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En virée avec Philippe, taxi driver des noctambules

« Toutes sortes de créatures surgissent la nuit… » La scène d’ouverture de Taxi Driver a forgé un mythe un chouïa exagéré, mais il n’empêche que les chauffeurs de taxi en voient quand même de toutes les couleurs dans les rues sombres de la capitale alsacienne. Philippe Simon a embarqué Rue89 Strasbourg dans son véhicule pour partir à la rencontre de ces personnes qui gardent l’œil ouvert quand tout le monde dort.

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Philippe Simon, 56 ans, est chauffeur de taxi depuis deux ans mais à son propre compte depuis 2011 seulement (Photo Nicolas Hecquet)

Il est un peu plus de 19 heures. Philippe se gare sur un parking bordant la rue de Turenne, à Schiltigheim. C’est là qu’il se rend chaque vendredi en début de soirée, pour une raison bien précise : un agent de la SNCF termine son service à 20h05 et sa course est commandée à l’avance. Mais cette opportunité attire d’autres chauffeurs. Pour estimer ses chances, Philippe pianote sur son ordinateur de bord. A l’écran, un logiciel indique le nombre de taxis dans les différents secteurs de la CUS. A Schiltigheim, cinq chauffeurs sont présents et disponibles. Philippe est le dernier sur la liste de priorité. Les autres sont arrivés avant lui, garés dans d’autres coins de la zone. Rien n’y fait, Philippe reste dans le secteur, quitte à attendre.

« C’est un métier qui nécessite beaucoup de patience. Hier, j’ai attendu deux heures et demie à l’aéroport d’Entzheim, pour rien… »

La tranquillité des lieux est alors l’autre raison qui pousse Philippe à se garer dans ce coin.

« C’est calme, il y a de la verdure. S’il faut attendre, autant que ce soit dans un cadre agréable… »

De l’autre côté de la rue, on devine la bâtisse abandonnée de l’ancienne imprimerie Istra, fermée en 2010. Philippe y a travaillé quelques années comme chef d’atelier avant que la première vague de licenciements ne l’emporte. S’il avoue ne pas y prêter d’importance et ne pas être nostalgique, l’endroit donne lieu tout de même à une situation étrange. De part et d’autre de la rue se font face deux vies différentes. Le macadam en est la ligne-frontière, c’est aussi son nouveau terrain de jeu… Philippe a 56 ans. Il s’est reconverti il y a deux ans. Beaucoup de chauffeurs ont connu la même situation que lui.

« Dans la majorité des cas, on devient chauffeur dans une deuxième vie. C’est rarement un choix décidé très jeune. »

Après dix mois passés à louer une licence, Philippe est à son propre compte depuis le 8 août 2011. Il continuera jusqu’à sa retraite.

A l'arrière-plan se dessine l'ancienne imprimerie Istra, où Philippe travaillait avant sa reconversion (Photo Nicolas Hecquet)

Il est 20h, Philippe finit de griller sa troisième cigarette quand l’ordinateur de bord se met à sonner. Un message est envoyé depuis la centrale :

« On est prié d’avancer à la gare. »

Le gros des troupes y stationne. Mais le message a au moins l’intérêt de rappeler l’horaire et la course qui doit maintenant tomber dans cinq minutes. Philippe est désormais quatrième sur la liste de priorité. Et puis la sentence arrive.

« Ah merde, on a perdu. Un gars devant nous l’a eu avant. »

Le monde de la nuit se fait attendre pour mieux surgir

Le premier appel d’un client se présente à 21h12. Philippe se rend à l’adresse indiquée sur l’ordinateur de bord. Devant la rue du rendez-vous, l’immersion dans le monde de la nuit arrive en pleine figure. Il faut conduire deux filles d’une vingtaine d’années devant la pharmacie du quai des Belges. Elles ne parlent pas français et le montant de la course est déjà préparé. Les deux « clientes » prennent place et l’habitacle est rapidement noyé sous l’odeur acide du parfum. Les quelques papotes à l’accent slave des deux passagères rompent de temps en temps le silence du trajet. Philippe ne dit rien. Il a l’habitude de ce genre de course. Après un feu orange un peu forcé, les deux filles sont déposées à l’endroit convenu à 21h30, tout juste quand la pénombre se fait plus intense dans les rues.

Philippe guette place Gutenberg, en attendant son tour pour prendre un client (Photo NH)

Philippe n’a pas de mal avec le monde de la nuit. Il va même jusqu’à contredire les a priori des clients qui évoquent le sujet. David et Sabrina, deux trentenaires, ont appelé le taxi vers 22h30 pour éviter de prendre le tram – « un peu risqué à cette heure-ci » – et se rendre dans un quartier pavillonnaire d’Illkirch-Grafenstaden. David, bien qu’agent de sécurité à la SNCF, loue le courage du chauffeur à travailler la nuit et le risque de prendre des personnes « dangereuses » en évoquant l’américanisation de la société et l’arrivée future d’une « troisième guerre mondiale ». Philippe les étonne :

« J’ai plutôt tendance à dire que les clients de nuit sont moins agressifs. Ils ont terminé leur journée, ils sortent, ne sont pas stressés. Et puis je préfère être confiant et ne pas avoir peur d’entamer la conversation avec les passagers. C’est vraiment un métier sympa. J’ai une fois discuté politique avec un client encore un quart d’heure après la fin de la course. Même si je peux avoir quelques mauvaises surprises de temps en temps, je suis quand même gagnant. »

Les mauvaises surprises peuvent parfois lui coûter cher. Le 10 juin, Philippe s’est fait agresser par deux hommes :

« J’avais pris les deux gaillards à la gare. Il était plus de trois heures du matin. Et puis quand je suis arrivé là où ils m’avaient demandé de les conduire, l’un deux m’a tendu un billet de 50 euros. J’ai pris la caisse pour le change et là, le premier m’a bloqué le bras, le deuxième m’a tiré la caisse, 200 euros environ. Ils ont la technique… Alors depuis j’ai adopté le conseil des collègues : ne pas mettre tout l’argent dans le même porte-monnaie. »

200 euros en moyenne par tournée

Il n’y a pas de concurrence entre les chauffeurs, assure Philippe, qui dit pouvoir compter sur les autres collègues, surtout sur John, qui a sept ans d’expérience derrière lui. Un peu avant minuit, l’iPhone de Philippe vibre. C’est justement un texto de John qui donne des nouvelles du trafic ferroviaire : sur son application SNCF Direct, ce dernier a vu que l’arrivée d’un train était annoncée avec du retard. Ce genre de mésaventure est un bon filon pour les chauffeurs de taxi. Ils peuvent charger des personnes n’ayant pas eu leur correspondance à temps. Besançon, Dijon et même Francfort sont des noms de ville qui sonnent agréablement aux oreilles du chauffeur de taxi… Un trajet pour l’aéroport allemand rapporte 700 euros alors que le chiffre d’affaires pour une tournée moyenne tourne autour de 200 euros.

L’autre bon filon est de « clouer » les clients, c’est-à-dire de les fidéliser. Sur sa carte de visite Philippe a joué avec les derniers chiffres de son numéro de téléphone (le .. .. 11 86 66 s’est transformé en .. .. 118 666) pour faire en sorte que ses coordonnées soient bien gravées dans la mémoire du client :

« Le 118 parce que c’est le numéro des renseignements et le 666 parce que c’est le chiffre de la bête, de l’innommable. Ça doit faire peur aux grenouilles de bénitier, j’en vois jamais… »

Entre confort, performances et rentabilité, le choix du véhicule est presque cornélien (Photo Nicolas Hecquet)
La patience est nécessaire au chauffeur de taxi et la lecture est le meilleur remède contre l'ennui (Photo Nicolas Hecquet)

Pour un chauffeur de taxi à son compte, toutes les courses sont bonnes à prendre. Même si le dernier trajet doit rallonger sa tournée de plusieurs heures. Pour être rentable, Philippe a fait les calculs : chaque kilomètre doit lui rapporter 1,10 euros, soit deux fois moins que le kilomètre payé par le client. Ces calculs prennent en compte les différents impôts et investissements, comme l’entretien du véhicule et l’achat du carburant. Ce dernier représente une part importante des frais, au point que Philippe est vite devenu la cible de petites railleries. Un surnom secret est donné à chaque chauffeur. Philippe suppose que le sien doit avoir un rapport avec un quelconque groupe pétrolier puisque les collègues se moquent gentiment de la consommation excessive de sa voiture : 14 litres au 100…

Il faut dire que Philippe n’a pas opté pour la voiture la plus économique : une Subaru quatre roues motrices avec un moteur 3 litres de 245 chevaux et essence qui plus est ! C’est aussi un peu à cause de son bolide qu’il a choisi de travailler la nuit, pour éviter les bouchons et les allers-retours trop fréquents à la pompe. Bientôt, il changera quand même pour une Volvo V70 et pourra s’essayer au taxi de jour dans le grand luxe.

« J’ai pris le top des accessoires, un siège ventilé, pour ne pas avoir trop chaud en été. Les passagers n’auront juste pas la télé à l’arrière ! »

En décalage horaire permanent

Un travail en journée pourra aussi faciliter la vie de famille. Philippe travaille en horaires décalés y compris le week-end. Généralement, notre chauffeur de nuit se lève vers 12h30, occupe son après-midi à remplir d’éventuels formulaires administratifs, entretenir sa voiture et déjeune vers 17 heures. Il travaille soixante heures par semaine, douze heures de moins que chez Istra, mais avoue qu’il est compliqué de voir son épouse et ses trois enfants. La veille de la tournée, l’aînée fêtait son vingt-septième anniversaire. Les cinq se sont arrangés pour manger le gâteau à 18 heures et Philippe est parti prendre le volant. Lorsque lui et sa femme veulent sortir au restaurant, l’heure et le jour sont tout trouvés. C’est en fin de journée, le lundi, son seul jour de repos.

L'Académie de la bière, un des seuls repères fixes pour les nomades de la route (Photo NH)

Les seuls autres moments où Philippe se met à table, c’est avec ses collègues, entre 1 et 2 heures du matin. Et là aussi le choix est vite fait. C’est soit le Bistrot des Copains soit l’Académie de la bière. Ce soir-là, les ventres affamés ont choisi l’Aca’. John, venu s’atabler avec Philippe, remarque :

« C’est difficile de trouver un endroit où manger après 1 heure du matin, et prendre autre chose qu’un kebab… »

Pierrot, le Grangousier de la bande, est arrivé plus tard mais finit son bourguignon-frites avant les autres. Alors que les clients des tables adjacentes ont du mal à tenir debout et rigolent fort, les trois chauffeurs de taxi n’ont pas été tentés par le chant des sirènes. Aucune goutte d’alcool. John a même adouci son expresso avec du lait. Il est 2h25. Les trois amis racontent les dernières anecdotes, règlent l’addition et reprennent le volant.

Les clients prennent les tord-boyaux, Philippe transporte les organes

Les 130 kilomètres de tournée de ce vendredi ont surtout été écoulés pour des personnes imbibées. Le taux d’alcoolémie des clients allant progressivement avec l’avancée de la nuit. De la petite blague belge – sans queue ni tête mais qu’il fallait oser en début de soirée – l’ambiance s’est refroidie avec les passagers à la limite du coma éthylique… Il faut toutefois louer la responsabilité des clients ou de leurs amis qui ont appelé un taxi. Victoria et Cean, deux jeunes d’une vingtaine d’année, ont appelé du Café des Anges à 2h35. Ils sortent toutes les semaines et prévoient à chaque fois de prendre le taxi. Cean réglera les 40,80 euros du trajet par carte bancaire, sans broncher.

« C’est pas donné mais ça va encore…. Je ne m’en préoccupe pas plus que ça. Je n’ai pas de budget pour le taxi… »

Au total, six courses de clients qui n’auraient pas pu prendre la route par eux-mêmes figurent sur la feuille de tarification. La banquette arrière, avec quelques centilitres de reflux gastrique, s’en sort un peu moins bien…

Philippe ne fait pas que la tournée des bars, il a plusieurs contrats qui lui permettent de transporter tout un panel de personnes différentes. Des hommes politiques lors des sessions parlementaires européennes, pour lesquelles il faut s’habiller en costume-cravate et enlever toute publicité apparente. Philippe conduit aussi des chirurgiens appelés pour des opérations de greffe d’organes. Il peut aussi avoir la charge d’amener des organes à bon port. Parfois un rein, un foie, ou des poches de sang quand les hôpitaux en manquent. C’est le trajet idéal : Philippe se retrouve seul, n’est pas importuné par le « bout » de client dans le coffre, et peut mettre la musique qu’il veut. Genesis ; Emerson, Lake & Palmer ; Styx pour le rock progressif… Mahler et Wagner pour le grandiose de la musique classique… Mais aussi Nicole Croisille, « parfois pour la voix ».

Au cœur de la nuit, la solitude en pleine ville… (Photo – Nicolas Hecquet)

Les agents de la SNCF sont aussi des clients sous contrat. Même si le fonctionnement est contraignant – la course est payée seulement trois mois plus tard – le contrat évite de tomber trop fréquemment sur des « bananes », c’est-à-dire des courses annulées à la dernière minute… Il est 4h45 et Philippe reçoit justement une commande de la SNCF au départ de la gare de Strasbourg. Surprise, Philippe connaît bien l’agent qu’il doit transporter. Il s’appelle Nicolas et c’est le « roi du bambou ». Il possède un jardin plein de cette plante et Philippe l’a présenté à un ancien collègue reconverti dans la botanique asiatique. Sur le trajet, les lumières de la ville se font moins incandescentes. On voit les porteurs de journaux distribuer le quotidien dans les boîtes aux lettres. Il est cinq heures, Strasbourg s’éveille. Nicolas a pris le taxi pour se rendre au poste d’aiguillage de Schiltigheim. Il y commencera sa journée. Philippe ira ensuite se coucher. La boucle est bouclée.


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