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Entre liberté et galères, la vie des « slashers » qui cumulent les jobs

Les « slashers » sont les petites mains des start-ups de services, tels qu’Uber, Deliveroo ou Airbnb. Auto-entrepreneurs, ils doivent multiplier les activités pour surnager dans cette nouvelle économie où règne débrouille et facturation. Pour les plus jeunes, l’autonomie que permet ce système leur convient bien.

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Strasbourgeois de 26 ans, Thibaut a enchaîné les petits boulots, mais maintenant, il gagne jusqu’à 2 000€ nets par mois avec son job de livreur à vélo, sans compter les petits bonus que lui apportent ses missions d’intermittent du spectacle. Comme Léo, Jannis et d’autres, il cumule des activités à emploi du temps et revenus variables. Ils sont « slashers », du mot anglais « slash », la barre oblique qu’on peut accoler à leurs différentes professions : livreur / hébergeur / artiste…

Ces petits jobs sont la résultante de l’ »uberisation » de l’économie, du nom d’Uber, le service qui siphonne le marché des taxis. Cette plate-forme lancée en 2010 en Californie ne possède aucun taxi et ne salarie aucun chauffeur, mais elle assure aujourd’hui le transport de millions de personnes dans 52 pays. Disponible depuis juin 2015 à Strasbourg, le service d’Uber est assuré par une cinquantaine de chauffeurs, des auto-entrepreneurs qui facturent la start-up américaine et doivent financer eux-mêmes leur voiture, leurs assurances, leurs charges sociales et leur activité…

Ce système a depuis été copié maintes fois, notamment par les services de livraison comme Deliveroo (voir notre article), disponible depuis 2016 à Strasbourg et qui fait appel aux services de plus de 150 livreurs-cyclistes. Les slashers ajoutent aussi d’autres revenus, comme ceux d’Airbnb, un service de location de meublés qui connaît une croissance exponentielle depuis un an.

Attirés par la liberté

Thibaut est l’un d’entre eux. À 26 ans, il travaillait dans la restauration mais après son dernier contrat, il a entendu parler de Deliveroo et s’est lancé comme livreur à vélo.

Depuis le mois de février, il travaille environ 40 heures par semaine, pour un revenu allant jusqu’à 2 000€ par mois. À côté, il fait quelques concerts mais pas assez pour décrocher le statut d’intermittent du spectacle. Il semble comblé par des jobs qui lui plaisent et qui lui offrent une liberté bien appréciée :

« Quand tu prends goût au fait d’être indépendant, tu ne pourrais plus faire autre chose. C’est un boulot qui est parfait pour moi. »

Pour lui, pas de routine, la possibilité de se lever quand il veut (il commence rarement avant 11h30 le matin), de sortir tard le soir, d’organiser chaque semaine différemment selon ses besoins et ses envies :

« Là par exemple je me suis pris mon après-midi. Si je vois qu’il y a un truc cool qui approche, un festival ou quelque chose comme ça, je me libère mon week-end. Ou si un job d’intermittent se présente, je peux décider de le prendre. Je suis payé à l’heure et à la course. Donc si en après-midi on n’a pas beaucoup de commandes, je peux attendre en terrasse avec des amis, et il n’y aura personne pour me dire “Allez il faut que tu y retournes là”. »

Pas de locaux, pas de bureaux… C’est via son application mobile qu’il se « staffe », c‘est-à-dire qu’il s’inscrit au planning des livreurs disponibles. Même son de cloche pour Jannis, qui monte sa propre entreprise de communication vidéo et fait le livreur pendant un quart de son temps :

« J’ai un bon équilibre entre les deux activités. Être flexible ça débloque pas mal de situations, si j’ai besoin de me libérer je peux le faire. »

S’arranger pour tirer son épingle du jeu

Léo, 21 ans, a quitté l’université et a décidé de se lancer dans la livraison de repas, en faisant aussi quelques heures en tant que serveur en restauration, tout en suivant des cours d’urbanisme en ligne :

« Chez Deliveroo tu choisis ton planning, c’est assez permissif, t’as une vraie liberté au niveau du temps. Pour le reste, tu peux t’arranger. Si tu agences bien tes différentes activités tu peux vraiment tirer ton épingle du jeu. »

Mathieu, lui, a sa propre agence de communication et met de temps en temps son appartement sur Airbnb, quand ça lui chante. Il est son propre patron, met à profit son appartement vide quand il est hors de la ville, et voit d’un œil positif ces possibilités :

« C’est un moyen d’être souple. On n’a pas qu’une seule trajectoire de vie, donc c’est aussi une forme de liberté. J’applique aussi ça dans mon travail à l’agence de communication, je cherche des experts indépendants selon les missions, et ceux que j’engage peuvent venir aux horaires qu’ils veulent, travailler de chez eux… »

Gilles a 45 ans et s’est lancé il y a un an comme chauffeur Uber, après avoir perdu son emploi :

« Uber ça me permet de me remettre le pied à l’étrier, de commencer une activité assez facilement. À côté, je fais des missions en intérim dans des chaînes de production, ou je fais des inventaires. Mais je choisis mes horaires et j’organise mes semaines en fonction. »

Rafik, 30 ans, fait la même chose, mais comme activité complémentaire :

« Je cherchais une activité pour arrondir les fins de mois. J’ai un job à plein temps déjà, je fais le chauffeur pour Uber les week-ends, là où ça marche le mieux sur Strasbourg. C’était assez facile de commencer, et je fais ça quand je veux du coup. »

Même en pause, Thibaut ne quitte pas son vélo (Photo DL/Rue 89 Strasbourg/cc)

« C’est le kiff »

Mathieu, s’il accueille des gens les week-ends, c’est surtout parce qu’il aime ça et que ça le nourrit dans ses activités professionnelles :

« Airbnb pour moi, c’est une opportunité mais pas un but en soi. J’aime bien mettre la casquette d’hôte, ça diversifie mes activités. Et puis je suis presque hyperactif, j’ai un besoin intellectuel d’avoir des projets. Faire ça, ça me permet aussi de comprendre les besoins des gens, ça peut me servir dans mon travail de communicant, ça m’intéresse de comprendre la mécanique derrière ces nouvelles possibilités économiques. Ça me rapporte entre 7 et 8 000€ par an. »

Thibaut trouve que tout ce qu’il fait en ce moment lui apporte quelque chose, et lui fait découvrir des nouveaux endroits et des nouvelles personnes :

« Faire du sport et être payé pour ça, c’est quand même le kiff ! Tu ne fais qu’un avec le vélo, et rouler vite donne des sensations comme les sports extrêmes. Déambuler dans les rues de Strasbourg, c’est peut-être fatiguant, mais c’est la partie la plus intéressante. Je découvre plein de coins de la ville en plus ! Là ça fait plusieurs semaines que je ne prends pas de week-end, parce qu’il y a une forte demande au mois de décembre, donc je me fais un max. Dans les meilleures journées, quand tu travailles 10h, de 11h30 à 21h30, ça me rapporte entre 130 et 150€. »

C’est même ce job de livreur qui a donné à Léo l’idée de sa prochaine activité. Il va bientôt monter sa start-up de livraison de matériel cycliste, et il arrive à agencer tout ce qu’il fait autour de ce qui le passionne maintenant, le vélo :

« Deliveroo me donne une liberté de temps et d’argent, et ça me permet de mettre de côté pour investir plus facilement dans ma start-up. C’est très changeant selon les semaines que tu fais, ça peut être entre 30 et 60 heures par semaine. En moyenne, je me fais entre 1 200 et 1 500€ nets, et avec mes 4 heures hebdomadaires en restauration au smic horaire ça me rajoute 120€ par mois. »

Pour Jannis, les livraisons lui servent de fonds d’amorçage :

« Ma boîte de communication vidéo, c’est ça mon cœur de métier. Je fais tout, du concept à la production. Je dépasse facilement les 35h, mais honnêtement je m’éclate. Je fais de moins en moins de Deliveroo, même si ces derniers mois, c’était la majorité de mon revenu et ça me rapportait entre 1 000 et 1 500€. Avec l’activité de ma boîte, j’arrive à 2 000€ les bons mois. Pour moi c’est le combo ultime. »

Pour Jannis, compléter son travail pour son entreprise de communication vidéo par la livraison à vélo, c’est « le combo ultime ». (Photo DL/Rue 89 Strasbourg/cc)

Bosser 7 jours sur 7

De son côté, Gilles ne cache pas qu’il faut en vouloir pour continuer l’activité de chauffeur Uber à Strasbourg :

« En fait, je le fais de moins en moins, c’est très peu rentable ici… Je fais une course par heure pour maximum 10€, pour pas mal de bornes. La demande à Strasbourg est faible. Je travaille surtout de 7h à 9h et de 17h à 19h30 la semaine. Le vendredi et samedi soir je fais souvent du 23h-3h. Il y a juste un peu plus de travail les semaines parlementaires. Le prix de la course est fixé par Uber, c’était 1,40€ le km, et maintenant ils l’ont passé à 1,20€. »

Il déclare quand même tirer près de 2 000€ par mois de cette activité, une somme de laquelle il doit déduire ses charges sociales, étant auto-entrepreneur comme tous les chauffeurs Uber.

Rafik pense qu’il est difficile de tirer un revenu correct d’une activité de chauffeur :

« Je me fais un chiffre d’affaires mensuel entre 1 200 et 1 500€, dont il faut déduire 25% de commission Uber, 24% de charges pour le Régime Social des Indépendants, puis les charges liées au véhicule : tous les mois, 180€ d’assurance, 150€ d’essence, 30€ d’entretien et de nettoyage. Certains remboursent le crédit pour leur voiture, entre 300 et 400€ par mois. Donc ce n’est pas très rentable, heureusement le salaire de mon travail me rapporte 1 400€ nets. »

Certains slashers trouvent la liberté dans leur job de livreur (Photo Sam Saunders/Flickr/cc)

Libres mais très précaires

Flexibilité et autonomie ont quand même un coût. Tous doivent passer par le statut d’auto-entrepreneur, qui passe un peu à la trappe la protection sociale et demande un certain investissement de temps et de moyen, comme l’explique Thibaut :

« Le statut d’auto-entrepreneur ça peut en décourager certains. Il y a beaucoup de choses à remplir, surtout si on fait la demande d’Aide au Chômeur Créant ou Recréant une Entreprise ((Accre), qui permet une exonération de charges sociales pendant un an).On paye ses propres charges et ça augmente graduellement. Je paye environ 8% de charges, mais cela va bientôt augmenter, car cela fait 9 mois que j’ai ce statut. »

Et après il faut s’équiper et entretenir son matériel :

« J’ai changé trois fois de vélo. Pour avoir un vrai bon vélo il faut compter près de 1 000€. Et puis j’ai des frais quand je change le reste : une chambre à air par mois dans les sales périodes, le pédalier à une cinquantaine d’euros tous les six mois, et carrément le pneu arrière presque tous les deux mois. Ça revient à une quarantaine d’euros par mois. Mais bon, ça me sert aussi dans ma vie privée. »

Jannis a un peu de mal à gérer la paperasse et concède aussi des frais, « 80€ par mois de réparation, en comptant large », mais pour autant, il ne s’inquiète pas pour la précarité :

« J’ai souscrit à une mutuelle complémentaire que je paye 35€ par mois et qui m’assure un revenu mensuel d’environ 1 200€ dans le cas où je suis dans l’incapacité de travailler, donc ça va. »

Des emplois très accessibles mais sans perspective

Thibaut concède que cumuler différentes activités n’est parfois pas le plus pratique. Pour ses activités d’intermittent, il voudrait devenir cordiste, ces techniciens qui font des travaux en hauteur sur les lumières et les décors, mais pour cela, il faut se faire sa place dans le milieu. Pas facile quand on passe 40 heures par semaine à filer dans les rues de Strasbourg.

 

Léo, lui, garde la protection sociale liée à son travail de serveur à temps partiel. Pour Gilles, c’est un peu l’incertitude qui prédomine dans son job de chauffeur :

« Mêmes aux heures “de pointe”, on n’a pas forcément des courses. Et c’est très fluctuant selon les périodes. Il y a une baisse de l’activité pendant les vacances. C’est très difficile de prévoir et ce pas très gratifiant comme statut en fait. »

Les chauffeurs Uber strasbourgeois trouvent qu’il n’est pas rentable de n’avoir que cette activité (Photo Mark Warner/Flickr/cc)

Pour le « lifestyle »

Mais pour les autres slashers, ces professions autonomes sont surtout un art de vivre et une question de mentalité. Thibaut est vraiment satisfait du milieu dans lequel il évolue :

« Maintenant on a une petite communauté de livreurs, une team de potes assez cool, on fait des soirées ensemble, nos pauses ensemble… Il y a toute une économie “souterraine” en fait, on crée aussi une nouvelle dynamique sociale avec les restaurateurs. En fait, je suis plus là-dedans pour le lifestyle, ce côté indépendant avec aussi la communauté des autres livreurs. »

Il cite le youtubeur Harry JMG, un livreur Deliveroo parisien qui dénonce une image trop catastrophiste de leur travail dans les médias, et qui rassemble une communauté de quelques milliers d’abonnés.

Thibaut est plutôt serein sur son avenir, et pense ajouter d’autres « slash » à son profil :

« On nous donne une opportunité, moi je saisis l’occasion, on le sait à l’avance que parfois ce sera dur. Et à côté je prends le temps de me placer dans le milieu culturel pour essayer de devenir cordiste, je me fais présent quand je peux, on verra! Et puis j’ai encore le temps d’avoir mes loisirs, de faire ma musique… Peut-être que plus tard, quand je serai plus vieux, je ferai Uber, on ne sait jamais ! Mais après tout ça, je ne me sens pas de remettre les pieds dans le salariat et la restauration. Peut-être que je monterai ma boîte. Mais pour l’instant, je ne me vois pas arrêter, je n’ai pas de souci avec ces jobs. »

De son côté, Gilles voit ses revenus de chauffeur Uber diminuer. Pour autant, il n’a pas l’intention de revenir à une activité salariée :

« En fait il faut se faire connaître, Uber n’est qu’une béquille pour le début de ton activité de chauffeur privé. Grâce à mes courses, je commence à me créer ma propre clientèle, qui me commande des courses régulières et plus rentables. Uber et les autres plates-formes, il faut comprendre que ça aide au début, mais qu’il faut s’en défaire le plus rapidement possible. »

Et ajouter un nouveau slash à sa carte de visite.


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