Janvier 2021 : Jacques (tous les prénoms ont été changés), jeune diplômé bénéficiaire du Revenu de solidarité (RSA), reçoit un courrier avec un en-tête inhabituel. Il s’agit de la nouvelle Collectivité Européenne d’Alsace (CEA) et plus précisément du service « Juste droit du rSa » (sic). Si le courrier n’a pas d’objet, il lui demande de renvoyer tout un ensemble de pièces, en invoquant l’obligation de déclarer tout changement de situation.
Jacques s’étonne. Sa situation n’a pas changé. Il déclare ses revenus tous les trois mois et avait déjà transmis la plupart des pièces demandées lors de sa première demande à l’été 2020. Mais l’allocataire ne traîne pas : s’il ne renvoie pas le dossier sous 3 semaines, le versement de son RSA de 550,93€ (le montant pour une personne seule et sans ressource) sera suspendu.
Le dossier de Jacques fait plus de 50 pages, entre la copie de pièce d’identité, les attestations de fin de droits de pôle emploi et de l’allocation de solidarité spécifique, le justificatif de domicile, l’avis d’imposition, de taxe d’habitation, et… tous ses relevés bancaires depuis 9 mois.
Ce procédé n’est pas un cas isolé en Alsace : en 2019, dans les pages de Libération, le Département du Bas-Rhin avait revendiqué plus de 3 000 contrôles de relevés bancaires en 2017, et près de 2 000 en 2018. Frédéric Bierry, le président (LR) du Conseil départemental avait assuré que les vérifications de relevés bancaires porteraient sur trois mois maximum.
L’image de « l’assisté fainéants »
Le courrier adressé à Jacques évoque un « dispositif de contrôles renforcés » mis en place « afin de vérifier que les aides sociales soient bien attribuées aux personnes en réelle précarité ». Dans un rapport de septembre 2020, la Cour des Comptes rapporte que la Caisse nationale d’allocations familiales aurait identifié 324 millions d’euros de fraudes (pour toutes ses prestations), soit trois fois plus qu’en 2010. Environ 4 000 agents en équivalent temps plein étaient affectés à la lutte contre la fraude en 2019, principalement dans les Caisses d’allocations familiales et les Caisses primaires d’assurance maladie (CPAM).
Les contrôles des bénéficiaires d’aides sociales ont bien augmenté, et ce, depuis deux décennies, indique Vincent Dubois, sociologue et professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Strasbourg. Il a étudié le phénomène, décrit dans son prochain livre : Contrôler les assistés, genèse et usage d’un mot d’ordre (éditions Raisons d’agir, sortie le 15 avril).
Le chercheur y constate que « ce sont toujours les plus précaires qui subissent le plus de contrôles et de sanctions » : les bénéficiaires du RMI puis du RSA, mais aussi ceux de l’allocation parent isolé, avant qu’elle ne soit fusionnée avec le RSA. Ils seraient perçus comme « fainéants, enfermés dans des trappes à inactivité », rapporte le sociologue. Selon lui, cette image de « l’assisté » s’est développée dans les discours publics depuis le milieu des années 1990. En France, elle correspond à un moment politique, lors de l’arrivée de Jacques Chirac au pouvoir, qui avait promis des réductions d’impôts pendant sa campagne :
« Quand cette réduction d’impôts s’est révélée compliquée à mettre en oeuvre, le Premier ministre Alain Juppé a annoncé un grand plan de lutte contre les pratiques abusives. Cette désignation de bouc émissaire a été une manière de rassurer les contribuables sur la gestion rigoureuse des finances publiques. »
Des statistiques prédictives pour identifier les fraudeurs
En parallèle, le développement de la technologie favorise les contrôles. Les Caisses d’allocations familiales (qui versent notamment le RSA, la prime d’activité et l’allocation logement) ont été les premiers organismes à mettre en œuvre des techniques de statistiques prédictives pour identifier les potentiels fraudeurs. « En gros, elles déterminent des profils », explique Vincent Dubois :
« Des algorithmes assez complexes calculent un “score de risque”, selon une association de critères comme le montant de revenu, le montant du loyer, la constitution du foyer… »
C’est une des raisons pour lesquelles le RSA est le plus visé par les contrôles : c’est la prestation qui demande le plus de pièces et pour laquelle il faut déclarer ses revenus le plus souvent, ce qui augmente le potentiel d’erreurs.
Des relances stressantes, qui ne prennent pas en compte les difficultés
Le premier niveau de contrôle est assuré par un croisement de fichiers. Ensuite, il y a les courriers, les demandes de pièces, parfois sans raison apparente. C’est ce qu’a subi Jacques, mais aussi Robert, bénéficiaire du RSA depuis plusieurs mois en Alsace. En janvier également, il a reçu un courrier de la CAF lui demandant de déclarer à nouveau ses revenus sur un document papier. Pour lui non plus, sa situation n’avait pas changé et il s’est étonné de ce courrier. Le plus embêtant étant que le versement de son RSA est suspendu pendant la durée de traitement.
Pour Jacques, ce genre de courrier menaçant de suspension est choquant et ne prend pas en compte le profil de chacun :
« Déjà, c’est stressant de devoir renvoyer autant de pièces. J’ai vérifié 10 fois si je n’en avais pas oubliées, par peur de la suspension ! Ensuite, c’est méconnaître la précarité des gens. Certains n’ont pas d’imprimante, d’autres ont changé plusieurs fois de banque ou sont interdits bancaires. D’autant plus que les organismes ont déjà toutes ces informations ! En fait, ils ne s’embêtent pas, ils font peser la charge du contrôle sur le bénéficiaire. »
C’est ce que déplore Aaron, habitant de Lingolsheim, qui bénéficie du RSA depuis juin 2020. Il a été informé en décembre de la suspension de la prestation par un courrier du Département du Bas-Rhin, devenu CEA au 1er janvier, car il n’avait pas donné signe de vie pour un rendez-vous téléphonique avec sa référente RSA en octobre. Or, Aaron a des problèmes de santé : à ce moment-là, il ne sortait plus et ne cherchait plus son courrier depuis des mois. Il regrette que les organismes ne cherchent pas à en savoir plus sur la situation avant de suspendre la prestation :
« Je consultais quotidiennement mon compte CAF et ma boîte mail dans l’attente de ce fameux rendez-vous. Et puis la conseillère qui m’était assignée aurait pu me téléphoner aux dates prévues de rendez-vous. J’aurais répondu. Mais ils considèrent que la prise de contact est strictement de la responsabilité du bénéficiaire, donc ils ne s’en donnent pas la peine. »
L’Alsace, championne de la supervision
Ces trois bénéficiaires ont subi des contrôles de deux instances : la CAF et le Département, toutes deux impliquées dans l’attribution et le contrôle du RSA à différents niveaux. Ce doublement des interlocuteurs participe mécaniquement à la hausse des contrôles.
En tant que travailleur indépendant, Henri semble avoir coché les cases qui alertent les contrôles de la collectivité :
« En 2017, j’ai dû fournir au Conseil Départemental du Bas Rhin toutes les pièces demandées, soit un dossier d’environ 120 pages (relevés bancaires sur une période de 2 ans et demi, copie intégrale de bail de location, copie de toutes les pages du passeport, attestations d’assurances, etc). En réponse, j’ai dû justifier toutes les sommes créditées sur mon compte, parfois des remboursements de dépenses communes, des achats en ligne renvoyés, etc. pour des montants de 10 à 40€… »
À nouveau contrôlé deux ans plus tard, Henri avoue avoir renoncé à refaire ce dossier, pour une prestation à laquelle il a droit.
Selon Vincent Dubois, la différence d’implication entre Départements dépend « essentiellement de la couleur politique » : en Alsace, les exécutifs des Conseils Départementaux sont de droite. Et ils sont particulièrement impliqués : si tous les bénéficiaires de France signent un « contrat d’engagement réciproque » avec le Département, le Haut-Rhin a lancé en 2017 le système du « RSA et bénévolat », qui ne concerne certes pas les 20 000 bénéficiaires haut-rhinois mais peut s’appliquer au cas par cas dans le cadre de ce contrat. Ainsi, certains allocataires doivent prouver qu’ils effectuent environ sept heures de bénévolat hebdomadaires dans une association pour continuer à obtenir ce revenu. Sinon, plus généralement, ce Contrat d’Engagement Réciproque est un court document où le bénéficiaire s’engage à « entreprendre des actions nécessaires à l’amélioration de sa situation », donc à chercher des formations ou un emploi.
« Les contrôles à domicile ressemblent à un interrogatoire policier »
Le chercheur a constaté lui-même une hausse du nombre de contrôleurs à domicile en France. C’est le dernier niveau de contrôle le plus intrusif, qui touche les plus précaires. Il s’agit de vérifier les déclarations de situation familiale et de conditions de vie. Vincent Dubois a accompagné de nombreux contrôles, par plusieurs vagues d’enquête au début des années 2000 et à la fin des années 2010. Il décrit un processus qui « s’apparente à une inspection complète » :
« Les contrôleurs cherchent des indices comme les noms sur les boîtes aux lettres et n’hésitent pas à poser des questions aux voisins. Cela ressemble à un interrogatoire policier, avec des techniques de bluff et d’intimidation. »
Du côté des « contrôlés », il constate un bon accueil et une « relative docilité », liée à la crainte des sanctions, même si les « tentatives de dissimulation » existent aussi. S’il n’a pas encore pu mener d’enquête auprès d’eux pour les interroger sur leur vécu, il relève « un rapport de domination entre quelqu’un qui est investi par l’institution, et une personne en face dont la vie sera affectée par ce que fera l’institution ».
En cas de fraude, une triple sanction
Les sanctions sont de plus en plus sévères : Vincent Dubois constate qu’au début des années 2000, une sorte de règlement à l’amiable était encore de mise, notamment quand l’organisme découvrait qu’un bénéficiaire ne vivait pas vraiment seul :
« Avant, si on ne pouvait pas déterminer depuis quand il y avait vie maritale, on la datait du jour du contrôle. La personne remboursait les sommes trop perçues et c’en était fini. Aujourd’hui, il y a l’application d’une triple sanction : on remonte beaucoup plus loin pour calculer les arriérés, on ajoute des sanctions pécuniaires supplémentaires, et on va jusqu’à la poursuite judiciaire s’il s’agit de sommes importantes. Le nombre de procès n’a cessé de croître depuis 15 ans. »
Et pourtant, le sociologue montre dans son livre que le sort subi par les bénéficiaires d’aides sociales en France est « doux » si on le compare aux situations équivalentes aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, où « le niveau d’intrusion des contrôles et de sévérité des sanctions est sans commune mesure ». Dans le reste de l’Europe, la tendance est analogue à la France. Aux Pays-Bas, le gouvernement vient de démissionner suite à un scandale lié aux contrôles d’allocations familiales sur fond de profilage ethnique : 26 000 parents ont été accusés à tort de fraudes sur leur allocation de garde d’enfants.
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