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À la galerie Aedaen, la résistance colorée des murs en béton avec Banlieue-Banlieue et Antoine Hoffmann

Les « Estampes Numériques » du collectif d’artistes plasticiens Banlieue-Banlieue, pionnier de l’art urbain en France, et l’exposition « 23:58 » de l’artiste Antoine Hoffmann, transforment la galerie Aedaen en un mur d’expression libre jusqu’au 30 mars.

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Comme si le geste artistique résonnait dans les crevasses de la cloison en ciment, les affiches de Banlieue-Banlieue et les œuvres d’Antoine Hoffmann jouent avec les caractéristiques de la galerie Aeden pour proposer un dialogue intergénérationnel.

Un cri provenant de la rue

Présentée à l’entrée, l’œuvre Sans Titre de Banlieue-Banlieue, une illustration à la teinte chaleureuse imprimée en grand format, invite d’emblée à l’examen en détail. Un tourbillon de couleurs, de l’ocre à l’azuré, se déchaîne pour dessiner, au centre de l’image, la silhouette d’un ange aux ailes diffuses.

Les contours blancs d’une créature mi-homme mi-cheval toisent un petit homme rouge aux jambes jaunes. Au sein de ce vacarme de couleurs qui donne le vertige se détachent trois zones qui attirent le regards. Instinctivement, l’œil aperçoit une lumière blanche éblouissante qui surplombe les personnages et laisse apparaître les deux yeux sombres d’une vanité. Le regard continue sa route vers les extrémités basses de l’affiche, où se cachent des créatures surréalistes. Ces êtres étranges sont éclairés d’un côté, par une lumière noire – comme des ombres dans la nuit – et, de l’autre, par une lumière rouge laconique éblouissante.

Alain Campos, Antonio Gallego, et José Maria Gonzalez alias Banlieue-Banlieue (création à « trois têtes »), Sans Titre, 2017, tirage pigmentaire, 90 cm x 140 cm

Actif entre 1982 et 1989, Banlieue-Banlieue était un collectif composé d’une dizaine d’étudiants issus des Beaux-Arts de Versailles et des Arts Décoratifs de Paris. Cette nouvelle génération cherchait alors à rompre avec l’art conceptuel des années 1970, en s’ouvrant à des formes d’expression et de genres culturels marginalisées.

Comme réponse à une justice sociale en crise, à l’installation d’un néolibéralisme naissant, ou encore à l’art élitiste des galeries et musées, le collectif Banlieue-Banlieue a œuvré lors de concerts, de manifestations ou de peintures-performances (comme sur la Grande Scène de la Fête de l’Humanité à Paris en 1989). Ces « peintres sauvages » ont fait le choix de s’exprimer en banlieue – à Aubervilliers ou La Courneuve – et de s’en inspirer. A l’instar du mouvement punk – extrêmement fédérateur dans les quartiers –, le collectif refusait l’ordre établi. Leurs actions engagées mêlaient ainsi poésie urbaine et attitudes décalées, dans l’idée d’un art gratuit pour tous. De manière plus artistique que revendicative, le collectif se mobilisait socialement sans pour autant être politisé.

Un seul tableau retravaillé

Le groupe s’est aujourd’hui reformé autour des artistes Alain Campos, Antonio Gallego et José Maria Gonzalez. Après avoir été créés en autonomie, leurs travaux respectifs – entre univers pictural, graphique et photographique – sont assemblés et retravaillés, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul tableau à l’effet multiplié.

Les estampes pigmentaires qui en résultent restituent un grain lisse rendu possible par la performance des logiciels de conception graphique. Le velouté de l’impression adoucit l’extravagance des illustrations. Dans une autre œuvre également intitulée « Sans Titre », un crâne est crayonnée rapidement, entouré d’un liseré blanc qui le sépare du fond. Des têtes décomposées dont ne ressortent principalement que les yeux jaunes, une silhouette de femme miniature alanguie, des éclats de langues et de dents, des tentacules désagrégées… le tout baignant dans un fond couleur boue. Aux ailes acérées, cette fois, un ange noir surplombe ce mélange repoussant et domine l’image.

Alain Campos, Antonio Gallego, et José Maria Gonzalez alias Banlieue-Banlieue (création à « trois têtes »), Sans Titre, 2019, tirage pigmentaire, 50 cm x 75 cm

Ces représentations farfelues contrastent vivement avec les installations de l’artiste Antoine Hoffmann, qui apportent une touche d’actualité aux tableaux imprimés de Banlieue-Banlieue. À l’entrée de l’arrière-salle de la galerie Aedaen se tient un vestiaire composé de vêtements ultra-contemporains, Street Wear (2017), qui ferait pâlir les membres du gouvernement : des gilets jaunes tagués au nom des plus gros syndicats français.

Plus loin, des sacs en plastique contiennent des milliers de bandes de papier, semblables à  celles que l’on retrouve dans les déchiqueteuses de bureaux pour assurer la confidentialité des documents. Mais point de secret ici puisque l’on distingue un morceau de feuille sur lequel est écrit le nom « Banksy ». Le livre Wall and Piece publié par cet artiste britannique internationalement reconnu a été broyé.

Cette installation fait référence à l’action au cours de laquelle, lors d’une vente aux enchères tenue à Sotheby’s à Londres en octobre 2018, la célèbre œuvre Shredding the girl and balloon de Banksy s’est auto-détruite au moyen d’une déchiqueteuse intégrée dans son cadre. S’inspirant de cette démarche devenue virale qui eut un impact certain sur le marché de l’art – en faisant augmenter la valeur de l’œuvre, le prix d’acquisition de la pièce War and Spray d’Antoine Hoffmann est volontairement le même que celui attribué à l’oeuvre de Banksy : 1,185 millions d’euros.

Horloge apocalyptique…

Le titre de son exposition, « 23:58 »,  fait référence à l’horloge de la fin du monde, conceptualisée en 1947 par les directeurs du magazine Le Bulletin des Scientifiques de l’Atome, de l’Université de Chicago. La configuration de l’horloge dépend des tensions géopolitiques mondiales : lorsque les aiguilles pointent sur minuit, l’apocalypse s’annonce. L’horloge indique 23:58 depuis l’élection de Donald Trump à la présidence américaine.

En interrogeant l’actualité en cours, Antoine Hoffmann propose une vision tout aussi engagée que celle adoptée par Banlieue-Banlieue dans les années 1980, avec une manière de faire bien différente cependant : au lieu d’amener l’art dans la ville, c’est la ville qu’il emmène dans l’art. Exposer sa démarche, qui questionne les modalités et processus de résistances sociétales, permet au public de prendre ses distances face à des évènements banalisés.

Vue de l’exposition « 23:58 » d’Antoine Hoffmann aka SekuOuane (Photo Yasmine Belhadi)

« Nous cherchons l’onirisme et non le concept, la poésie et non la raison »

Le collectif Banlieue-Banlieue n’a plus la volonté de s’engager d’une quelconque manière que ce soit. Les artistes laissent volontiers les « artivistes » comme Antoine Hoffmann s’en charger. Leurs idéaux de jeunesse sont délaissés au profit d’un art chimérique.

Telles un point d’interrogation métaphysique, les affiches de Banlieue-Banlieue cherchent à jouer avec l’imagination plutôt qu’à  délivrer un message. Ces estampes, composées d’une multiplication d’images, incitent à voyager, à circuler d’un univers artistique à l’autre. De nombreuses références aux œuvres de l’histoire de l’art s’y entremêlent, qu’il s’agisse des vanités, du Styx – le fleuve des Enfers –, ou de la Joconde. Ce déplacement de figures successives laisse la place au vagabondage et à la subjectivité. Détournée de son contexte, chaque parcelle colorée est un fragment poétique.  Excursion dans le temps, excursion dans l’inconscient, les œuvres imprimées de Banlieue-Banlieue sont propices au voyage.

On peut cependant regretter que le fluo qui colorait les fleurs des jardins publics s’est désormais déplacé dans des lieux uniformisés destinés à l’art. Le projet utopique et non moins sincère de Banlieue-Banlieue a été rattrapé par la nécessité d’une financiarisation de leurs travaux, trahissant leurs rêves de jeunesse, et sonnant le début de la fin d’un groupe révolté.

Vue de l’exposition « Estampes Numériques » d’Alain Campos, Antonio Gallego, et José Maria Gonzalez alias Banlieue-Banlieue (création à « trois têtes »), 2017/2019 (Photo Yasmine Belhadi)

Banlieue-Banlieue a imprégné l’histoire de l’art urbain des parfums d’aérosol et de rébellion. Les sprays de peintures se sont évaporés et ont laissé place au médium numérique, en se dégageant de tout lieu à caractère subversif. Mais l’outillage urbain employé à l’époque des grandes revendications sociales des années 1980 n’est cependant pas mort, il s’est réinventé. Le détournement des équipements et des modes d’action traditionnels font partie d’un nouveau genre de protestation : Antoine Hoffmann s’amuse à en décoder la gestualité et les images.

Grâce à ces deux expositions, les parois de la galerie Aedaen font ainsi résonner les contestations en tant que réalité sociale, en déployant les genres possibles de la subversion citoyenne.

Les expositions « Estampes Numériques » de Banlieue-Banlieue et « 23:58 » d’Antoine Hoffmann sont à découvrir jusqu’au 30 mars 2019 à la galerie Aedaen. Le Syndicat Potentiel présente des archives d’images, de documents et de vidéos d’époque du collectif Banlieue-Banlieue, du 14 mars au 7 avril 2019. Dans le cadre de ces deux expositions, Mathieu Tremblin et Antonio Gallego ont initié « Post-posters », une proposition coopérative autour de l’affichage public rassemblant des artistes du monde entier, jusqu’en mai 2019.


#Antoine Hoffmann

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