« Quand le président est venu dans les Vosges, il nous a promis d’investir dans la liaison Épinal-Saint-Dié après la réforme ferroviaire… » Gérard Coinchelin se souvient avec amertume de cette visite présidentielle du 18 avril 2018. Trois mois plus tard, la SNCF annonçait la suspension de la ligne pour des raisons de sécurité. Sur le trajet, le tunnel de Vanémont présente des risques d’effondrement. Pour le cheminot retraité et syndicaliste CGT, « on nous a roulé dans la farine. »
Le train ne circulera plus entre la préfecture du 88 et sa deuxième plus grande ville à partir du samedi 22 décembre. En délaissant les rails pour la route, le temps de trajet passera d’environ 1h05 à 1h35, sans compter les aléas de la circulation.
Pour les prochaines années, des bus remplaceront la liaison ferroviaire. Gérard Coinchelin fustige une situation « en contradiction totale avec les enjeux actuels, au niveau environnemental comme sur le plan de la sécurité routière. » Pour l’ancien agent d’entretien des voies ferrées, la fin de la ligne 18 était programmée :
« La ligne Epinal-Saint-Dié a toujours été une variable d’ajustement pour d’autres lignes, comme Metz-Luxembourg, pour laquelle on a souvent dû refiler du personnel ou du matériel. Malgré tout, on nous a annoncé cette suspension à la dernière minute, pour éviter la contestation. »
« Je vais devoir me débrouiller »
Le 19 décembre 2018, un Train Express Régional (TER) quitte Saint-Dié-des-Vosges pour Épinal à 12h36. Ici, une jeune femme se maquille longuement. Là, une étudiante travaille sur son ordinateur. Maude Durand, 17 ans, rentre de son stage dans un établissement spécialisé pour enfants handicapés.
Après la suspension de la ligne 18, la lycéenne devra prendre le bus malgré son mal des transports : « Si ça ne va vraiment pas, je vais devoir me débrouiller toute seule. Je m’arrangerai avec les parents ou les amis. » Avec le bus et ses minutes en plus, l’adolescente sait qu’elle verra moins ses amis ou sa cousine à Épinal. Après le bac, elle fera un apprentissage dans un restaurant de sa commune, à Bruyères. Une façon d’éviter la galère des transports…
Quelques sièges vides plus loin, Adim discute avec un camarade de classe. L’élève d’un lycée à Raon-l’Étape regrette de ne plus pouvoir prendre le train : « Avec le bus, je vais arriver en retard pour le premier cours de la journée. Je n’ai pas d’ami ou de famille pour me conduire en voiture en cours. Et les professeurs ne vont pas m’attendre pour commencer… » De plus en plus contraint dans ses déplacements, le jeune coiffé d’une casquette américaine se sent « isolé. »
La nostalgie du train
« Allez, les gamins, faut se rhabiller. On pourra pas prendre le train dans l’autre sens ! » À l’approche de Laveline-devant-Bruyères, Michel Florence cesse de prendre des photos du paysage. Le retraité, déjà nostalgique de la ligne 18, voulait que les « enfants puissent encore voir le train. » Le grand-père a déjà connu une fermeture de gare : celle de Gérardmer, en 1988. Une association d’usagers, TG2V, milite toujours pour la réouverture de la station… en vain.
« C’est la France périphérique, où tout ferme »
Un brouhaha adolescent résonne dans le train après l’arrêt en gare de Bruyères. Comme Matteo César, de nombreux élèves du lycée Jeanne d’Arc rentrent chez eux. À 15 ans, cet élève de CAP Sécurité attend la majorité avec impatience. Il pourra alors acheter une voiture, comme son frère. En attendant, la galère des transports va s’amplifier. Avec le futur service routier, cet habitant de Thaon-les-Vosges estime qu’il rentrera chez lui une heure plus tard chaque jour.
Un professeur d’Histoire-Géographie fait le trajet avec ses élèves. Pour Norman Landier, les correspondances vont poser un problème majeur : « Beaucoup de lycéens font le trajet vers Bruyères en partant de Vittel, Gérardmer ou Mirecourt. Comment feront-ils s’ils manquent le bus, ou qu’il a du retard? Il n’y aurait alors aucun moyen d’arriver au lycée avant midi… » Une adolescente renchérit, pessimiste : « À chaque fois qu’on a dû prendre un bus de remplacement, on est arrivé en retard. » En sortant de la gare d’Épinal, l’enseignant tient à rappeler la dégradation générale du service public :
« Tout cela s’ajoute à une poste ouverte quelques heures par jour seulement à Bruyères, ou des centres hospitaliers menacés et des collèges déjà fermés… Il y a un ras-le-bol ici, ce n’est pas pour rien qu’il y avait tellement de Gilets jaunes à Bruyères. C’est la France périphérique où tout ferme. »
Le manque d’effort de « tous les acteurs »
Joint par téléphone, le maire de Saint-Dié-des-Vosges, David Valence (Mouvement radical) explique que la suspension de la liaison ferroviaire est nécessaire en raison d’un investissement trop élevé pour la réparation et le fonctionnement du train, 33 millions d’euros. Celui qui est aussi numéro 3 du Conseil régional de la Région Grand Est en tant que vice-président en charge des Transports, se pose en défenseur optimiste de la ligne 18 :
« Au cours des dernières décennies, il faut admettre que tous les acteurs, Région comprise, ont fait trop peu d’effort pour les lignes du quotidien. Il faut maintenant trouver un nouveau modèle économique. La SNCF rendra au printemps 2019 une étude pour baisser l’investissement nécessaire. Elle n’exclut pas de recourir à l’ouverture à la concurrence pour l’entretien du réseau. J’ai bon espoir que les trains circulent à nouveau dès 2022 / 2023. »
En début d’après-midi à Épinal, il faut attendre plusieurs heures pour prendre le train vers Saint-Dié-des-Vosges. Le magasin Monoprix dispose de quelques tables où des lycéens tuent le temps. Quelques hommes boivent une canette de bières ou une toute petite bouteille de vin rouge. Deux pigeons font des allers-retours réguliers entre le hall et l’enseigne. 16h42 : le TER démarre. Il n’en reste plus que trois avant la fin du service.
« Sans train personne ne voudra habiter ici »
Retour à Laveline-devant-Bruyères. Depuis près d’un mois, Jean-Paul Petitdemange y a remplacé le maire, malade. Sa commune souffre aussi du déclin démographique. La suspension de la desserte ferroviaire est un nouveau coup dur : « Sans train, personne ne voudra habiter ici. » Nostalgique, le Vosgien se souvient : « Plus de mille personnes habitaient ici il y a quarante ans. Aujourd’hui, on est 650… » L’ancien professeur de maths se rappelle aussi de ses classes de moins de 20 élèves au collège Georges Brassens à Grange-sur-Vologne. L’établissement a fermé il y a deux ans.
Malgré tout, le maire tient à relever les bons côtés de Laveline-devant-Bruyères : « Il y a encore deux médecins, deux coiffeurs, un maçon, un plombier, un boucher et même deux bistrots. » Mais « Chez Christine », à 150 mètres de la gare, il n’y a personne. Tout en fixant un débat télévisé sur les Gilets jaunes, elle compte ses clients de la journée sur les doigts de la main : « Quatre ou cinq tout au plus », souffle-t-elle. Très vite, la belle époque est évoquée : celle de l’établissement rempli des ouvriers de la scierie et du service de ramassage de l’entreprise. Puis la gérante est rappelée à la réalité : « Vendredi, la CGT et l’association (Association pour le développement de la Ligne Epinal-Saint-Dié, ndlr) vont voir le passage du dernier train à Bruyères. »
L’expérience d’un bus de remplacement
19 heures. Le petit abri de béton de Laveline-devant-Bruyères permet de se protéger de la pluie en attendant le train. Un premier TER passe, direction Épinal. Le contrôleur informe que le TER pour Saint-Dié est remplacé par un bus. Entre l’entrée du village, un rond-point et un terrain vague, le lieu de passage du car reste un mystère. Il arrive… avec 25 minutes de retard. La correspondance vers Strasbourg est hors d’atteinte. À 20h30 à Saint-Dié, le chef d’escale n’a qu’une solution à proposer : rentrer depuis Sélestat, à 50 kilomètres de là, ce qui nécessite de s’y rendre… en taxi, aux frais de la SNCF.
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