« Pendant six jours, on s’est lavés au gant de toilette et à l’eau froide. Certains habitants sont allés dans leur famille, ou chez des amis pour prendre une douche ! Il y a une de mes voisines qui est même allée à la piscine pour avoir une douche chaude ! » Lucas Marmin, 30 ans, fait partie des propriétaires qui subissent, depuis l’été dernier, les conséquences des travaux d’Evos, la filiale d’Engie en charge du réseau de chaleur de l’ouest de Strasbourg. « Je comprends que des travaux soient nécessaires, mais faire ça en période de froid, avec des températures négatives, c’est vraiment mal calculé. »
Le jeune homme – qui vit dans cet immeuble rue Albert Calmette depuis 2017 – n’avait jamais connu ça. « Jusqu’ici, on était toujours prévenu deux ou trois semaines avant les coupures. Et ça se passait l’été, donc quelque part, c’était moins gênant. » Evos avait prévenu qu’il y aurait deux jours de coupure entre le 27 et le 29 novembre.
Six jours sans chauffage ni eau chaude pour certains habitants
Mais le vendredi 1er décembre, Lucas Marmin réalise qu’il y a quelque chose d’anormal. Pas d’eau chaude au robinet. Ni dans la douche. Les radiateurs sont – eux aussi – glacials. Dehors, il fait -1°C. Evos n’a pourtant pas évoqué de nouveaux travaux. Le jeune homme se renseigne donc auprès de ses voisins dans l’immeuble, ils sont quasiment tous concernés.
« En fait, ceux qui étaient dans les premiers étages avaient de l’eau à peu près tiède, mais dès qu’on montait dans les étages, l’eau était froide. Il n’y avait plus du tout de chaleur en fin de circuit. Je vis au quatrième étage sur cinq. »
Impossible de connaître le nombre exacte de personnes touchées par la panne. Thierry Willm, chef du service Énergie et Territoire de l’Eurométropole de Strasbourg (EMS), indique que les mailles Éléonore, Karine et Athéna du quartier de Hautepierre ont été touchées. Comme chaque maille compte quatre ou cinq bâtiments, d’après nos estimations, l’eau chaude et le chauffage de 150 à 250 appartements ont dysfonctionné pendant six jours.
Lucas Marmin se démène pour tenter d’avoir des informations. « J’ai essayé de trouver un numéro d’urgence d’Evos, il n’y avait rien sur leur site internet. J’ai fini par trouver, dans un mail que notre syndic nous avait envoyé un jour, un numéro d’astreinte. » Lucas Marmin tombe sur une opératrice de la plateforme d’Engie qui n’a aucune information sur l’état du réseau, mais qui envoie tout de même un technicien sur place.
Le propriétaire réussit à faire le tour de la chaufferie de son immeuble, avec le technicien.
« Il m’a confié qu’il y avait de gros problèmes sur le réseau suite aux travaux dans la centrale principale. Il m’a dit qu’il y avait une chaudière en panne, et qu’ils n’arrivaient pas à la remettre en route. »
Finalement, les habitants les plus touchés vont attendre six longs jours avant de voir à nouveau l’eau chaude couler chez eux. Le réseau ayant été remis en marche le mercredi 6 décembre dans la journée.
Une communication de crise défaillante
Et il aura fallu presque autant de jours avant d’être enfin informés. Mardi 5 décembre, à 15h, les habitants de la rue Albert Calmette reçoivent un mail envoyé par leur syndic. Avec la transmission d’un message laconique de la part d’Evos :
« Une panne s’est déclarée le 1er décembre sur une partie des installations (…).
La distribution du chauffage est de ce fait perturbée (…).
Nous sommes conscients des difficultés et de l’inconfort que cette interruption de fourniture de chaleur peut générer en cette période froide.
Nos équipes mettent tout en œuvre pour réaliser les travaux nécessaires au rétablissement… »
Extrait du message communiqué sur le site d’Evos pendant la période de coupure de chauffage.
Une communication de crise totalement défaillante, selon Lucas Marmin, qui a dû appeler à plusieurs reprises la Ville, Engie et son syndic, pour obtenir, au final, quelques informations basiques :
« Le manque d’informations est anormal. On a mis cinq jours pour en avoir ! Et dans ce genre de cas, ne pas savoir ce qu’il se passe peut avoir des conséquences importantes. Dans l’immeuble d’à côté par exemple, ils ont fait intervenir un chauffagiste qui a changé des pièces, alors que ça n’avait rien à voir puisque le problème venait d’Evos, en amont ! »
Même sentiment chez Pascal Cozza, président des co-propriétaires de l’immeuble de Lucas Marmin qui assure : si les habitants avaient été prévenus dès le début, la colère serait moindre :
« Si on nous dit : il y a un problème, une panne ou quoi, on peut le comprendre ! Mais là, c’était vraiment une prise en otage, en période d’hiver en plus. On est prêts à faire des efforts, et on peut être compréhensifs, mais il faut faire les travaux en été et pas en hiver. »
L’énorme chantier d’Evos : transformer un vieux réseau au gaz
Evos (Energies Vertes Ouest Strasbourg), filiale d’Engie, est chargée du réseau de chaleur de l’ouest de Strasbourg depuis juillet 2022, via une délégation de service public (DSP) qui lui a été accordée pour 20 ans. Le principe, acté par la municipalité écologiste en mars 2022 : passer d’une énergie fossile actuellement (au gaz), à une énergie à 90% d’origine renouvelable d’ici 2025 (45% de biomasse, et 45% issu de la récupération de la chaleur émise par l’hôpital d’Hautepierre, issue des équipements de production de froid). Les 10% restants seront toujours du gaz.
Evos a repris le réseau qui alimente au total l’équivalent de 15 000 logements, en comprenant l’hôpital de Hautepierre. L’ambition est d’atteindre les 25 000 d’ici 2025, sur les secteurs de Hautepierre, Poteries, Cronenbourg et Koenigshoffen.
Pour réaliser ce changement majeur d’utilisation du réseau de chaleur, d’importants travaux sont réalisés depuis 2022. Barthélémy Foubert est le directeur régional Alsace Bourgogne Franche-Comté d’Engie. Il tient à insister sur le caractère exceptionnel du chantier :
« Aujourd’hui, le réseau est relativement simple, et basé sur des générateurs gaz, dont certains sont très âgés. L’un des enjeux, c’est de fiabiliser ces moyens de production et de changer le système de pression en bas de chaque immeuble. Tout ça doit être disponible en 2025, donc en un temps record, avec des installations lourdes. »
Coût de l’investissement engagé par Engie dans ce chantier strasbourgeois : un peu plus de 90 millions d’euros, investis sur les trois premières années de la délégation de service public. « L’objectif final, c’est aussi une réduction tous les ans de 43 000 tonnes de CO2 émises dans l’atmosphère grâce à ce réseau de chaleur », se félicite Barthélémy Foubert.
Des travaux qui se sont éternisés
Ainsi, dès cet été, plusieurs travaux engendrant des coupures d’eau chaude ont été réalisés. « Les travaux que nous avons débuté cet été étaient censés se terminer mi-octobre, mais il y a eu un problème avec la livraison de matériel de nos entreprises, reconnaît le directeur régional d’Engie, et nous avons finalement dû continuer pendant la période de chauffe ».
Thierry Willm, chef du service Énergie et Territoire de l’Eurométropole de Strasbourg, explique pourquoi la Ville et le délégataire ont fait le choix de poursuivre les travaux en novembre et en ce début de mois de décembre :
« Le choix, c’était soit de repousser ces travaux au printemps prochain, avec un vrai risque technique, puisque nous aurions eu des stations basculées en basse-pression, et d’autres non, donc on ne pouvait plus envoyer de l’eau à 150°C en haute pression dans tout le système. Le risque c’était de ne plus pouvoir du tout alimenter en chauffage certains habitants, en plein hiver.
L’alternative, c’était de finir ces travaux de bascule en début d’hiver, avec l’inconvénient du chauffage coupé pendant quelques jours. Nous avons revu le planning ensemble, et on a décalé les interventions à un moment où il faisait moins froid (mi-décembre, des travaux ont encore été nécessaires sur le réseau NDLR). Les techniciens sont même venus travailler dès 4h du matin le week-end du 11 décembre, car nous savions qu’il faisait 10°C ce jour-là. »
Pour conclure, Thierry Willm résume : « Nous avons préféré un petit problème pour les habitants en début d’hiver, plutôt qu’un gros problème en milieu d’hiver. »
La panne d’un générateur de 1977
Un décalage des travaux maîtrisé donc, et assumé par Evos et l’EMS. Ce qui n’avait pas été prévu en revanche, c’est la panne du 1er décembre. Barthélémy Foubert, directeur régional d’Engie, raconte comment le plus ancien générateur a impacté tout un quartier :
« Le 1er décembre, on a perdu le principal générateur de la chaufferie, celui qui date de 1977. Il s’agit d’un énorme générateur qui ne se répare pas en quelques heures. Il faut faire des soudures importantes, qui doivent être faites par des techniciens qualifiés. Il faut que ces techniciens soient disponibles et se déplacent. »
Au total, dix jours de travaux ont été nécessaires pour réparer ce générateur. Et Barthélémy Foubert rajoute « qu’il a également fallu les autorisations nécessaires de la DREAL (direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement, NDLR) pour rallumer la machine, qui doit passer par un contrôle technique drastique avant d’être remise en service ». C’est pour ces raisons cumulées que le réseau de chaleur a dysfonctionné à Hautepierre du 1er au 6 décembre.
Evos et l’Eurométropole s’excusent
« Autant sur le fond du sujet, nous sommes à l’aise, autant sur la communication, nous savons qu’il faut nous améliorer », reconnaît d’emblée Barthélémy Foubert. Thierry Willm, de l’Eurométropole, abonde :
« Du côté de l’Eurométropole, qui contrôle la qualité du service public, on a fait un retour d’expérience : nous avons constaté que la communication était insuffisante, et défaillante en période de crise. Il faut la renforcer. »
Thierry Willm, chef du service Énergie et Territoire de l’Eurométropole de Strasbourg.
Le chef de service explique que de nouveaux moyens seront mis en œuvre, « au travers d’applications mobiles par exemple ». Désormais, lorsqu’on visite le site internet d’Evos, un message d’alerte sur la fin des perturbations s’affiche immédiatement. Et un numéro d’urgence est bien visible, sur la première page. Une nouveauté apparue quelques jours avant la parution de cet article.
Si Thierry Willm critique ouvertement la mauvaise communication d’Evos, il se fait immédiatement plus diplomate lorsqu’il s’agit de réaffirmer son soutien pour son nouveau délégataire, avec qui il a signé pour 20 ans… Pas question ici de désavouer Engie, « qui investit énormément pour ce réseau de chaleur, qui dans 20 ans, appartiendra de plein droit à l’EMS », se félicite Thierry Willm.
Barthélémy Foubert se veut, lui aussi, rassurant : « Cette situation ne se reproduira pas. » Evos a d’ailleurs prévu – au cas où – la mise à disposition de convecteurs électriques en cas de future panne, ainsi que des chaufferies mobiles pour l’hôpital d’Hautepierre par exemple, « car il n’est pas question d’avoir une coupure d’eau chaude ou de chauffage pour les patients évidemment ». Le directeur régional d’Engie affirme également « qu’un geste compensatoire » sera fait pour dédommager les habitants concernés par ces pannes récurrentes.
Enfin, les travaux de bascule du réseau se sont terminés jeudi 14 décembre au soir selon Engie. Les habitants devraient donc passer l’hiver au chaud, en principe.
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