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#Fillongate : ma réponse de juriste à propos d’un « coup d’État institutionnel »

Avocat strasbourgeois, Antoine Matter, réagit à l’appel du droit au secours de la défense de François Fillon, par plusieurs juristes dans une tribune publiée sur Atlantico.

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Un panel d’éminents juristes vient de signer une tribune sur le site Atlantico, intitulée « appel de juristes contre un coup d’État institutionnel », à propos de l’affaire Fillon. Le propos est éloquent. Du haut de leurs compétences et de la légitimité de leurs titres (professeurs émérites, avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, avocats au barreau de Paris, certains en cumulant plusieurs…), ils s’acharnent à donner corps au principal argument du camp Fillon depuis la révélation de l’emploi de sa femme comme collaboratrice parlementaire : il s’agirait ni plus ni moins que d’une « machination » ourdie pour faire tomber un « candidat dangereux » et faciliter l’élection de l’ »héritier désigné par le pouvoir ». Ce sont leurs propres termes. Les signataires du texte ajoutent qu’ « aucun juriste ne peut cautionner ce dévoiement voulu et partisan des institutions, préalable à un « coup d’État permanent ». Rien que ça !

Que ces illustres juristes aux titres ronflants pardonnent à un simple avocat au barreau de Strasbourg d’oser émettre une telle critique à leur encontre, mais je me permettrai de contester leur point de vue.

Un élu ne serait pas chargé d’une mission de service public ?

Commençons par la première affirmation des auteurs : le délit de détournement de fonds publics défini par l’article 432-15 du Code pénal, ne vise que quatre types d’auteurs possibles :

  • les personnes dépositaires de l’autorité publique,
  • les personnes chargées d’une mission de service public,
  • les comptables publics,
  • les dépositaires publics.

Or d’après les auteurs, un parlementaire n’a « évidemment pas » ces qualités, de sorte que le délit ne peut lui être imputé. Pourquoi ? On ne le saura pas : les auteurs n’élaborent aucun raisonnement autre que l’argument d’autorité. C’est tellement évident voyons, nous sommes juristes !

Pourtant, outre qu’il existe d’autres infractions reprochées à François Fillon, la question mérite de s’y attarder davantage. Il est vrai que toutes les décisions de condamnation sur ce fondement que j’ai pu trouver concernent des maires ou des présidents de collectivités locales. Rien sur un député, ou alors il s’agissait de cumulards condamnés pour leurs actions en tant qu’élus locaux.

Pour autant l’analyse de cette jurisprudence ne manque pas d’intérêt. On citera notamment un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 5 novembre 1999 qui condamne un président de conseil général en tant que comptable public de fait, c’est à-dire en tant qu’ordonnateur principal des dépenses du département. Bien sûr, il ne s’agissait pas d’un député, mais ne peut-on pas estimer que lorsqu’il attribue une partie de l’enveloppe destinée à payer ses collaborateurs, le député se transforme en un comptable de fait, ordonnateur de l’emploi des fonds publics qui lui sont alloués ?

J’observerai également que très récemment, Eric Ciotti, député (LR) des Alpes-Maritimes, a obtenu la condamnation d’une personne qui l’avait menacée sur Twitter à trois mois de prison ferme, pour « menaces de commettre un crime ou un délit contre une personne chargée d’une mission de service public ». Si un parlementaire peut bénéficier d’une législation protégeant les personnes chargées d’une mission de service public, il devrait également tomber sous le coup de la loi qui sanctionne ces mêmes personnes lorsqu’elles ne respectent pas les règles.

François Fillon en 2013 (Photo Les Républicains / cc)

La justice est légitime pour s’intéresser aux frais des députés

Deuxième point soulevé par la tribune, la séparation des pouvoirs : la justice ne peut pas se mêler de l’utilisation de ses fonds par un parlementaire, seul le bureau de l’Assemblée est compétent en la matière. Or il s’agit précisément d’un argument qui avait été utilisé dans l’affaire jugée par la Cour d’appel de Paris. En effet, la défense avait invoqué la séparation des pouvoirs en arguant que la justice ne pouvait pas se mêler de l’utilisation des fonds publics par un élu local avant que la juridiction financière, à savoir la chambre régionale des comptes, ne se prononce.

La réponse de la Cour d’appel est sans équivoque et mérite d’être citée in extenso :

« Considérant sur l’exception tirée du principe de la séparation des pouvoirs que la procédure suivie devant les juridictions financières, tendant à voir déclarer un ordonnateur comptable de fait, de même que la décision de débet, n’ont pas de caractère sanctionnateur, mais un aspect patrimonial, et visent à rétablir les formes comptables, en imposant au comptable de fait de rendre compte des opérations accomplies par lui, et d’en supporter éventuellement les conséquences financières.

Considérant que les faits reprochés à M. X… étant qualifiés d’abus de confiance pour la partie d’entre eux commise sous l’empire de l’ancien code pénal, et de détournement de fonds publics pour les faits postérieurs à l’entrée en vigueur du nouveau code, il appartient au juge pénal, contrairement à ce qui est soutenu, de se prononcer sur l’existence des infractions déférées au vu des éléments de la procédure qui lui est soumise, dont l’appréciation ne saurait être subordonnée à la constatation préalable d’une qualité de comptable de fait par la juridiction financière ; que l’exception sera en conséquence rejetée ».

En d’autres termes, chaque juge a son domaine de compétence : les juridictions financières contrôlent l’utilisation des comptes, les juridictions pénales sanctionnent les infractions pénales, et l’une ne peut empêcher l’intervention de l’autre. Bien sûr un député n’est pas un élu local, mais il n’est pas insensé de penser que le raisonnement est transposable sur le principe.

La séparation des pouvoirs ne permet pas tout

Il serait surtout totalement absurde de prétendre que les parlementaires doivent être intouchables, puisque si leur immunité est essentielle à la démocratie, il est tout aussi essentiel qu’elle ne soit pas totale, et qu’elle soit cantonnée au strict nécessaire : permettre le libre exercice de la mission de député, soit le vote des lois et la représentation des citoyens. Ni plus ni moins. On citera ici la Cour européenne des droits de l’Homme, qui dit clairement dans un arrêt du 30 janvier 2003 qu’en l’absence d’un lien évident avec une activité parlementaire, l’immunité ne saurait jouer.

Ainsi, s’il sort du cadre normal de sa fonction, le parlementaire doit pouvoir être poursuivi : comment prétendre que le député aurait le droit d’utiliser les fonds qui lui sont alloués pour n’importe quel usage, y compris sans aucun lien avec l’activité parlementaire ? Même s’il ne s’agit pas d’une jurisprudence pénale, il existe ici un arrêt intéressant de la Cour d’Appel de Lyon du 24 octobre 2011. Il s’agissait d’une affaire de divorce dans laquelle la Cour estime que l’indemnité représentative de frais de mandat allouée à un parlementaire ne peut être assimilée à une ressource personnelle puisqu’elle a « pour objet de couvrir l’ensemble des frais afférents à l’exercice du mandat parlementaire qui ne sont pas directement remboursés par l’Assemblée Nationale, ainsi que le coût lié à l’emploi de collaborateurs lorsqu’il excède l’enveloppe de crédit allouée spécifiquement à cette fin ». En d’autres termes, l’indemnité a un objet précis, en lien avec l’activité parlementaire, ce qui sous-entend qu’elle ne peut être utilisée pour un autre but.

Pourquoi le parquet national financier serait-il incompétent ?

Les auteurs ne sont cependant pas en reste, et continuent sur leur lancée en affirmant que le parquet national financier (PNF) ne serait pas compétent, l’article 705 du Code de procédure pénale ne lui permettant pas de poursuivre de tels faits. Pourquoi ? Cela « saute aux yeux », et « personne ne peut prétendre sérieusement » que l’affaire serait suffisamment complexe pour justifier la compétence du PNF… Là encore, celui qui cherchera un raisonnement juridique argumenté dans cette tribune en sera pour ses frais.

Reprenons l’article 705, qui nous explique que le PNF est compétent pour poursuivre les chefs d’infraction de détournement de fonds publics « dans les affaires qui sont ou apparaîtraient d’une grande complexité, en raison notamment du grand nombre d’auteurs, de complices ou de victimes ou du ressort géographique sur lequel elles s’étendent. » Il me semble qu’au vu de ce texte, la compétence du PNF peut s’envisager.

Rien que le ressort géographique de l’affaire pose problème, puisque le camp Fillon lui-même a indiqué tour à tour que Penelope Fillon avait travaillé tantôt à Paris, tantôt dans le département de la Sarthe. Deux territoires différents, donc, et qui relèvent normalement de deux procureurs différents. Est-il donc tellement absurde de penser qu’il est plus rationnel de confier l’enquête à un organisme national créé pour ce genre d’affaires ? Comment par ailleurs nier la complexité de l’affaire, dont l’emploi de son épouse par François Fillon est loin d’être le seul volet ? À titre d’exemple, le PNF s’est occupé de l’affaire de la vente de tableaux par Claude Guéant, qui ne me paraît pas plus complexe à première vue que l’affaire Fillon.

Bien plus, les auteurs vont jusqu’à comparer le PNF aux juridictions d’exception d’antan, telle que la Cour de sûreté de l’Etat, supprimée par la gauche, qui n’hésiterait pourtant pas ici à la ressusciter avec ce nouvel organisme. Faut-il vraiment expliquer que le PNF est une simple autorité de poursuite et que François Fillon, s’il est renvoyé devant un tribunal, sera jugé par une juridiction de droit commun tout ce qu’il y a de plus banale ? Les auteurs ne peuvent pourtant pas l’ignorer. Ils indiquent d’ailleurs eux-mêmes plus haut dans leur article que le parquet n’est pas l’autorité judiciaire, comment peuvent-ils ensuite s’aventurer à une comparaison aussi hasardeuse ? Serait-ce pour égarer le lecteur profane ? Je n’ose le croire…

Il n’y a pas de complot du pouvoir

J’en viens à présent à l’accusation la plus grave de l’article : celle d’un complot politique ourdi par le pouvoir pour favoriser l’élection d’un candidat choisi à l’avance. Décidément, il faut croire que quand on s’est spécialisé à outrance dans une matière, on en arrive à oublier les principes les plus élémentaires. Il me semble en effet qu’en droit, pénal ou civil d’ailleurs, une affirmation doit être étayée par des faits et des éléments précis. Or, que nous disent les auteurs pour étayer leur thèse ? Cela vaut la peine de les citer :

« Le bras armé du pouvoir, en l’espèce, est ce parquet national financier. (…) La précipitation avec laquelle l’enquête a été ouverte, sans même le respect d’un délai suffisant pour lire à tête reposée le Canard Enchaîné laisse perplexe ; surtout, la publication dans Le Monde par deux « journalistes » familiers du président de la République, de son secrétaire général etc., des procès-verbaux de l’enquête à peine sont-ils clos, au mépris de secret de l’enquête, démontre irréfutablement une collusion entre les officiers du ministère public ou leurs délégataires et ces « investigateurs ». Le même journal combat d’ailleurs les moyens de défense constitutionnels invoqués par la défense de François Fillon en faisant appel à un civiliste…(…) Il reste que la tentative de déstabilisation et de disqualification du candidat de la droite et du centre à l’élection présidentielle est sans précédent par sa violence et par l’implication ouverte de l’Etat. »

Alors, je ne suis bien sûr moi-même qu’un pauvre civiliste, mais j’ai la prétention de croire qu’un juriste a le droit de s’intéresser à des sphères de compétences qui sortent de son domaine habituel, sans être immédiatement disqualifié par les gardiens du temple. Surtout, je trouve extrêmement léger de prétendre que le seul fait que des journalistes soit-disant familiers du président de la République aient eu accès au dossier montre « irréfutablement » que le pouvoir est derrière tout cela. L’amalgame entre les journalistes, le pouvoir et les enquêteurs est ici fait sur la base de simples affirmations.

François Fillon opposé à des parquets plus indépendants

Quant à partir du principe que le PNF est forcément aux ordres compte tenu de l’absence d’indépendance du ministère public, c’est encore une fois une affirmation péremptoire. On rappellera d’ailleurs que même si on est loin du compte, le gouvernement a fait voter plusieurs lois pour modifier le statut du parquet, dont un texte en 2013 supprimant les instructions individuelles aux procureurs. Juste un détail, François Fillon, de même que tous ses collègues UMP, avait alors voté contre ce texte…

Enfin, s’agissant de la rapidité avec laquelle le parquet s’est saisi du dossier, elle n’est pas sans précédent : on citera l’affaire des Football leaks ou des Panama papers.

Je ne peux pas croire en tout cas que des spécialistes éminents du droit pénal s’étonnent ainsi qu’une affaire médiatique engendre des fuites dans la presse et en tirent de telles conclusions. Je suis le premier à trouver cela regrettable, mais c’est quasi-systématiquement le cas : l’écrasante majorité des affaires médiatiques, qu’il s’agisse de délits financiers ou de délinquance ordinaire, donnent lieu à ce genre de fuites. Comment peut-on dès lors proférer de telles accusations sur une base aussi fragile ? Que des politiques qui défendent leur champion se le permettent, c’est une chose, et cela fait partie du jeu, mais que des juristes s’abîment dans un tel exercice en se parant derrière leurs habits d’experts, cela pose un autre problème.

Chacun a le droit de penser ce qu’il veut de l’affaire Fillon. On peut penser que François Fillon est un saint homme injustement persécuté, qu’il n’a rien à se reprocher, qu’il n’est pas pire que les autres, que le Canard Enchaîné et le parquet national financier sont téléguidés par Rachida Dati, par François Hollande, par Emmanuel Macron, ou même par les extra-terrestres si on veut. Émettre un avis en tant que citoyen est une chose, le mien ne vaut pas plus que celui d’un autre, et je n’ai pas la prétention de détenir la vérité. Mais se poser en tant qu’expert, en tant que technicien du droit, en prétendant qu’aucun juriste digne de ce nom ne saurait s’aventurer à remettre en cause le point de vue des auteurs, me semble contestable au plus haut point. Surtout quand le texte en question, loin de la simple analyse technique, s’apparente à un manifeste politique, truffé d’accusations graves sans la moindre preuve, et même d’approximations assez énormes.

Un tel texte politique ne peut pas être assimilé à un texte scientifique comme le laisse penser son introduction et les titres mis en avant par ses auteurs. Qu’ils ne m’en veuillent pas dès lors de paraphraser leur conclusion en ces termes :

Aucun citoyen ne peut cautionner ce dévoiement voulu et partisan de la qualité de juriste, préalable à une confiscation du débat démocratique.

Antoine Matter
Avocat au barreau de Strasbourg


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