Des picotements dans la main, une impossibilité à marcher, des difficultés à uriner, des troubles de l’érection… Depuis le premier confinement, les médecins du service de neurologie de l’hôpital de Hautepierre ont vu défiler huit jeunes de 19 à 29 ans avec des symptômes similaires. Leur point commun ? Ils avaient ingurgité des dizaines, voire des centaines, de cartouches de protoxyde d’azote les jours précédents, dans le cadre de fêtes entre amis.
Un produit qui a été détourné de son usage premier. En vente libre dans le commerce, les cartouches en aluminium de protoxyde d’azote permettent de produire de l’eau gazeuse à partir d’eau plate ou de réaliser une crème chantilly à l’aide d’un siphon. Mais depuis quelques années, des jeunes gens pour la plupart s’amusent à remplir un ballon de baudruche avec ce gaz, et à tout inspirer en une seule fois. L’inhalation produit un effet hilarant d’environ une minute. « Comme la sensation est très courte, ça ne donne pas l’impression qu’il peut y avoir des effets plus tard », décrit le chef de clinique strasbourgeois Paul Voulleminot. Le médecin explique que les séquelles ne sont pas définitives, tous ces jeunes ont pu guérir grâce à des soins puis de la rééducation.
Un usage détourné
Les jeunes médecins de l’hôpital de Hautepierre ne sont pas surpris face à cette pratique détournée du protoxyde d’azote. Ils ont vu, ou parfois essayé, des ballons de ce type dans les soirées médecine lors de leurs études. « Ce mésusage est passé d’une consommation étudiante festive, à une consommation plus généralisée et avec des excès », analyse Ivana Schroder, également neurologue au sein du service. La plupart des patients, âgés de 23 ans en moyenne, sont des jeunes issus de quartiers populaires de Strasbourg, mais aussi des étudiants aux conditions de vie moins modestes. Un peu plus d’hommes que de femmes ont été soignés.
Le premier patient pris en charge à Strasbourg en avril 2020, avait 19 ans. C’est le cas le plus sévère connu par le service depuis l’apparition de ce phénomène. Le jeune homme a dû se déplacer pendant près d’une semaine en chaise roulante. Après sa prise en charge, il a nécessité quatre mois de rééducation. « En septembre, il avait encore du mal à courir », se souvient Paul Voulleminot encore marqué par cette histoire. Il avait déclaré inspirer 20 ballons par jour pendant le confinement, jusqu’à son hospitalisation. Les médecins strasbourgeois se demandent si ce total n’était pas sous-estimé, car les patients suivants avaient consommé « 50 à 150 » cartouches, voire « jusqu’à 300 » dans une même soirée.
Quel est le mécanisme qui permet à ces cartouches d’avoir un effet aussi dévastateur ? Le gaz inspiré inhibe la vitamine B12 présente dans le corps humain. Or, cette vitamine est vitale pour les neurones. En présence de protoxyde, les neurones transmettent donc moins bien, voire pas du tout, les messages destinés ou provenant du cerveau.
Des symptômes connus…
Dans le milieu médical, les effets secondaires de ce gaz avaient déjà été rencontrés chez les dentistes et les anesthésistes, car le protoxyde d’azote est utilisé pour des anesthésies locales et courtes. « À partir des années 2000, on s’est rendus compte qu’en fin de carrière, ces professionnels qui avaient une exposition très légère, mais chronique tout au long de leur vie, développaient des troubles neurologiques », explique Paul Voulleminot.
Pour les jeunes la situation est toute autre, poursuit le neurologue :
« Nous avons-là des personnes avec une exposition courte, mais très intense. Entre les deux, il y a ceux qui en prennent un peu tous les week-ends, dont ont ne sait pas quels seront les effets à moyen terme. Et puis il y a tous ceux qu’on rate. Soit parce qu’ils ont juste des picotements légers et ne viennent pas, ou parce qu’ils n’ont pas l’habitude de voir un médecin. »
Le trentenaire prend l’exemple d’un jeune homme de 24 ans hospitalisé six jours en juillet 2021. « Ses deux copains qui avaient fait la fête avec lui sont venus le voir à l’hôpital, et ils ne marchaient pas normalement non plus… »
… mais un phénomène qui explose depuis premier confinement
Jusqu’au confinement du printemps 2020, aucun cas de ce type n’avait été admis aux hôpitaux universitaires de Strasbourg. Les médecins seraient-ils passés à côté de ce phénomène ? Pas forcément. « Tous les patients ont spontanément dit qu’ils avaient consommé du protoxyde, ils étaient un peu inquiets et n’avaient aucune idée que ça pouvait être dangereux. Ce n’est pas une pratique que les jeunes cachent », décrit Kévin Bigaut, également chef de clinique. « C’est aussi à partir du confinement qu’on a commencé à voir beaucoup de cartouches par terre dans les rues ou les parcs » relève Ivana Schroder, assistante spécialiste.
Les médecins ont donc l’impression d’assister, un brin impuissant, à la naissance d’un nouveau problème de santé publique. Dans la littérature scientifique médicale, « le premier article parle d’une dizaine de cas à Londres en 2018 », a repéré Kevin Bigaut. Sur pubmed.gov, le moteur de recherche de référence des publications scientifiques médicales, de plus en plus d’études sur les abus de protoxyde d’azote sont publiées. On recense moins de 10 articles par an jusqu’en 2010, puis une augmentation : 13 publications en 2015, 21 en 2019, 25 en 2020 et déjà 27 en 2021. Les médecins strasbourgeois ont publié une étude de cas de leurs cinq premiers patients dans le Journal of Neurology. « La peur, l’anxiété ou la colère » provoquées par la pandémie et ses conséquences peuvent favoriser la consommation abusive, écrivent-ils notamment.
Un produit pas cher… et légal
Sur son ordinateur, Paul Voulleminot regarde désabusé un célèbre site de vente de ligne, où il trouve des lots en grande quantité : « 50 cartouches pour 30 euros, c’est bien moins cher que de la drogue… » Et complètement légal ! Dans le commerce physique, la vente est depuis peu interdite aux mineurs. Certaines communes ont pris des arrêtés municipaux pour interdire la consommation sur la voie publique. Mais ces mesures n’enrayent pas la consommation à domicile et les achats en ligne.
Le jeune médecin est encore plus ébahi devant une page dédiée du site ministériel drogues.gouv.fr. « Il y a écrit que c’est déconseillé, mais très vite, on trouve des conseils pour en prendre en limitant les risques (ne pas être debout, ne pas prendre le volant, etc. ndlr), tout en étant très vague sur les risques. Il est question de troubles neurologiques, de maux de tête sans plus de précision ». Pourtant sur le même site officiel, dans un communiqué plus ancien et contradictoire, les autorités sanitaires alertaient en 2019 sur « les dangers de cette pratique, même occasionnelle ».
Un problème national
Plusieurs hôpitaux français font face à la même recrudescence de cas. L’information est remontée aux Strasbourgeois de manière informelle. « Un interne a repéré dans une discussion Whatsapp nationale, regroupant les internes de neurologies, que d’autres hôpitaux en France étaient confrontés au même phénomène », relève Kévin Bigaut. Lorsqu’un jeune avec un manque de force se présente au service, la consommation abusive de gaz hilarant est devenue « quasiment ma première question à chaque fois », raconte Paul Voulleminot.
La dizaine de jeunes accueillis à l’hôpital de Hautepierre ont tous eu besoin d’au moins 4 semaines de rééducation. Et même cinq mois pour le patient le plus âgé, de 29 ans. « Il est important que le grand public soit informé, mais aussi les médecins qui ne sont pas spécialistes en neurologie, car les urgences sont souvent la porte d’entrée », détaille le neurologue. « En traitant avec de la vitamine B12, si on s’y prend assez tôt, on sait soigner ». Le jeune âge des patients favorise vraisemblablement leur rétablissement rapide.
Une absence de séquelles qui ne favorise pas la prise de conscience. « C’est comme quelqu’un qui sort d’un coma éthylique, il n’y a pas de garantie qu’il ne va plus jamais boire avec excès », compare Paul Voulleminot. Un des jeunes hospitalisés a d’ailleurs été pris en charge une deuxième fois. « Il était lui-même conscient d’avoir déconné, de s’être fait avoir alors qu’il connaissait les risques », raconte Kévin Bigaut. Reste que les médecins, à peine plus âgés que les patients qu’ils ont soignés, aimeraient que les risques soient mieux connus des consommateurs : « s’imaginer en fauteuil roulant ou avec une sonde pour uriner à 20 ans, ça peut faire réfléchir », disent-ils en chœur. Face aux alertes, l’Agence régionale de Santé prévoit une rencontre avec les professionnels en octobre pour réfléchir à une stratégie de prévention.
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