Dans presque chacune de ses phrases, Hamed Ouanoufi détaille les raisons qui font que, selon lui, les banlieusards observent de loin le mouvement des Gilets jaunes. Installé dans l’une des salles du centre-socio culturel de la Meinau, cet éducateur de 41 ans au physique de boxeur autopsie la question et pose ses mots. Il y a quelques semaines, il a posté sur Facebook un texte où il livrait en 13 lignes son analyse. « Nous portons un gilet jaune depuis la naissance », écrivait-il, évoquant une « misère et une précarité » toutes deux chroniques dans les quartiers populaires, auquel s’ajoute un rapport compliqué avec les forces de l’ordre depuis longtemps.
Ce jour-là, il travaille avec trois grands ados sur les questions qui seront posées lors d’une rencontre-débat avec des policiers détachés à la Meinau. Dans ce quartier sud de Strasbourg où la rénovation urbaine continue de renouveler le paysage des blocs de la Cité Canardière construits dans les années 50, Hamed Ouanoufi est une figure connue, le « grand frère » des plus jeunes.
Dans ses propos, survient l’idée d’un « nous » (les habitants des quartiers) et de « eux » (les Gilets jaunes). Et concernant les Gilets jaunes, l’éducateur décrit une banlieue prudente et une difficile convergence des revendications, malgré des trajectoires croisées. « Il y a un soutien par rapport à ce que les Gilets jaunes demandent, on est tous d’accord là-dessus et on partage le même constat ». Il poursuit :
« Ça fait 40 ans, que génération après générations, on porte ce gilet jaune. C’est cette citoyenneté de seconde catégorie que découvrent ceux qui manifestent aujourd’hui, en même temps que l’impunité policière. Pour une fois, les Gilets jaunes sont dans notre peau. La précarité, les fins de mois difficiles, le chômage de masse, les contrôles au faciès, le rejet… On baigne là-dedans depuis l’enfance. »
Depuis le début de la mobilisation et les premiers cortèges, le 17 novembre, le thème a interrogé bon nombre d’observateurs : « où est la banlieue parmi les gilets jaunes ? ». Une question qui en induit une autre : sur quoi se base-t-on pour dire que les quartiers populaires ne sont pas présents dans les cortèges ?
« Ils réclament le pouvoir d’achat, nous en sommes encore à réclamer l’égalité des droits »
Au Neuhof, cette question rend amer Mustapha El Hamdani, cinquantenaire aux cheveux poivre et sel. « L’appellation ‘banlieue’ ou ‘quartiers populaires’ m’énerve. Sur les ronds-points, dans les manifs il y a aussi des gens issus de l’immigration ! » martèle ce militant associatif, élu sur la liste de Roland Ries entre 2008 et 2014, et qui, avec des amis, a plusieurs fois pris parts aux cortèges dans les rues de Strasbourg. Il poursuit :
« Si la société française réclame plus de pouvoir d’achat, nous on en est encore au stade de réclamer l’égalité des droits. Les plus jeunes craignent la police parce qu’ils se disent qu’ils vont se faire casser la gueule s’ils se montrent dans les manifs. C’est dommage car c’est un mouvement populaire et c’est le moment de dire qu’on souffre de nos conditions de vies et de remettre la question de la dignité au centre du débat. »
Observation fréquemment avancée au milieu des grands ensembles : l’infiltration parmi les Gilets jaunes de sympathisants d’extrême-droite. « On sait qui tire les ficelles », peut-on entendre de la part d’habitants qui évoquent aussi une « récupération politique » du mouvement par le Rassemblement national. « Méfiance » est le mot qui revient le plus souvent avec aussi ce rappel : les actes racistes d’une minorité de Gilets jaunes dès les premiers week-end de mobilisation ont refroidi certains habitants des quartiers populaires de rejoindre ces cortèges.
Mémoire longue
Au nord du Neuhof, du côté de la cité Lyautey, Lucas, long bonhomme de 26 ans, estime pour sa part que le mouvement des Gilets jaunes est « à perte ». Comprendre : il ne mènera nulle part. « Pour le prix du carburant, je suis d’accord avec eux », nuance-t-il. « Car je dois aller jusqu’à Kehl pour économiser quelques centimes pour faire le plein », concède ce chauffeur-livreur. Lui, fustige un « deux poids, deux mesures » : « Quand un gars de quartier dit qu’il a subi des violences policières, tout le monde s’en fout. Quand c’est un gars de patelin qui se fait éclater, là, on en parle à la télé. »
C’est l’une des raisons fréquemment avancées pour expliquer que les quartiers scrutent la crise de loin : la banlieue a la mémoire longue et se souvient du peu de soutien reçu lors des révoltes de 2005. À ce sujet, Hamed Ouanoufi s’interroge :
« Pourquoi n’ont-ils pas mis le même gilet jaune quand nous on disait qu’on était déjà dans cette situation de précarité ? Quand dans certains quartiers ça finissait en révolte, on nous traitait de “racailles” et on soutenait les forces de l’ordre… Sans comprendre pourquoi, à un moment donné, il y avait des territoires qui basculaient dans l’insurrection. Parce qu’ils n’en pouvaient plus. Seulement à ce moment-là, ça ne dérangeait personne tant qu’on n’était pas tous dans le même wagon. »
Gilet jaune, « galères » et « débrouille »
Après quatorze semaines de mobilisations des Gilets jaunes dans la capitale alsacienne, les images de manifestants blessés par les tirs de LBD, notamment celle d’un jeune adolescent de 15 ans grièvement touché au visage samedi 12 janvier alors qu’il ne faisait pas partie du mouvement, ont marqué les esprits.
Farid se souvient du gazage de « manifestants pacifistes ». Bientôt quadra, ce père célibataire d’une ado de 12 ans a quitté la semaine précédente son quartier de la Montagne Verte, à l’ouest de Strasbourg pour rejoindre la place de la République où se tient l’assemblée générale des Gilets jaunes de Strasbourg chaque samedi matin, et participer à l’acte VIII du mouvement, avec « trois ou quatre potes », mais sans enfiler le fameux uniforme fluo. Et même s’il en partage le combat, il dit avec sa voix grave « les Gilets jaunes », sans jamais vraiment se compter dedans.
« Sur place, on a écouté les discours, les revendications. Quand je me suis mobilisé, j’ai pensé à ma fille. J’espère pouvoir lui dire un jour que grâce à moi elle aura un bon salaire, de meilleures conditions de vie. Le mouvement des Gilets jaunes a libéré la parole, les gens se rebellent enfin. »
Au chômage après avoir travaillé comme agent administratif à l’Hôpital civil puis à GDF-SUEZ, ses fins de mois sont délicates. « Si je n’avais pas plusieurs cordes à mon arc, si je ne savais pas passer d’un boulot à un autre, je coulerais direct ! Les aides sociales sont là mais ça n’est pas suffisant. Même le prix des produits de première nécessité augmente ! » Farid a grandi à Hautepierre jusqu’à ses 18 ans. Il décrit le quartier de son enfance, où il retourne très régulièrement, comme un « microcosme » où se rendre aux manifs « n’est pas vraiment le mode de fonctionnement ». Pas le temps pour les habitants de revendiquer : ils doivent d’abord faire face à « la galère du quotidien ». « On se débrouille depuis toujours », ajoute-t-il.
« Gilet jaune ou banlieusard, on est toujours mis dans une case »
En région parisienne, le collectif Justice et Vérité pour Adama Traoré (du nom du jeune homme mort lors d’une interpellation en 2016, dans le Val-d’Oise, ndlr) a appelé les quartiers à faire cause commune avec les Gilets jaunes dès décembre. Dimanche, le collectif a défilé au côté des Gilets jaunes de Rungis à Saint-Denis, en Seine-Saint-Denis. Et à Strasbourg ? Mustapha El Hamdani pointe un « vide total. » « Au niveau syndical ou associatif, il n’y a aucune structure qui canalise le ras-le-bol », regrette-t-il.
Sur ce point, Hamed Ouanoufi lâche, résigné : « Peut-être justement parce-que le mouvement n’émane pas des quartiers il aura plus de poids. » Le raisonnement de Farid est tout autre. Pour lui, c’est un « faux débat » de cliver les habitants des quartiers populaires et les Gilets jaunes. « De toute manière, quand on est au quartier, on est rangés dans des cases, on est les ‘banlieusards’. Les Gilets jaunes aussi sont pointés du doigt. C’est une autre case, une autre étiquette. Celle des Gilets jaunes ».
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