Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Fabienne Keller : « Les perspectives pour Strasbourg manquent de cohérence »

Observatrice privilégiée depuis les bancs de l’opposition et pour avoir dirigé la ville de 2001 à 2008, Fabienne Keller, sénatrice (Agir) du Bas-Rhin, évoque dans un entretien les tensions dans la majorité strasbourgeoise, les dossiers de la fin de mandat, l’Alsace, son nouveau parti Agir ou les élections européennes.

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Rue89 Strasbourg : Un an après, quel regard portez-vous sur l’explosion de la majorité locale en quatre groupes ? 

Fabienne Keller : Le sujet, c’est quelle gestion de la collectivité cela entraine. Ce sont la ville et ses habitants qui en subissent les conséquences. Dans la conduite des politiques, on ne voit pas de cohérence. On a le sentiment que cette municipalité passe plus de temps à gérer des rivalités internes qu’à proposer de grandes perspectives d’avenir pour Strasbourg.

À la fin du dernier conseil municipal, il y a eu un échange très violent entre Paul Meyer (La Coopérative, membre de la majorité ndlr) et Syamak Agha Babaei (également membre de la majorité, ndlr). On sentait qu’il y avait d’autres choses à régler entre eux, qui datent d’avant la scène à laquelle nous avons assisté en séance. Qu’en pensent les fonctionnaires ? Les Strasbourgeois ? Les partenaires ?

Ce manque de cohérence, on le constate cette rentrée avec la Foire européenne, il n’y a plus de pays invité, alors que c’était un marqueur du rayonnement international de Strasbourg. Ce n’était pas seulement de la promotion touristique, mais aussi un moyen de nouer des relations économiques pour les entreprises strasbourgeoises, avec le président de la CCI qui venait parler et rencontrer les forces économiques du pays invité… Concernant le site, les terrains sont vendus, mais le futur emplacement n’est pas encore aménagé, il n’est annoncé que pour 2021, ce n’est pas faute d’avoir interpellé les dirigeants sur ce problème ! Et donc on se retrouve avec une gestion de dossier chaotique et forcément, on aura cette année et les années suivantes des éditions au rabais de la Foire européenne…

Il y a aussi eu des départs dans votre groupe…

C’est le choix de ceux qui sont partis. Les raisons de leurs départs viennent de divergences nationales. Je ne vois pas de sujet local qui puisse motiver cette décision… Nous ne changeons pas de ligne, par rapport à ce que nous avons proposé aux électeurs en 2014.

« On met aux Finances l’excentrique Serge Oehler… À un moment, il faut être sérieux »

La mise en examen de Roland Ries fragilise-t-elle la défense de Strasbourg ?

C’est une affaire judiciaire donc je n’ai pas à la commenter. Les affaires d’éthiques sont centrales en politique et il y a une demande de plus en plus forte des citoyens.

Cet été, vous avez aussi critiqué le choix de Serge Oehler pour remplacer Olivier Bitz comme adjoint au maire en charge des Finances…

Serge Oehler a été le champion des projets excentriques : un golf à Hautepierre, un site olympique… Je n’ai pas de souvenir d’une prise de position de sa part lors des débats budgétaires. À un moment où il faut être rigoureux.

Les Finances justement, pensez-vous que le pacte financier avec l’État, adopté en juin, soit une bonne chose ?

Je me suis abstenue. Je ne suis pas favorable au contrôle par l’État des finances des collectivités locales, où le sens des responsabilités est très fort. Ceci dit, leur déficit est intégré à celui de la France, donc il fallait faire quelque chose. La mesure est imparfaite car elle ne se focalise que sur les dépenses, même si une politique nouvelle obtient un pré-financement. Je suis surtout inquiète pour la gestion du personnel, car il y a peu de vision à long terme. C’est une gestion comptable qui prend mal en compte les effets sur la motivation des agents. Il faut un travail de management de fond qui à mon sens n’est pas fait à Strasbourg.

Avec notre groupe, on va suivre de près ce qui se passe dans le domaine social et quelle est la présence sur le terrain. On se demande si des économies, t ne sont pas pénalisantes à moyen ou à long terme. Ce n’est pas comme ça que l’on a une administration complète, capable d’assurer beaucoup de métiers, même avec des effectifs resserrés. Je n’ai pas digéré la fermeture du service des tutelles, non-obligatoire, dont les effets ne se voient qu’à long terme. Les cas les plus délicats, dont des personnes âgées, étaient confiés à la Ville. Les associations gèrent cela, mais elles ne peuvent pas tout faire.

Quels sont les dossiers qui vous mobilisent le plus pour la fin de ce mandat ?

Je crois que c’est la politique punitive et peu structurée du stationnement et des transports. Le désir de réduction de la place de la voiture au centre-ville est réel et légitime, mais la méthode adoptée n’est pas la bonne. Il faut inciter et pouvoir proposer des solutions. En fin de semaine, tous les parkings sont saturés. Où est la vision positive ? Cela a un effet réel sur les commerçants qui s’en plaignent beaucoup… L’association de soutien à notre liste a fait un travail très approfondi sur le sujet, qui donne des pistes pour alimenter le débat dès à présent, plus que pour constituer un programme. Le cadencement des trams s’est dégradé. Or, plus on encourage les gens à prendre les transports en commun, plus il faut qu’ils soient performants.

« Il faudra être vigilant quant aux risques industriels à la Coop »

Il y a aussi les risques industriels au port qui ont émergé cet été. Nous demandons qu’une mesure fine des risques soit faite au vu des accidents récents, notamment sur le secteur de la Coop. Il faut toujours revisiter des plans administratifs quand il y a des accidents. Cette urbanisation vers l’Est a du sens, mais plus on s’approche des sites industriels, plus il faut être prudent. Les habitants de ces futurs quartiers n’existent pas et donc n’ont pas de voix aujourd’hui… Mais après, il sera trop tard. En outre, le port est un poumon économique qui doit être préservé. C’est à cet endroit que les industries peuvent se tourner vers les transports non-polluants via des voies ferrées et d’eau plutôt que les camions.

Aux Deux-Rives comme ailleurs, l’urbanisme, la « bétonisation » actuelle questionne. Le maire aime dire qu’il aime la Neustadt, mais il ne s’en inspire pas. On voit des tours, mais on ne retrouve pas l’harmonie et l’art de vivre, avec des petites places, à laquelle nous sommes attachés ici. Dans le quartier du Danube, la densité a été doublée et les espaces centraux qu’on avait imaginés ont été remplacés par des constructions supplémentaires. C’est un urbanisme de parcelles, sans cohérence. Les appartements se construisent grâce à des mécanismes de défiscalisation, mais quelle valeur auront-ils dans 9 à 12 ans quand ces incitations seront terminés ? Autre problème qu’on a constaté cet été à cause du béton, ces appartements sont bien isolés du chaud comme du froid, mais si la chaleur rentré, il est difficile de la faire sortir.

L’abandon des quartiers est aussi un sujet de préoccupation. À l’Esplanade, la mairie de quartier n’ouvre plus qu’une demi-journée par semaine. Aux Poteries, la Maison de l’Enfance, qui est accueillante subit des incursions la nuit ou des rodéos en scooter ont lieu toute la nuit. La situation de l’Elsau est inquiétante, pas seulement à la station de tramway où rien ne fonctionne, mais car il n’y a toujours pas de supermarché.

À la place des Halles se pose la question de l’accueil pour les bus de la Compagnie des transports du Bas-Rhin. Parmi les personnes qui utilisent ce service, il y a beaucoup de scolaires et de travailleurs. Le but, c’est de les approcher de leurs établissements. Ce n’est donc pas cohérent d’éloigner ces bus du centre-ville. Ils doivent profiter aux habitants de la ville, mais aussi à ceux qui viennent de l’extérieur.

« Alors que d’autres collectivités misent sur le tri, nous on brûle tout »

Et bien sûr, il y a le dossier de l’usine d’incinération. L’Eurométropole doit indemniser pendant deux ans et demi la société qui brûlait la tonne de déchets plus cher quand cette dernière venait d’en dehors de l’Eurométropole. C’est la conséquence d’une mauvaise gestion, à cause d’une délégation de service public accordée pour 20 ans. Au final, la facture s’élève à 180 millions d’euros pour la collectivité, soit 900€ par famille, qui ne sont pas investis ailleurs, comme dans les transports justement ! Il faut se poser la question du sens d’une usine de cette capacité à moyen terme, alors que d’autres collectivités trient davantage leurs déchets, notamment les bio-déchets. Nous, on brûle encore le tout-venant, alors qu’il faudrait le trier comme en Allemagne pour avoir le moins de rejets possibles…

Sur ce point, l’Eurométropole répond que cela permet de produire de la chaleur pas chère pour les entreprises du port…

Ça a toujours été le modèle économique de l’usine, ce n’est pas nouveau. Mais depuis deux ans et demi d’inactivité, les industriels se sont organisés. Quels seront les marchés de la vapeur au redémarrage ? Il y aura une surcapacité.

Il a aussi été question d’Alsace cet été avec le rapport du préfet Jean-Luc Marx  sur l’avenir institutionnel de la région. Quelle est votre position ?

Avec mes collègues d’Agir, nous soutenons la solution d’une collectivité à statut particulier pour l’Alsace, rendue possible par l’article 72. Le débat du moment est de passer ou non par la révision constitutionnelle. Mais comme le dit mon collègue (le député du Haut-Rhin, ndlr) Olivier Becht dans son rapport, si on attend la révision constitutionnelle, on n’aura pas le temps de mettre en œuvre ces changements avant les échéances électorales de 2020. Or il n’y a plus de calendrier pour cette révision qui va prendre du temps tandis qu’en Alsace, il y a des politiques sur lesquelles nous devons avancer, comme le bilinguisme, le transfrontalier ou une écotaxe régionale.

« Sur l’Alsace, soyons collectifs, ne refaisons pas les mêmes erreurs qu’en 2013 »

À force de réclamer cette fusion améliorée des Départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, l’Alsace et Strasbourg ne perdent-ils par d’autres arbitrages nationaux ou à l’échelle Grand Est pendant ce temps ? 

Ce n’est pas ma vision. Il faut être ambitieux et les projets créent de l’entrainement. On a déjà échoué collectivement en 2013, ne refaisons pas la même erreur. Les administrations des Départements ne seraient pas chamboulées par cette fusion, ce qui peut réduire les craintes. Je forme le vœu que les élus de la Région Grand Est et Jean Rottner en particulier (le président de la Région, ndlr) voient cette démarche comme une innovation. Un changement peut s’avérer positif pour tout le monde.

L’Alsace est un territoire pertinent pour des politiques culturelles, sociales ou économiques. Au moment où le président de la République est critiqué pour sa recentralisation, ce serait un beau geste de reconnaître ce « Désir d’Alsace, » qui est réel.

Le Grand contournement ouest (GCO) devrait bientôt se construire, est-ce toujours une infrastructure adaptée à la métropole actuelle ?

Strasbourg est l’une des dernières ville de France sans contournement. L’A35 avait été construite à la place d’anciens terrains militaires récupérés par la municipalité. Cette autoroute coupe la ville en deux. Je suis favorable à une ville dense et la requalification de l’A35 en boulevard urbain peut le permettre.

Fabienne Keller en discussion avec un membre de son groupe, Thomas Rémond (Modem)

Mais vues les projections de trafic (150 000 véhicules par jour contre 165 000 en 2016), on imagine mal un boulevard comme l’avenue des Vosges à la place de l’A35 actuelle…

Je suis favorable à des voies réservées aux bus et au covoiturage comme cela se fait aux États-Unis. Cela permettra de supprimer certaines bretelles et de libérer de l’espace, par exemple derrière la gare comme nous le préconisions dans notre programme en 2014. Nous avions déjà ouvert des passages lors de mon mandat, mais il faut faire davantage désormais.

« Aux Européennes, nous serons avec le Parti populaire européen »

Il y a les élections européennes en mai, comptez-vous vous y investir avec votre nouvelle formation ?

Je travaille avec Olivier Becht sur le projet d’Agir. Une idée forte ressort : il y a des sujets où l’Europe est la bonne échelle comme les migrations, il faut des règles communes à tous les États et à appliquer ; la défense, où des progrès ont été faits ces derniers mois en réaction du retrait envisagé des États-Unis de l’Otan, le renseignement où le retrait des Britanniques va poser un problème mais où la coopération peut être améliorée sans changer les Traités ; l’Économie et l’emploi, où un budget européen et une relance sont possibles ; la jeunesse où il faut décupler le projet Erasmus, et enfin l’harmonisation fiscale, où les gens ont le sentiment, à juste titre, qu’il n’y a pas d’équité. Pour d’autres sujets, il faut laisser les collectivités et les États décider, c’est peut-être ça qui nous différencie de « La République en Marche ».

Avec quel parti européen allez vous vous allier ? Avec le grand groupe de droite, le Parti populaire européen ou les Libéraux au centre (comme La République en Marche), moins nombreux ?

Nous avons rempli notre adhésion au PPE.

N’est-ce pas problématique d’être dans le même parti européen que le Premier ministre hongrois Victor Orban, qui défend des thèses nationalistes opposées aux vôtres ?

L’enjeu, c’est que les extrêmes droites et gauches n’obtiennent pas la majorité de blocage au Parlement européen. Le Parti populaire européen est large, travaille bien et son barycentre est européen, de centre-droit et humaniste. Il n’est pas majoritaire et il a besoin d’accords pour faire passer des textes. Au-delà de ça, il faut rester ouvert au peuple hongrois qui a fait un choix, même si je refuse les thèses de son gouvernement. En France aussi, il y a eu une tentation des extrêmes l’année dernière… Comme pour la Pologne, il faut éviter les raccourcis ou d’exclure. J’espère qu’il n’y aura pas trop de mesures punitives contre la Hongrie, pour permettre de partager un projet commun.

Voulez-vous vous impliquer au point d’être sur une liste ?

C’est trop tôt pour le dire. Il faut déjà savoir avec qui nous partons. Seuls, avec ou sans « La République en Marche », avec ou sans « Libre », le nouveau parti de Valérie Pécresse, avec ou sans l’UDI… On va en discuter ce week-end dans le cadre de notre congrès fondateur d’Agir à Bordeaux, autour d’Alain Juppé. On voit que son projet présidentiel est toujours d’actualité et son expérience aurait peut-être évité des erreurs comme les affaires avec le général De Villiers, Benalla ou le prélèvement à la source.


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