pendant l’été. La raison est parfois un « relâchement » du corps, une fois qu’on pense avoir franchi l’hiver, explique Jean-Luc Bailly.

Place de la bourse à Strasbourg. (Photo JFG / Rue89 Strasbourg)

Et ceux qui n’appellent pas

Face à une situation qui semble se banaliser, le collectif « sans dents mais pas sans droits », fondé fin novembre, a voulu rassembler des initiatives de particuliers et lutter contre la lassitude des professionnels. Ses pancartes place Kléber lors de l’inauguration du Marché de Noël ont affiché le nombre de personnes à la rue le même soir (476 adultes, 63 enfants). Un contraste forcément saisissant avec les fastes et les importantes dépenses, de sécurité comme d’animation, liées aux festivités de Noël à Strasbourg.

Porte parole du collectif SDF Alsace, et membre de ce nouveau collectif, Monique Maitte, voulait que cet événement attire aussi l’attention sur ceux qui n’appellent plus les services d’aide :

« C’étaient les vrais chiffres, ceux de la veille, pas seulement ceux qui appellent le 115 et ne trouvent pas de place. Car le nombre de personnes sans solution est parfois supérieur ! »

Le 25 novembre, le collectif « sans dents mais pas sans droits » avait tenu à rappeler que ce n’était pas Noël pour tout le monde (Photo collectif sans dents mais pas sans droits / Facebook)

Également à l’origine du collectif, la présidente d’Action Solidarité à Strasbourg, Valérie Suzan, en est arrivée cette année à accueillir des sans abris chez elle :

« J’ai hébergé un couple pendant une semaine, qui avait un bébé de 22 mois. Ma fille est venue dormir dans mon lit et a laissé le sien. Mais on ne peut pas faire cela tous les soirs. Dans les services d’aides sociales, les personnes qui voient que les obligations d’hébergement et de mise à l’abri ne sont plus remplies ne peuvent pas s’exprimer. »

Le Département a obligation de prendre en charge les enfants de moins de 3 ans. Mais aussi incroyable que cela puisse paraître, si un des enfants de la famille est plus âgé, cette obligation disparaît. Parmi les raisons du refus d’appeler le 115 : l’impossibilité d’amener un chien, le découragement face aux refus à répétition, les vols ou les agressions dans les centres ou encore la peur de perdre « une bonne place » dans la rue.

Un nombre de places difficile à estimer

Le nombre exact de places disponibles chaque soir à Strasbourg n’est pas rendu public. Des structures d’accueil adaptées doivent remplacer les nuitées en chambres d’hôtel, une politique d’urgence très critiquée, car à la fois coûteuse, sans accompagnement social et ne permettant pas à une famille de se retrouver. Mais alors que ce chiffre avait été abaissé de 1 200 à 800 nuitées par soir il y a quelques années, il est remonté autour de 1 370 cet hiver.

Syamak Agha Babaei, vice-président de l’Eurométropole (non-encarté, ex-PS) en charge de l’habitat, souligne que des efforts ont été faits, mais il reconnaît qu’ils « restent insuffisants » :

« On a construit 400 appartements pour réduire les places d’hôtels. On a aussi construit 450 logements à destination des familles et on a trouvé 400 places dans des appartement existants pour réduire les nuitées à l’hôtel. »

A l’arrière du bus les bénévoles (photo JFG / Rue89 Strasbourg)

Bénévoles sous tensions

S’il y a un mot qui revient souvent dans la bouche des professionnels ou des bénévoles, c’est celui de tensions. Aux Restos du cœur, les bénévoles ont utilisé leur droit de retrait au restaurant La Fringale pour rappeler qu’ils n’étaient pas salariés ni employés par l’association caritative, après des violences verbales et physiques en novembre. Un mois après, le message semble avoir été entendu, selon Jean-Luc Bailly :

« La France est parfois présentée à l’étranger comme un pays où tout est fait pour ceux qui arrivent, avec des fonctionnaires pour tout et que l’on peut maltraiter. La notion de bénévolat existe très peu voire pas du tout dans certains pays, ce qui nécessite d’expliquer ce qu’on fait. »

Le responsable des bus des Restos du cœur constate que le nombre de personnes qui se présentent aux distributions continue d’augmenter, certes un peu moins qu’il y a quelques années. Dans les nouvelles populations accueillies, des retraités (3 à 4% du public), des étudiants ou des travailleurs précaires.

Pour ajouter de la nervosité, plusieurs SDF de nationalité française nous parlent spontanément de leur ressenti envers les personnes étrangères, qui auraient plus de droits qu’eux. C’est pourtant l’inverse rappelle Syamak Agha Babaei :

« Les déboutés du droit d’asile ne peuvent prétendre au logement social et n’ont pas de ressource pour le logement privé. L’hébergement d’urgence est la seule chose dont ils peuvent bénéficier. Un SDF français a le droit au RSA ou à la Sécurité sociale, même s’il est parfois difficile d’activer les procédures. »

Les vitres de cet ancien bus de la CTS cédé aux Restos du cœur sont teintées pour préserver un peu l’anonymat des bénéficiaires (photo JFG / Rue89 Strasbourg)

Une grande partie des personnes qui dorment dehors à Strasbourg, environ 70% selon plusieurs sources, est étrangère. Ils sont souvent issus des Balkans, d’Arménie, de Géorgie et aussi du Maghreb. Carrefour d’immigration, Strasbourg est en revanche peu concernée par les migrants qui fuient les conflits au Darfour ou en Syrie.

Un des rares motifs de satisfaction dans cet hiver triste, l’application de l’état d’urgence dans la grande-île hyper sécurisée ne serait plus utilisé comme prétexte pour déloger des SDF comme l’an dernier. « Quelqu’un a trouvé une bonne place dans le passage du Monoprix et n’est pas embêté », souligne Monique Maitte

150 à 200 déboutés du droit d’asile supplémentaires tous les mois

Pour Syamak Agha Babaei, le problème est structurel :

« Environ 30% des demandeurs d’asile sont acceptés. Notre politique migratoire crée donc entre 150 et 200 nouveaux déboutés tous les mois à Strasbourg. Tous ne restent pas, mais cela augmente les besoins. Et dans le même temps, des étrangers qui étudient en France partent travailler ailleurs, après avoir bénéficié d’une scolarité à peu de frais. Il faut revoir toute notre politique pour qu’elle soit volontariste. Quel modèle de civilisation met une vingtaine de familles à la rue ? »

Si les élus en charge de ces thématiques, comme Marie-Dominique Dreyssé, s’expriment régulièrement sur la situation et avancent des propositions, comme davantage accompagner les initiatives locales, le sujet ne semble pas provoquer beaucoup d’émoi chez les autres élus locaux, ou plus haut dans l’organigramme municipal.

Adelheid Tufuor, déléguée régionale de la FNARS (Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale) Alsace, il faut surtout une politique globale :

« On ne peut pas dire qu’il n’y a pas d’efforts. Il n’y a jamais eu autant de budget de l’État dédié à l’hébergement d’urgence. Des enveloppes complémentaires sont versées tous les ans par la Préfecture. S’il y a des blocages à l’entrée du dispositif, c’est parce que la sortie est bouchée : l’hébergement temporaire est lui aussi insuffisant. La mise à l’abri ne peut être que provisoire, il faut des réponses pérennes. »

Première année depuis les désengagements du Bas-Rhin

Adelheid Tufuor est en revanche plus critique sur la décision du Département du Bas-Rhin. En février, la collectivité avait brutalement coupé toutes les aides à l’hébergement d’urgence, à la grande surprise des associations, car ce n’était plus une compétence départementale. Alors que c’est la premier hiver où les effets peuvent s’apprécier, son président Frédéric Bierry (LR) a fait valoir qu’aucune place n’avait était supprimée. « Il y a eu des licenciements, donc moins de moyens humains, ce qui aura un impact au long cours », pointe Adelheid Tufuor.

Notre article montrait ainsi que la reprise de Regain par le Home Protestant est très fragile. Surtout, après une réunion de « raclage de fond de tiroir », dixit un responsable à la Préfecture l’an dernier, 400 000 euros sur les 640 000 euros manquants avaient été réunis avec l’Eurométropole et le Département pour atténuer la violence du désengagement. Il n’y a pas de garantie que ces besoins soient de nouveau assurés.

Adelheid Tufuor s’inquiète aussi que la situation se banalise dans « la conscience sociale ». Le terme d’hébergement d’urgence a en tout cas perdu son sens. Cette politique ne devrait servir qu’à pallier des situations temporaires, comme une femme qui fuit les coups de son mari, un jeune chassé par ses parents, etc. Or, elle est devenue un moyen pérenne d’héberger plusieurs milliers de personnes à Strasbourg.


#collectif Sans Dents Mais Pas Sans Droits

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