Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Crèches en grève contre les recrutements de non-diplômés : « On fait comme si tout allait bien, mais non, ça ne va pas »

En grève, près de 200 Bas-rhinois du secteur de la petite enfance sont rassemblés, place de l’Etoile à l’occasion de l’appel national du collectif : « Pas de bébé à la consigne ». Leurs revendications : des mesures immédiates contre la pénurie de personnel, et surtout, le retrait de l’arrêté ministériel adopté cet été, qui autorise l’embauche de non-diplômés dans les crèches. Une possibilité déjà utilisée dans certains établissements à Strasbourg.

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8h40, Anaïs, emmitouflée dans sa robe de chambre noire, s’avance avec ses deux jumeaux vers l’entrée de la Maison de la petite enfance du Neuhof (MPEN). “Vous pouvez aller voir s’il est possible de laisser vos enfants, mais je crois que vous allez faire un aller-retour”, lui annonce, avec la plus grande délicatesse, Nathalie, postée devant la porte.

Les jours précédents, cette éducatrice a informé les parents du mouvement de grève, mais Anaïs, comme de nombreux autres parents, espère pouvoir confier ses enfants, car elle doit filer travailler. Elle est serveuse dans un bar, elle commence à 10h. Quelques minutes plus tard, elle ressort, excédée, ses deux petits à la main. Elle ne comprend pas, des enfants sont pourtant à l’intérieur. Ce matin, sur les douze employées qui s’occupent des soixante enfants inscrits à la structure, seuls trois sont présentes. Les autres étant grève, seuls les premiers enfants arrivés ont pu être accueillis.

En grève, les éducatrices de la Maison de la petite enfance du Neuhof, les éducatrices, Nathalie, (à gauche), et Marjorie, (à droite), ont décidé de tout de même sensibiliser les parents. Photo : AF / Rue89 Strasbourg

Le soutien des parents

La colère fait place à l’interrogation, et Nathalie, venue exprès avec trois autres collègues pour sensibiliser les parents, explique :

« Depuis la rentrée, les crèches peuvent employer des personnes sans formation. En plus, elles sont payées comme les accueillantes éducatives qui ont un CAP et touchent le Smic, et juste un peu moins que les auxiliaires de puériculture qui ont la responsabilité de prendre la température ou donner des médicaments. »

Une nouvelle que les parents ne voient pas d’un bon oeil. Adel, bloqué à l’entrée, sa fille dans les bras, soutient le mouvement, et se demande : « En cas de pépin, ces personnes auront-elles les bons gestes ? Surtout qu’avec des enfants aussi petits, il faut redoubler d’attention. » Le comité d’accueil du jour ne peut le rassurer.

Adel et sa fille sont repartis à la maison, pour une journée de télétravail. Photo : AF / Rue89 Strasbourg
Des parents ont accepté et compris les enjeux de la mobilisation. Photo : AF / Rue89 Strasbourg

Jusqu’à 9h30, le balai des parents continue. Certains font du forcing. Pour beaucoup, il va falloir trouver une solution. Face aux parents, Evelyne, l’infirmière de la MPEN, les invite à appeler l’Association de gestion des équipements sociaux (Ages), qui gère la structure, et la Ville de Strasbourg pour faire part de leur mécontentement. Si les parents s’y mettent, peut-être que des mesures seront prises espère le personnel mobilisé.

Abaisser les exigences face à la pénurie de professionnels

Le recours à des personnes sans diplôme a commencé officieusement, l’année dernière, l’arrêté ministériel de fin août, l’a officialisé. La raison : une pénurie de professionnels qualifiés partout en France. « Rien qu’à la MPEN, l’année passée, seize personnes sont entrées et sorties, et huit, en CDI ont donné leur démission », détaille Evelyne. Elle connait les chiffres et les visages, à la rentrée, sur le panneau des anniversaires, c’est qui elle a enlevé les photos des collègues absentes.

D’après Marjorie, éducatrice au Lieu d’accueil parent-enfant (Lape), rattaché à la crèche du Neuhof, la pénurie a commencé en 2020, après la crise du Covid. « À ce moment, je travaillais à la crèche. À plusieurs, nous nous sommes formées à la pédagogie par la nature, j’ai vu mes collègues partir les unes après les autres, nous n’avons rien pu mettre en place. » Dépitée, elle a décidé de rejoindre le Lape, dans l’espoir de déployer cette nouvelle compétence.

Sa binôme au Lape, justement, Chloé, a tenu à participer à la grève aujourd’hui, car elle aussi voit la situation se dégrader :

« L’année passée, on nous a demandé de remplacer les absentes en section, le temps de trouver de nouvelles recrues, alors que nous sommes là pour accueillir les familles au Lape. »

Chloé (à g.) et Marjorie (à d.) sont éducatrices au Lape, L’îlot familles. Photo : AF / Rue89 Strasbourg

La faible rémunération, le Smic en début de carrière et moins de 2 000 euros après 30 ans d’ancienneté, y est certainement pour quelque chose, d’après Marjorie, 30 ans :

« J’ai l’impression que jusqu’à présent, les filles restaient dans les crèches, car elles aimaient l’ambiance, le projet d’équipe. Maintenant, dès qu’elles trouvent un salaire un peu meilleur ailleurs, elles partent. Par exemple, une auxiliaire de puériculture gagne 500€ nets de plus à l’hôpital. Et puis, dans les crèches, nous ne bénéficions pas de la prime Ségur de 183€, accordée à certains travailleurs sociaux et médico-sociaux. »

Les salariés convergent place de l’Étoile

Après un petit café et un croissant, les quatre employées se mettent en route pour prendre le tram. À 10h, elles ont rendez-vous place de l’Étoile, pour retrouver d’autres professionnels de la petite enfance du département mobilisés. 

De derrière ses lunettes, Evelyne guette les stations. Elle se rappelle quand elle a manifester la dernière fois, à Paris. C’était en janvier 2015 après les attentats contre Charlie Hebdo. À cette époque, elle habitait au Luxembourg, elle ne voulait pas rater ce moment. Aujourd’hui, il y aura bien moins de monde, mais le déplacement est tout aussi important à ses yeux pour améliorer le précieux service qu’elle propose. 

« On fait comme si tout allait bien, mais non, ça ne va pas »

Cette brune aux cheveux courts, pleine d’énergie, a d’abord travaillé sept ans en service hospitalier de pédiatrie, avant de rejoindre la crèche du Neuhof en 2021. Elle supervise le groupe des bébés, aux côtés d’une auxiliaire de puériculture, une accueillante éducative, et désormais d’une personne sans diplôme :

« Je ne leur en veux pas à ces personnes non qualifiées, mais le souci, c’est que c’est à nous de les former, en interne. Cela nous prend trois jours, alors qu’elles ne restent souvent que 10 ou 15 jours, car elles ont des contrats de courte durée. On fait comme si tout allait bien, mais non, ça ne va pas. »

Evelyne est infirmière depuis 1994, et travaille dans la petite enfance depuis deux ans. Photo : AF / Rue89 Strasbourg

En si peu de temps, elle n’a pas le temps de distiller un cours sur l’évolution de l’enfant, comme il le faudrait, elle pare au plus urgent, au plus pratique. Cette situation épuise Evelyne qui, en rejoignant la petite enfance, imaginait plutôt assurer le suivi médical de chaque enfant, et s’attacher aux besoins de chacun d’entre eux.

Difficile aussi, dans une configuration pareille, de développer des projets pédagogiques. Nathalie, éducatrice référente dans un des groupes de moyens-grands, le regrette. Elle a 56 ans, et vient d’embrasser ce métier, après une carrière dans le monde de l’entreprise. Une vocation née sur le tard, en laquelle elle croyait beaucoup, avant de devoir prendre sous son aile, elle aussi, une personne sans diplôme :

« Cette année, je voulais organiser des sorties à la médiathèque par petit groupe de deux enfants, ce qui implique de partir à deux professionnelles. Mais je n’y pense plus car cela veut dire que je laisse trois collègues avec 21 enfants. Ça marcherait si elles connaissaient toutes parfaitement leur boulot, mais aujourd’hui, je ne partirais pas tranquille, quand je vois le temps que je passe sur des détails, comme chercher des tétines, des chaussettes, repréciser les transmissions, pour que tout soit prêt quand les parents viennent chercher leurs enfants. »

À 7 ans de la retraite, Nathalie a voulu devenir éducatrice pour travailler au plus près des enfants. Photo : AF / Rue89 Strasbourg

Place de l’Étoile, le quatuor descend. Près de 200 personnes sont déjà là. Sur les lignes de tram, certaines s’allongent pour marquer le coup, avant que les trams ne passent et fassent relever les plus déterminées. Les « y’en a marre » se multiplient sur le refrain du chant révolutionnaire Bella Ciao. Nathalie regarde, un sourire d’étonnement sur les lèvres. C’est la première fois qu’elle fait grève. 

Elle croise des employés de micro-crèches, de crèche parentale, de multi-accueil, venus de Benfeld ou encore de Mutzig. Dans 66 villes de France, leur voix résonnent en ce moment. Sophie Luttmann, déléguée syndicale CGT à l’Eurométropole, prend la parole :

« Puisque Jean-Christophe Combe, notre ministre de tutelle, ne veut pas dialoguer, nous avons choisi de nous réunir ici, devant la Ville de Strasbourg, en espérant qu’elle relaie nos revendications au plus haut. »

Cette auxiliaire de puériculture, employée dans l’une des onze crèches municipales de Strasbourg, se sent happée, comme dans une spirale infernale :

« Le problème va au-delà des personnes non-diplômées. À cause de coupes budgétaires, la Ville en vient à remplacer des éducatrices par des CAP, alors que la richesse de la petite enfance, c’est justement cette multiplicité de compétences qui permet d’offrir un accompagnement complet aux enfants. »

Pour toutes les personnes rassemblées, il est donc temps de réagir. Par une revalorisation salariale, et en ouvrant plus de places dans les centres de formation, comme le suggère Nathalie, de la crèche du Neuhof :

« Quand j’ai suivi ma formation, nous étions 100 sur liste d’attente. Il faudrait que le Département (la Collectivité d’Alsace, NDLR) et l’État investissent plus pour organiser deux sessions par an, par exemple. »

Nathalie, Evelyne, Chloé et Marjorie repartent du rassemblement avec plein d’idées en tête pour agir à leur niveau. Raviver le Comité social d’entreprise de l’Ages, qui s’était petit à petit éteint, en est une, afin d’obtenir de meilleures conditions salariales et attirer des recrues diplômées dans leur structure.

Nathalie, Eveyline, Chloé et Marjorie, les quatre collègues ont partagé toute la matinée de mobilisation ensemble. Photo : AF / Rue89 Strasbourg

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