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Des professionnels de santé de Strasbourg opposés à une suppression des soins gratuits aux migrants

Votée par le Sénat le 14 novembre, la transformation de l’aide médicale d’État en aide médicale d’urgence pourrait éloigner les sans-papiers du parcours de soins et favoriser la prolifération de maladies infectieuses. À Strasbourg, cette perspective inquiète les soignants interrogés.

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Site de l’hôpital de Hautepierre, l’un des sites des HUS.

« Si le texte passe, on continuera de soigner les gens, mais avec des moyens de plus en plus dégradés ». Yvon Ruch est infectiologue aux Hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS). Il traite par exemple des patients atteints du VIH ou de la tuberculose, des maladies infectieuses qui – si elles ne sont pas soignées – conduisent à la mort du patient. « Pour le moment, nous traitons les personnes même aux stades peu avancés de la maladie. Si l’aide médicale d’État est supprimée, nous ne verrons que les cas les plus graves. »

D’une aide d’État à une aide d’urgence

Le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » amendé par la majorité de droite au Sénat et transmis à l’Assemblée nationale le 14 novembre prévoit de restreindre les soins accessibles aux personnes sans-papiers en France, en remplaçant le système d’aide médicale d’État (AME) par une aide médicale d’urgence (AMU).

Car actuellement toute personne sans-papiers résidant en France depuis plus de trois mois et ne gagnant pas plus de 9 719 euros par an peut bénéficier de l’AME, c’est-à-dire d’une couverture médicale complète pour les soins médicaux et hospitaliers, dans les limites des tarifs de la Sécurité sociale.

Dans le texte tel qu’amendé par le Sénat, la possibilité d’avoir accès à l’AMU sera conditionnée au versement d’une somme annuelle, fixée par décret – sauf décision individuelle du ministre en charge de l’action sociale. Cette aide d’urgence permettra aux sans-papiers d’avoir accès « gratuitement » aux soins pour « la prophylaxie, le traitement des maladies graves et les soins urgents », « les soins liés à la grossesse et ses suites », « les vaccinations réglementaires » et « les examens de médecine préventive ».

« Beaucoup de nos patients sans-papiers ne savent pas qu’ils sont malades », explique le docteur Yvon Ruch. « Dans les cas de migrants, beaucoup sont contaminés lors de leur parcours migratoire. Supprimer l’AME revient à les éloigner du système de santé et donc n’avoir connaissance de leur maladie que lorsqu’elle est arrivée à un stade avancé », poursuit-il.

Un « mauvais calcul » selon l’infectiologue, qui prend l’exemple de la tuberculose pour appuyer son propos :

« La tuberculose traitée assez tôt se soigne très bien, en consultation. Une tuberculose plus grave nécessite plusieurs jours, voir semaines, d’hospitalisation. Quand on sait qu’une journée coûte entre 1 500 et 2 000 euros par patient, le calcul est vite fait. »

D’autant plus que la tuberculose est une maladie contagieuse si elle n’est pas traitée. « Ne pas permettre à certaines personnes d’être soignées va à l’encontre de tout ce que nous mettons en place en termes de prévention des épidémies ou de complications qui coûtent cher », renchérit Vincent Poindron, praticien hospitalier en immunologie aux HUS.

Une population déjà éloignée du système de santé

Le docteur Ruch craint qu’une grande partie de ces patients ne se déplacent qu’en toute dernière nécessité, lorsque leur état de santé est déjà très dégradé. Une crainte partagée par l’ONG Médecins du Monde, qui estime que les publics pouvant bénéficier de l’AME sont souvent peu informés sur leurs droits.

Son coordinateur en Alsace, Nicolas Fuchs, indique ainsi que huit personnes sur dix qui se présentent dans les centres d’accès aux soins et d’orientation (Caso) de l’organisation ont droit à l’AME mais ne le savent pas. « Souvent, les personnes viennent car elles ont juste besoin d’une consultation chez le médecin et elles ne savent pas comment faire », explique-t-il. Ses équipes aident afin que les sans-papiers puissent suivre un parcours de soin de droit commun, en médecine générale.

« La grande majorité des personnes ont des pathologies classiques, qui ne relèvent pas de l’urgence. Par contre le renoncement au soin et l’absence de prise en charge médicale sont des facteurs aggravants de leurs états de santé, comme pour n’importe quel patient. »

Nicolas Fuchs, coordinateur régional Médecins du Monde

« Si l’AME est supprimée, ce sont nos Caso et la permanence d’accès aux soins de santé (Pass) des HUS qui vont absorber ces nouveaux patients. Et aucun des deux dispositifs n’en a les moyens, » conclut Nicolas Fuchs. Rappelant que pendant l’épidémie de Covid-19, « personne n’aurait remis en cause l’AME ou la gratuité des tests ».

D’autant plus qu’une prise en charge uniquement en cas d’urgence ne permettrait pas de traiter correctement certaines pathologies, car le parcours de soin serait entrecoupé. « Il faut bien définir l’urgence », explique Vincent Poindron. Prenant l’exemple d’une personne atteinte de vascularite, une maladie qui nécessite des soins très lourds au début puis un suivi régulier de deux ans. Si la maladie n’est pas traitée, elle est mortelle.

« Quand un patient vient nous voir, on ne lui demande pas ses papiers »

Pour Vincent Poindron, la fin de l’AME est une mesure uniquement politique qui mettrait les médecins dans une position éthique insupportable : « On a signé le serment d’Hippocrate qui exige de nous que nous soignons tout le monde, quel que soit son genre, sa religion, son origine. L’AME nous permet de le faire sans nous poser d’autres questions que celles liées à la santé du patient. La supprimer nous mettrait en porte-à-faux vis-à-vis de cet engagement. »

Justine (le prénom a été modifié), également soignante aux HUS, partage cette déontologie :

« Quand un patient vient nous voir, on ne lui demande pas ses papiers. Par contre, nous sommes très conscients que notre système de santé est saturé. Supprimer l’AME ne permettra pas une meilleure prise en charge des patients français. »

Dans un appel signé par 3 500 médecins, ceux-ci s’annoncent prêts à désobéir et à continuer de soigner gratuitement les malades si l’AME venait à disparaître. Une promesse que nuance Yvon Ruch : « Il est envisageable de continuer à soigner sans que les patients n’aient de couverture sociale. Par contre si les personnes ont besoin de radios ou de scanners, ça peut être plus compliqué ».

Le ministre de la Santé Aurélien Rousseau s’étant prononcé en défaveur de ce texte, l’AME devrait survivre à l’offensive de la droite lors de son passage devant l’Assemblée nationale.


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