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Esther Peter-Davis : traductrice de luttes tous azimuts

Dans les années 50, Esther Peter-Davis possède une qualité rare. Elle parle quatre langues et n’en garde aucune dans sa poche. L’alsacienne s’est opposée à la centrale de Fessenheim tout comme elle a participé à la lutte contre les essais de bombe atomique en Algérie. Cette femme engagée a ainsi croisé Nelson Mandela, Winston Churchill ou encore Frantz Fanon.

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Lorsque la porte s’ouvre, le visage d’Esther Peter-Davis exprime la surprise. Elle accueille dans son appartement strasbourgeois. La dame ne comprend pas vraiment ce qu’on veut publier sur sa vie : « Je n’aime pas trop qu’on écrive sur moi ». Ce qui nous amène, c’est sa mémoire des voyages et des rencontres qui ont ponctué sa vie engagée.

Départ en stop

Son fils aîné, Troy Davis, apprécie cet intérêt. Diplômé de Harvard, il dit en apprendre tous les jours sur la vie de sa mère. Elle a 83 ans.

Celle qui s’appelle encore Esther Peter s’engage dès le début des années 1950. À 18 ans, elle part en auto-stop pour la Belgique. « Cela ne se faisait pas à l’époque », glisse-t-elle avec malice. Le peintre Edgar Gevaert a ouvert sa maison aux militants favorables à un gouvernement mondial. Il y a Thomas Mann ou encore Albert Einstein. Esther Peter-Davis se souvient avoir rencontré Pierre Grouès. Il sera connu plus tard sous le nom d’Abbé Pierre.

« Se bagarrer, les mecs ne savent faire que ça »

Au milieu d’intellectuels et d’hommes politiques, Esther Peter-Davis écoute d’abord. Elle commence à traduire dans les années 1950 lorsqu’elle se rend à Paris avec le militant américain Garry Davis. À l’époque, elle suit son ami d’enfance. Dix ans plus tard, il devient son mari. Elle parle couramment l’anglais, l’allemand et l’italien. Un talent qui permet à son compagnon d’échanger à travers elle avec tout le monde sur son projet de citoyenneté mondiale. L’interprète raconte :

« Les intellectuels de nombreux pays d’Europe voulaient rencontrer Garry, car il remettait en cause le droit des États à prendre des décisions à la place des gens. Il y avait toute une flopée d’hommes connus, comme Albert Camus par exemple. Les uns et les autres finissaient toujours par se bagarrer dans de grands débats. Les mecs ne savent faire que ça. »

« On prenait les femmes pour des imbéciles »

Esther Peter-Davis rappelle souvent la condition féminine de son époque. Elle laisse échapper un long soupir :

« Entre les deux guerres, par exemple, on prenait les femmes pour des imbéciles. Pourtant, elles avaient dû tout faire pendant que les hommes s’entretuaient. »

Au fil de ses engagements, Esther Peter-Davis a souffert du machisme des dirigeants, des scientifiques ou des intellectuels. Elle raconte :

Une famille décimée par la guerre

Au cours de la seconde Guerre mondiale, l’enfant du quartier Halles perd son grand-père et plusieurs cousins. Esther Peter-Davis est presque impassible lorsqu’elle raconte l’assassinat de son père par un collaborateur et un soldat allemand. Ses yeux bleus très clairs fixent le fond de la pièce. On sent la dame ailleurs. Elle ajoute :

« Ils n’aimaient pas que mon père réfléchisse par lui-même. »

Esther Peter-Davis a fait sienne cette indépendance d’esprit. Son père était tailleur. Pour les femmes, il confectionnait des vêtements amples, à rebours des conventions vestimentaires étriquées de l’époque. Dans sa jeunesse, elle s’inspire aussi de l’indépendance de sa mère qui a travaillé aux États-Unis. En France, elle conduisait souvent la voiture du grand-père, à une époque où « ça ne se faisait pas ».

Esther à l’école des garçons

Dès quatre ans, la fille Peter sait lire et écrire. « La maîtresse ne savait pas quoi faire de moi », se souvient Esther Peter-Davis. Elle est envoyée à l’école des garçons de Fustel de Coulanges. Grâce à son frère, elle apprend « à se défendre face aux élèves qui tentent de l’intimider. »

Les langues et sa capacité à se défendre feront sa force. Esther Peter-Davis n’a pas vingt ans quand elle est embauchée dans le cadre du projet surnommé « Genève, 1950 ». Elle travaille alors dans le futur siège du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme. La jeune femme n’est pas bien payée :

« Jorge Von Wartenburg, le frère de celui qui a tenté d’assassiner Hitler en 1944, m’offrait souvent des tartes aux pommes. Je n’avais pas l’argent pour m’en acheter moi-même. »

Esther part voir la colonie algérienne

À Genève, Esther Peter-Davis fait aussi la rencontre du gendre de Pierre et Marie Curie : Frédéric Jolliot-Curie. Le prix Nobel de physique est le premier signataire de l’appel de Stockholm contre l’armement nucléaire. Le scientifique pressent que des essais de bombes nucléaires vont être réalisés dans le Sahara algérien. Il fait part de cette intuition à la jeune interprète.

En 1951, Esther Peter-Davis démissionne et se rend en Algérie. Elle y rencontre de nombreux Alsaciens. De ces témoignages, elle développe une conviction anticoloniale forte :

« J’avais entendu parler des colonies. Mais je voulais me faire mon propre avis. Sur place, j’ai été choquée par la violence de l’État colonial français. »

« Vous devriez en parler à mon beau-père »

De retour en Alsace, Esther Peter-Davis travaille à l’hôtel de la Maison Rouge. Sa mère était inquiète lors du dernier voyage de sa fille. Elle lui a donc trouvé un emploi à Strasbourg. Dans l’établissement de la rue des Francs-Bourgeois, elle rencontre Duncan Sandys, futur Secrétaire d’État aux colonies britanniques. Esther Peter-Davis lui parle de son voyage en Algérie. Elle se souvient parfaitement de la réponse de l’homme politique, qu’elle cite en anglais :

« You should tell that to my father-in-law [Vous devriez en parler à mon beau-père]. »

Dans une pièce à côté, vide, Esther Peter-Davis se retrouve nez-à-nez avec un homme « petit et gros », cigare aux lèvres. Il écrit et montre peu d’intérêt pour la réceptionniste. La femme se met en face de lui, dénonce la violence des pays colonisateurs et s’en va.

En Afrique de l’Ouest contre les essais nucléaires français

À la fin des années 1950, Esther Peter-Davis travaille au Conseil de l’Europe. La traductrice prend une année sabbatique en 1959 pour se rendre en Afrique de l’Ouest. Aux côtés de Bill Sutherland, assistant du ministre ghanéen des Finances, elle sert d’interprète pour organiser la Conférence Positive Action, contre les essais nucléaires français. « Pendant cette expédition de la Sahara Protest Team, j’ai rencontré les futurs ministres d’une dizaine de pays d’Afrique de l’Ouest », raconte l’Alsacienne. Elle ne se souvient plus de tous les noms.

En avril 1960, suite au premier essai nucléaire dans le Sahara, la Conférence Positive Action se tient à Accra, capitale du Ghana. Esther Peter-Davis est là. Elle y rencontre Frantz Fanon, célèbre théoricien de la colonisation et de la question noire qui devient son ami, ou encore Nelson Mandela.

Esther Peter-Davis, souvent seule avec quatre enfants

De retour en France, le quotidien reste mouvementé. Esther Peter-Davis se marie à Garry Davis en 1963 à Strasbourg. Le militant mondialiste est apatride. Son combat lui vaut d’être incarcéré à plusieurs reprises. Sa femme a aussi des ennuis avec la police. Son activisme contre le nucléaire lui vaut arrestations et perquisitions de ses documents sur le nucléaire. Elle s’occupe, souvent seule, de ses quatre enfants.

Fessenheim : nouveau combat

Quand elle ne voyage plus pour lutter contre l’arme nucléaire, c’est le projet de centrale de Fessenheim qui arrive à une vingtaine de kilomètres de son village. Esther Peter-Davis participe alors à la contestation. Avec Françoise Bucher et Annick Albrecht, elle a fait partie des « femmes de Fessenheim ». Elles ont répondu à des interviews, organisé des conférences et rédigé une revue au nom évocateur : « Fessenheim : vie ou mort de l’Alsace… »

Là encore, Esther Peter-Davis se sert de sa connaissance des langues et de ses nombreux voyages. Des États-Unis, elle rapporte des documents de scientifiques opposés au nucléaire civil. Elle les traduit pour la revue qui sera éditée à plus de 5 000 exemplaires, dont près de 900 pour chaque mairie d’Alsace.

Lorsqu’on évoque l’actualité de la centrale ou du futur site d’enfouissement de déchets nucléaire à Bure, l’ancienne militante préfère ne pas se plonger dans « des souvenirs douloureux ». Elle retient avant tout l’échec de la mobilisation et la faible remise en cause de l’énergie nucléaire en France.

Du Conseil de l’Europe à Eco-Conseil

Esther Peter-Davis travaille ensuite en tant que « fonctionnaire internationale » au Conseil de l’Europe. Elle se consacre à l’écologie. Face à Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1985 à 1995, elle expose à Paris la nécessité de former des responsables politiques aux problématiques écologiques. En 1987, elle fonde Eco-Conseil. Depuis plus de trente ans, l’institut forme des experts en environnement et en développement durable.

« Plein de choses que j’ai oubliées »

Le vieux chat d’Esther Peter-Davis interrompt l’interview. Kumqat miaule sans arrêt en arrivant dans le bureau. Cela fait deux heures que sa propriétaire ne s’est pas occupée de lui. Initialement, la dame souhaitait que l’entretien soit court.

« Aujourd’hui, je passe mon temps à recoller les souvenirs. » Sur son ordinateur, un dossier intitulé « Book » traîne. Il est rempli d’anecdotes autobiographiques. Lentement, elle parcourt les documents, les sourcils froncés. Lorsqu’elle lit un des textes à voix basse. Elle soupire : « Et il y a plein de choses que j’ai oubliées… »


Des Strasbourgeoises et des Strasbourgeois mieux connus par leurs exploits ou leurs réalisations en dehors de l’Alsace que par leurs voisins. Et cette série d’articles est là pour changer ça !

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