Depuis L’Enfer de Dante, les amants maudits Francesca et Paolo ont inspiré de nombreux artistes et donné lieu à une production d’oeuvres riche et variée : peinture, sculpture, adaptation dramatique ou lyrique… Riccardo Zandonai, comme Rachmaninov et Tchaikovsky, en fit une oeuvre lyrique : Francesca da Rimini, opéra en quatre actes d’après la pièce du même nom de D’Annunzio est présentée pour la première fois à Turin en 1914.
« Il s’agit incontestablement d’un chef-d’oeuvre »
Direcrtice de l’ONR, Eva Kleinitz est à l’initiative de cette nouvelle production. C’est une oeuvre qu’elle connait bien pour avoir soutenu sa thèse de maîtrise sur cet opéra, dont elle parle aujourd’hui avec enthousiasme comme d’un ouvrage « bouleversant, fort, exceptionnel, (…) qui se situe entre Debussy, Wagner, Strauss, Puccini ». Pour cette création, la directrice de l’ONR a fait appel à la metteuse en scène mondialement reconnue Nicola Raab, qui fait ses premiers pas à Strasbourg avec cette oeuvre :
« Je connaissais déjà l’oeuvre de Zandonai, mais sa découverte s’est faite intensivement au moment du travail. Elle a été assez peu jouée, c’est pourquoi lorsque Eva Kleinitz me l’a proposée, j’ai tout de suite accepté (…) C’est un opéra qui est riche, exigeant – en particulier pour les chanteurs – et qui nous offre beaucoup de possibilités pour nous exprimer sur scène. C’est cette richesse qui nous émeut et nous emporte. »
Quant à la direction de l’orchestre philharmonique de Strasbourg, elle revient au chef d’orchestre italien Giuliano Carella, déjà familier de cet ouvrage, et qui expliquait en novembre dernier :
« Les répétitions de cette nouvelle production me confirment tout ce que j’ai ressenti à Amsterdam il y a dix-sept ans lorsque j’ai dirigé pour la première fois Francesca da Rimini : il s’agit d’un incontestable chef-d’oeuvre. »
Francesca, une figure féminine au centre de l’oeuvre
Au XIXe et au début du XXe siècle, l’histoire de l’adultère commis par Francesca à l’encontre de son mari boiteux, Giovanni, connait un fort intérêt chez les dramaturges et compositeurs. Parmi eux, Gabriele D’Annunzio écrit sa propre Francesca da Rimini en 1901 pour sa maîtresse Eleonora Duse. Le rôle principal s’inscrit dans la lignée des grands personnages féminins de cet auteur tels qu’on les retrouve dans ses romans, ici son héroïne n’hésite pas à affronter le danger d’un champ de bataille par exemple. La Francesca de Zandonai est ainsi une véritable « donna dannunziana » comme l’explique Nicola Raab :
« Dans l’opéra de Zandonai, le personnage de Francesca est central, davantage que chez les autres compositeurs. Cela est déjà présent chez D’Annunzio. La dramaturgie est concentrée autour d’elle, son évolution émotionnelle et sa trajectoire depuis sa rencontre avec Paolo jusqu’à sa mort. C’est un des grands personnages féminins de la littérature et de l’art lyrique. »
La metteuse en scène souligne par ailleurs le fait que Francesca demeure maîtresse de son destin, malgré la violence des sentiments qui s’imposent à elle et engendreront sa perte. Elle mène le jeu au milieu des frères, qui partagent tous trois des sentiments amoureux à son égard.
Un opéra mélancolique et nostalgique
L’amour de Francesca pour Paolo part d’un regard, celui qu’ils échangent à la fin du premier acte, alors qu’abusée par son frère, elle croit rencontrer en la personne de Paolo son futur mari. Le regard, comme le philtre (dont il est également question) sont deux éléments centraux des passions interdites comme chez Lancelot et Genièvre ou Tristan et Yseult… Il constitue ce moment initial qui décide du destin des personnages : dès que Paolo et Francesca se voient, leur sort est scellé.
Aussi le premier acte, précédant le mariage de cette dernière avec Giovanni, est-il placé sous le signe de la mélancolie. Il est interprété comme une évocation des souvenirs de Francesca, dans l’écriture musicale et scénique, elle se dédouble pour se raconter avant de rejoindre le présent dès l’acte deux.
La scénographie est signée Ashley Martin-Davis. À contre-courant d’une volonté d’illustration, elle matérialise des lieux assez abstraits. Une tour circulaire et mobile permet de représenter différents espaces ouverts et vastes ou bien clos. Le décor évolue au gré de l’histoire, en accord avec la composition musicale : l’évocation de la mer Adriatique par exemple se produit sur ces deux niveaux. À ce sujet, Giuliano Carella explique :
« Pesaro fut la ville d’adoption de Zandonai. Le château de Gradara où les personnages réels de Francesca et Paolo ont certainement trouvé la mort à la fin du XIIIe siècle ne se trouve qu’à une quinzaine de kilomètres de Pesaro. Nous pouvons ressentir dans cet opéra toute la force de suggestion de la citadelle d’où l’on aperçoit au fond l’Adriatique. Il y a une saveur particulière, une évocation fréquente de la mer qui à certains égards rappelle Claude Debussy »
Du texte à la scène, une structure circulaire
La scénographie est efficace et signifiante, elle vient matérialiser sur le plan spatial la boucle temporelle qui réunit les amants de leur rencontre, mort annoncée, à leur assassinat, mort effective. Elle souligne par ailleurs la place centrale de Francesca autour de qui toute l’action prend forme.
« De la page aux lèvres, des lèvres à la page », l’art au service du non-dit
Francesca da Rimini est par ailleurs un opéra sur le non-dit, où l’intérieur des personnages va s’exprimer via les événements extérieurs. Ceux-ci servent de prétexte à dévoiler les sentiments des principaux protagonistes et en particulier de son personnage éponyme : la guerre, les cris d’un homme qu’on torture… La servante Smaragdi (Idunnu Münch) est à ce propos tout à fait fascinante : c’est un personnage qui sert à révéler ce qui est caché, elle fonctionne comme l’inconscient de Francesca. Au deuxième acte par exemple, c’est elle qui apporte le vin servi aux trois frères par Francesca dans une scène qui évoque la relation qui les lie et la place de sa maîtresse.
L’art, en particulier la littérature sont extrêmement présents dans cet opéra, occupant une place centrale dans le déroulement de l’action. Le rapport aux livres, aux histoires d’amours proscrits, vient faire écho aux sentiments des protagonistes, « de la page aux lèvres, des lèvres à la page » selon les mots de la metteuse en scène. Les deux amants s’embrassent à la lecture du récit de l’énamourement de Lancelot envers Genièvre, et l’histoire de Tristan et Yseult parcourt l’oeuvre comme pour annoncer dès l’ouverture du premier acte la fin tragique des amants.
Encore peu joué, notamment en raison de ses difficultés techniques, Francesca da Rimini est – selon la formule d’Eva Kleinitz – une « rareté à redécouvrir ». Zandonai y conjugue la tradition lyrique italienne à des éléments germaniques, notamment wagnériens, qui feraient pratiquement de cet opéra un Tristan et Isolde italien. Le succès est au rendez-vous : la première s’est clôt par une pluie d’applaudissements, et les deux interprètes des rôles titre la soprano Saioa Hernández (Francesca) et le tenor Marcelo Puente (Paolo) ont salué le public sous ses acclamations.
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