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La fabrique des écorchés

Cela revient comme un samedi. Inéluctable rassemblement de gilets jaunes. Comment finir ? Et finir en beauté, est-ce trop demander ? Samedi 23 mars, Noémie Rousseau couvrait pour Libération le rassemblement régional à Metz, interdit suite aux violences parisiennes de la semaine passée. La journaliste livre ici un récit plus intime, presque impressionniste, de sa journée en reportage pour l’acte XIX. Elle remarque surtout que le gilet n’est plus seulement sur le dos. Il est ailleurs, il est dans la peau.

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Elle a glissé une main sous sa jupe, pour attraper son gilet jaune caché entre son collant et sa culotte. Elle s’est pliée en deux, là, sur le trottoir, devant le Macdo de la place de la République de Metz. L’homme qui l’instant d’avant s’est penché vers moi, pour me proposer de m’amener à elle, lui lance, taquin, qu’elle finit toujours dans un Macdo. Elle est recherchée, m’a-t-il prévenue.

Anne est pleine de paillettes. C’est sa couverture. La coordinatrice du Grand-Est a un beau gilet. Un gilet avec un vrai imprimé, un truc de pro. Avec une photo, un slogan sur les femmes précaires et en colère. C’est un collègue du boulot qui lui a fait. Au service impression textile, sans doute. Anne est fonctionnaire. Un bas salaire, c’est certain. Elle parle de la touche « 5 euros » sur la pompe à essence. Du frigo et des placards qu’on remplit en début de mois en espérant que ça tienne le plus longtemps possible. Elle racle.

« Je lui ai demandé s’il y avait des blessés »

Le soir, je glisse une main dans la poche de mon manteau, à la recherche d’un briquet pour fumer avant de prendre le dernier TER pour Strasbourg, pour chez moi. J’ai une fiole jaune dans la main, du citron. C’est une dame qui me l’a donnée, une dame avec un casque, un très gros sac à dos, un t-shirt blanc. Elle a marché 62 km à Paris la semaine précédente. Une street médic, qui soigne les gilets jaunes. Je lui ai demandé s’il y avait des blessés aujourd’hui, parce que j’ai entendu des détonations, que ça pique un peu les yeux et que je suis journaliste, que je vais écrire. Elle m’a donné un masque en papier équipé d’un filtre ; elle m’a donné du citron pour le filtre. C’est « plus confortable », a-t-elle précisé. Je suis gênée de ce luxe que je ramène avec moi.

Anne m’a parlé de son canapé aussi. Parfois, il lui manque. Elle fait partie de ces femmes qui avancent le réveil pour dégager une heure. Le temps libre, c’est de 6 à 7h. Le temps pour répondre aux messages, organiser le mouvement, communiquer. Anne a enlevé les paillettes, mis son sac à dos, son pantalon noir. Elle est dans la rue. Les hommes l’écoutent, elle, la femme recherchée, sous couverture. Et elle dit que son canapé lui manque parfois. Elle s’étonne en se l’entendant dire : elle n’a même plus le temps de regarder la télé.

« Il ne reste que le noyau »

Sur les canapés, ils ont des réservistes. Ils en sont convaincus. Comme les réserves de voix sur lesquelles les partis politiques misent entre deux tours d’un scrutin. Ils ont des réservistes, des gilets jaunes sur des canapés qui regardent la télé. Leurs enfants, leurs parents, leurs belles-sœurs, leurs voisins. Qui descendront dans la rue, in extremis, les défendre s’il le faut. Ils le pensent. Acte 19, il ne reste que le noyau. La chair tendre, tout autour, a fondu.

Stéphane a le regard bas. Je ne lui ai pas dit mais il ressemble à Jean-Pierre Daroussin. Chacun de ses mots est comme un soupir. Stéphane ne porte plus de gilet jaune. Il n’a plus besoin de l’avoir pour en être. Entre eux, ils se reconnaissent en un coup d’œil. Même s’ils ne se sont jamais vu avant. Quelque chose a glissé.

« Le même ras-le-bol depuis vingt ans »

Stéphane ne sait pas comment tout cela va finir, mais il voudrait que cela finisse. Parce que c’est raisonnable. Raisonnable, de souhaiter que cela finisse. Et encore plus, de vouloir que cela finisse bien. Il veut que Macron lâche. Il est pessimiste, tiraillé. Finir. Il raconte le début, son arrivée au radar. C’est pas loin de chez lui, le radar. En rase campagne. Là, il y avait des gilets jaunes. Il leur a parlé. À eux, qui ne lui ressemblent pas. Qui ont des idées gênantes parfois. Qui le gênent visiblement, par moments, quand lui, le porte-parole désigné, me parle. Le regard toujours rentré, tout à lui, ou alors l’œil perdu au loin. Mais eux, ils ont le même ras-le-bol que lui se traîne depuis vingt ans.

Alors Stéphane est resté au radar. Ils ne l’ont jamais cassé. Ils ont fait écran. Depuis novembre, ils font écran. Se plantent devant le radar. Et plantés là, à faire écran, il me dit qu’ils sont devenus une famille. La cause est devenue aussi accessoire que son gilet. Je demande pourquoi ils viennent encore, pourquoi le 19e samedi. Ma question est déplacée. Elle suscite l’incompréhension. Les choses ont glissé. Je l’écoute. Alors, place de la République où nous nous trouvons bien désœuvrés, je lui demande encore quand ça va finir. Cela durera tant qu’ils n’auront pas obtenu l’impossible. On ne dit pas à sa famille qu’on va rompre. On le fait.

Sans les conjoints, rien ne serait possible

Il y a une infirmière de nuit, toute blafarde, toute frêle. Elle a des lunettes de piscine dans sa poche. Elle n’aurait jamais pensé. Jamais pensé que la France c’était comme ça. Surtout, jamais pensé vivre ça. Elle a dormi deux heures parce qu’elle était de garde. Elle l’est à nouveau cette nuit. Je veux savoir comment elle fait, comment elle fait quand cela devient violent. Elle montre, elle esquive, mais elle ne s’écarte pas quand les CRS chargent. Elle n’aurait jamais pensé vivre ça. Elle dit que sans les conjoints qui gardent les gosses, qui font à bouffer le soir, rien ne serait possible. Les conjoints se sont mis à faire bouffer les gosses, faire les devoirs, lire les histoires.

Puis il y avait cette dame aux cheveux blancs qui ne voyaient pas les écrans. Elle marchait, elle parlait, essayait d’entraîner les gens en les houspillant comme une maîtresse d’école qui appelle à se mettre en rang. Les gens la regardaient passer devant les vitrines, depuis le derrière les vitrines, depuis le derrière de l’écran de leur téléphone en train de la filmer. Elle avait des baskets fluos orange et une petite pancarte et un gentil mari en veste de costume. Elle m’a donné un faux prénom : Estelle, parce qu’elle aime bien ce prénom. Elle dit que sa fille a trop de bagage pour trouver du boulot. Bac + 5. Que elle, elle a trop élevé ses enfants pour retrouver un boulot. Je la prenais pour une retraitée. J’avais oublié que la retraite était un privilège.

Casser : « Jamais de la vie »

Ses deux cabanes ont été démontées sur son rond point, la dernière a brûlé. Elle a employé le mot « connard » pour me décrire un conducteur de 4×4 qui, un jour, lui a demandé si elle en avait pas marre. Elle l’imite. Elle fait très bien le connard. De toute façon, la fausse Estelle, comme d’autres, a fini par tourner en rond sur son rond-point. À chaque fois qu’elle me répond, elle me questionne aussi sec, veut savoir si je trouve pas moi aussi qu’il y a trop de taxes, trop d’injustices. Elle commence, grave, dans sa gorge. Elle termine dans les aigus, me regarde, me guette, avec sa pancarte « Macron tu nous presses comme des citrons ». Et Macron, elle craint qu’il ne lâche rien. La preuve : il a déjà laissé crever les yeux, dit-elle. Je lui demande si elle va se mettre à casser des choses, alors. La fausse Estelle me fait les gros yeux, elle dit : jamais de la vie. Son mari guette la rue, le bout du cortège. Le goulot d’étranglement, la préfecture, les casques de la rangée de CRS qu’on aperçoit. Il dit qu’ils s’arrêtent là. Elle dit que c’est l’heure. Ils rangent la pancarte jusqu’au prochain samedi.

Le même enlisement, la même écorchure

C’est une Nuit debout de jour. Une nuit debout qui ne frétille pas du bout des doigts. Une nuit debout sans le lyrisme, la poésie, la fantaisie, la subtilité, l’obscurité. Des samedis à marcher sans les étudiants, sans les artistes maudits et fauchés, sans les auteurs, les intellos incompris, la légèreté, le romantisme. C’est une ZAD sans terrain à défendre, sans la terre, sans la nature et les zones humides, c’est des cabanes cerclées de bitume, sans charme, sans potager, sans activiste accroché dans les arbres, sans ruche, sans poules. Mais c’est le même enlisement. Le même que celui des nuits debout de citadins assis dans l’obscurité qui glisse vers le happy hour philosophique. Le même que celui des zadistes qui refusent de rendre la terre, créent un village de cabanes colorées, sont tentés d’urbaniser l’écosystème fragile, sauvage. C’est la même écorchure. Celle des gens qui se frôlent, se frottent. C’est trop tard pour finir en beauté. Quelque chose est entré dans la peau. Ils se sont épanchés ensemble, ont pansé leurs plaies, pensé leurs vies, compté leurs blessures. Les fibres jaunes se sont mêlées au sang qui sèche. On ne peut plus enlever le gilet. On ne peut que se l’arracher, seul, en serrant les dents. Cela fera une cicatrice moche. Mais une cicatrice quand même.   


#Gilets jaunes

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