« Vous voyez, ce sont des messages comme celui-ci qui nous donnent envie de nous battre ». Solène Durr montre le courriel qu’elle a reçu ce matin. Assise à ses côtés, Anne-Marie, sa mère, approuve d’un hochement de tête. Ce courriel a été envoyé par l’employée qui tenait le stand de la ferme Durr au marché du Neuhof jusqu’à la fermeture administrative de l’établissement, en septembre, pour contamination à la listeria.
Elle y faisait ses courses quand des clients l’ont abordée : « Ils m’ont demandé quand nous allions rouvrir, écrit la vendeuse, ils disent que nos produits leur manquent, que notre fermeture est injuste, qu’ils sont avec nous. » Solène Durr a reçu des dizaines d’autres messages similaires :
« Au moment de la fermeture administrative, on a eu beaucoup de témoignages de soutien. Des voisins, des clients et même d’inconnus. Mais je n’imaginais pas que les gens continueraient à penser à nous. Aujourd’hui, je me rends compte qu’ils nous font toujours confiance malgré la crise. »
« Des gens ont été malades en mangeant nos produits, c’est dur »
La crise commence dans la soirée du vendredi 6 septembre, avec un communiqué de la préfecture. Des analyses ont attribué plusieurs cas de listériose à certains produits de la Ferme Durr. Ils sont retirés de la vente. Les consommateurs en sont informés par affichage.
« Nous apprenons tout ça le lendemain matin par le coup de fil d’un journaliste, explique Solène, et c’est un choc ! Réaliser que des gens ont été malades en mangeant nos produits, c’est dur. Et en plus sans connaître la gravité de leur état. D’ailleurs, aujourd’hui encore on ne sait rien sur eux. On a juste appris dans la presse qu’ils sont huit, qu’ils habitent en Alsace, Île-de-France, Bourgogne et PACA. »
À ce moment-là, le problème semble circonscrit à un seul produit : la tomme au lait cru.
« Le lait cru, c’est extrêmement délicat. Des collègues nous ont dit qu’ils ne s’y risqueraient jamais. Immédiatement, on décide qu’on ne fabriquera plus que des produits à base de lait pasteurisé. »
« Contamination persistante de la production »
L’entreprise n’aura pas le temps d’appliquer cette résolution. Le 11 septembre, les services de l’Etat annoncent la fermeture administrative de la SARL Biolacte, qui fabrique et commercialise les produits Ferme Durr. Suite aux « graves dysfonctionnements » relevés, et à une « contamination persistante de la production », celle-ci doit cesser immédiatement.
Fin novembre, l’activité n’a pas repris. Un nettoyage des machines et des locaux, même poussé, n’aurait pas suffit. C’est toute la chaîne de transformation du lait qu’il faut changer. Et Biolacte n’en a pas les moyens, comme l’explique Solène Durr :
« Les bâtiments ont grandi en même temps que l’entreprise, et aujourd’hui ils ne sont plus adaptés. Pareil pour la chaîne de transformation. On doit se réorganiser. »
36 emplois en balance
Pour lui laisser du temps, la chambre commerciale du tribunal de grande instance a placé Biolacte sous mesure de sauvegarde le 23 septembre. Cette décision a permis aux salariés d’être mis en « activité partielle » (l’ancien « chômage technique »). Ils sont donc été partiellement indemnisés. Ils étaient 36, représentant 20 équivalents temps plein. Trois seulement travaillent encore, sous la direction de Solène.
Anne-Marie est encore gérante en titre, mais comme elle va bientôt prendre sa retraite, elle a donné les rênes de l’entreprise familiale à Solène, l’aînée de ses deux filles. Diplômée en gestion des entreprises, c’est elle qui travaille sur le plan de redémarrage que la chambre commerciale aura à examiner.
À la recherche de partenaires
La première idée de la nouvelle « patronne » était de trouver une entreprise sous-traitante pour fabriquer les produits laitiers Biolacte. Mais tous les fabricants qu’elle a contactés ont décliné l’offre. Alors Solène Durr a imaginé un plan B. Le 18 novembre, la chambre commerciale a jugé le plan assez intéressant pour prolonger jusqu’au 9 mars la période d’observation :
« Nous cherchons un ou plusieurs partenaires disposant d’une unité de transformation du lait, de locaux, ou de fonds pour investir dans ces équipements. De notre côté, nous avons notre marque, nos recettes, notre clientèle, et des machines considérées comme les Rolls-Royce du conditionnement. »
Et Solène Durr voit même plus loin :
« L’idéal, ce serait de créer une sorte de coopérative, où les producteurs laitiers bio d’Alsace pourraient s’unir. Parce qu’aujourd’hui, c’est très difficile de faire face aux exigences sanitaires chacun de son côté. »
« On avait la tête dans le guidon ! »
Avant la crise, la Ferme Durr faisait figure de modèle de réussite. Elle vendait ses produits bio dans toute l’Alsace et un peu partout en France. Son chiffre d’affaires avait atteint 4 millions d’euros en 2018. Mais Solène a un regard critique sur cette croissance :
« Nous avons été comme aspirés. La disparition de mon père en 2014 a laissé un vide énorme. Il maîtrisait absolument tout dans l’entreprise. Après sa mort, Biolacte n’était plus dirigée. Je m’en suis rendu compte peu à peu après mon arrivée comme DRH en 2017. On disait oui à toutes les sollicitations, même les moins rentables : on envoyait un colis à l’autre bout du pays, on traitait avec des grossistes qui ne pensaient qu’à rogner sur nos marges, on avait signé avec des industriels des contrats nous obligeant à leur fournir certains produits à la demande. Il fallait qu’on produise toujours plus. On avait la tête dans le guidon ! Avec le recul, je me dis que les problèmes sanitaires devaient fatalement arriver. »
« Je me bats pour que la ferme ne disparaisse pas »
Pendant qu’elle travaille sur le plan de sauvetage, Solène doit aussi s’occuper de la ferme familiale. Quelques cochons à l’engraissage et, surtout, des vaches : 50 laitières, 60 veaux et génisses. Une exploitation dont l’avenir dépend directement de celui de l’entreprise :
« Aujourd’hui, nous vendons notre lait 45 centimes le litre à une coopérative bio nationale. C’est le prix, mais ça ne suffira pas à faire vivre la ferme. Pour que son activité soit viable, nous devons transformer nous-mêmes notre lait. En fin de compte, si je me bats, c’est avant tout pour que la ferme ne disparaisse pas. »
Et plus qu’une question matérielle, c’est une histoire de fidélité, d’héritage spirituel :
« Quand mon père a fondé cette entreprise, dans les années 70, c’était un pionnier. Il a beaucoup fait pour le développement du bio en Alsace. Aujourd’hui encore, nous participons à la préservation de la biodiversité. Par exemple, en fauchant les polders de Plobsheim avec des techniques qui permettent à des espèces rares de s’y maintenir. Si nous ne le faisons plus, qui s’en chargera ? »
Il reste 14 semaines à Solène Durr pour faire en sorte que la question ne se pose pas.
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