Selon l’Atlas académique des risques sociaux d’échec scolaire, l’Alsace est une région où la probabilité de décrocher du système scolaire – c’est-à-dire d’en sortir sans diplôme supérieur et autre que le brevet des collèges selon la définition officielle – est une des plus faibles de France. Grâce à son économie diversifiée et en relative bonne santé, un maillage scolaire du territoire complet et une culture de l’apprentissage plus prononcée qu’ailleurs.
Mais à regarder de plus près, la vie scolaire n’est pas un long fleuve tranquille pour tout le monde et le bon niveau régional masque de fortes inégalités territoriales, constatent les chercheurs du Céreq (centre d’études et de recherches sur les qualifications) :
« L’unité apparente de cette académie vient de ce qu’une grande majorité de ses cantons connaissent une relative « sécurité économique et un soutien culturel ». Toutefois, un quart des cantons présentent des difficultés dont neuf qui concentrent un tiers de la population dans le type “difficultés de vie familiale et habitat social urbain”. »
86 816 jeunes en dehors du système scolaire en 2011
Ainsi les villes – où se concentrent la majorité des élèves et des jeunes -, et plus particulièrement leurs quartiers périphériques, ne sont pas vraiment épargnées par un décrochage scolaire qu’il est difficile de chiffrer. Au total, en 2011, date du dernier recensement, l’INSEE estimait qu’il y avait en Alsace 86 816 jeunes qui avaient quitté le système scolaire, et parmi eux 20 416 sans aucun diplôme (4 528 à Strasbourg). Selon l’académie, 3 527 élèves âgés de plus de 16 ans ont disparu des radars entre la fin de l’année scolaire 2013-2014 et la rentrée 2014-2015 en Alsace (1 216 à Strasbourg). Ils étaient 4 842 entre 2010 et 2011 (1 508 à Strasbourg).
Cette diminution des décrocheurs – forte à Sélestat et Saint-Louis, moindre à Strasbourg, Saverne et Mulhouse – est paradoxalement due à un effet crise, soutient Emmanuel Percq, le « monsieur décrochage scolaire » au rectorat.
« Les jeunes ont pris conscience de la difficulté de trouver un emploi sans diplôme ni qualification. Ils ont par conséquent tendance à s’accrocher un peu plus à l’école. »
Les décrocheurs entre 14 et 16 ans, « trou noir » des statistiques
Le souci, c’est que les données officielles ne prennent en compte que les jeunes âgés de plus de 16 ans. L’école étant obligatoire jusqu’à cet âge, l’institution scolaire considère qu’il n’y a pas de décrocheurs avant. Or, « le décrochage est un long processus qui commence dès le collège, et dans la classe », rappelle Éric Flavier, sociologue de l’éducation à l’université de Strasbourg, qui a codirigé un ouvrage consacré à la lutte contre le phénomène. Ce que confirme, Delphine Rideau, directrice de la Maison des adolescents à Strasbourg :
« Il y a des jeunes de 13-14 ans qui, même s’ils sont officiellement inscrits, ne vont plus en cours ou par intermittence ; ou bien des jeunes qui sont déscolarisés durant des mois entiers dans l’attente d’une nouvelle affectation après une exclusion. Surtout, nous voyons clairement de plus en plus d’enfants qui se découragent dès l’entrée au collège, car ils constatent que leurs retards et difficultés scolaires sont bien trop importants. De fait, les 14-16 ans qui décrochent sont dans un trou noir, et l’école fait encore trop peu pour les raccrocher. »
Les professeurs décrochent aussi
Un « trou noir » que nuance en partie Éric Flavier. Des dispositifs sont mis en place au sein des collèges pour prévenir le décrochage – dont l’absentéisme n’est qu’un symptôme parmi d’autres comme l’inattention ou l’agitation en classe. Ainsi par exemple, au collège du Stockfeld au Neuhof, des élèves en voie de déscolarisation ont été encouragés à créer une entreprise virtuelle, ce qui a permis de montrer les mathématiques sous un autre jour, de les rendre plus palpables et concrètes. Au collège Lezay-Marnesia, toujours au Neuhof, une équipe de professeurs et d’éducateurs dédiée aux décrocheurs – issus d’autres établissements- a vu le jour.
L’ennui, c’est que trop souvent, ces initiatives pour être efficaces ne peuvent concerner que quelques élèves (une dizaine) et qu’elles reposent sur des professeurs plus investis et motivés que les autres comme le souligne le sociologue strasbourgeois : « Face au décrochage, certains professeurs décrochent aussi ».
Emmanuel Percq à l’Académie reconnait ces failles dans la prévention du phénomène, mais avance les chiffres à la baisse et assure de son volontarisme. Reste qu’avec un budget d’un million d’euros par an (personnel compris), et seulement quinze professeurs-relais dans la région, il ne peut pas faire de miracles. D’autant plus que le gouvernement reconnaît lui-même que « la politique de lutte contre le décrochage est en construction, centrée aujourd’hui sur la prise en charge du jeune une fois qu’il a décroché. La prévention du décrochage est peu structurée et ne fait pas l’objet d’une politique nationale. »
Une aberration alors que « le premier lieu de traitement, c’est à l’école », estime Éric Flavier :
« La réponse ne peut pas être que pédagogique. Un jeune ne décide pas d’arrêter l’école simplement parce qu’il ne parvient pas à faire ce qu’elle attend de lui. Il y a bien d’autres dimensions qui entrent en ligne de compte, comme les difficultés socio-économiques, les troubles médico-psychologiques, le cloisonnement de quartiers entiers, un moindre accès à la culture. La plupart du temps, toutes ces facteurs se conjuguent et se cumulent. »
Retrouver les « perdus de vus »
Cette multiplicité des causes complique la tâche de ceux qui veulent prévenir le décrochage, mais surtout de ceux qui retrouvent plus tard, ces jeunes devenus majeurs. Car elle nécessite coordination et communication entre les nombreuses parties prenantes.
Mercredi 18 mars, sont réunis autour de la table des éducateurs spécialisés – un par association de prévention -, deux représentantes de Pôle Emploi, une autre de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), plusieurs agents de la Mission locale, un directeur de centre socio-culturel. Tous sont là pour réparer les échecs de l’éducation nationale en retrouvant et en réinsérant les « perdus de vus » – majoritairement des jeunes qui ont abandonné l’école sans diplôme.
Exceptionnellement, le groupe se retrouve au Shadok, la future fabrique numérique de Strasbourg. Il s’agit de prendre connaissance avec les lieux qui dès le mois prochain vont accueillir des jeunes d’Hautepierre pour une série de quatre ateliers. Mais surtout de se concerter et d’assurer un suivi personnalisé de ces jeunes aujourd’hui lourdement précaires. L’objectif principal pour les différents acteurs est de les ramener vers la formation et l’emploi, la majorité des décrochés étant au chômage (65%), via des visites dans les entreprises, la réalisation de CV vidéo, mais aussi des ateliers culturels ou des rencontres avec des jeunes originaires d’autres régions.
La mission est difficile tant les lacunes de ces jeunes sont fortes, tant leur comportement peut parfois laisser désirer, tant l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes est baisse, tant les familles sont en souffrance et surtout tant les emplois disponibles sont rares. Grâce à la mobilisation des travailleurs sociaux plus que des professeurs, la majorité des décrocheurs scolaires finissent bon an mal an par être raccrochés.
Aller plus loin
Sur Rue89 Strasbourg : Après la réforme, les oubliés de l’éducation prioritaire se rebiffent
Sur Libération : La ministre dit lutter contre le décrochage scolaire… mais supprime les centres d’orientation
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