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En grève, des médecins libéraux craignent l’apparition de réseaux de soins des mutuelles

A Strasbourg, la majorité des chirurgiens libéraux sont en grève depuis lundi. Certains sont allés manifester hier à Paris pour protester contre la limitation de leurs dépassements d’honoraires. Selon ces praticiens, cette mobilisation vise à défendre l’existence de la médecine libérale, mise à mal selon eux par ces tarifs régulés et la volonté des mutuelles de nouer des conventions directement avec les médecins, dans le but de créer des réseaux de soins pour leurs adhérents.

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Chez le médecin (Photo Thomas Claveirole)

Le 23 octobre, lorsque trois syndicats de médecins ont signé l’accord sur les dépassements d’honoraires avec le gouvernement, plusieurs médecins libéraux ont failli s’étouffer et parlent aujourd’hui de trahison. Très remontés, ils se sont retrouvés dans un groupe sur Facebook appelé « Les médecins ne sont pas des pigeons » (le volatile est à la mode) et ont fondé un nouveau syndicat dans la foulée, l’Union française pour une médecine libre (UFML).

L’accord signé a une clause principale : les médecins en secteur 2 (dont les honoraires sont libres) doivent s’engager à ne pas dépasser de plus de 150% le tarif de la nomenclature de la Sécurité sociale. Ainsi par exemple, la consultation chez un spécialiste est cotée 28€, une consultation au-delà de 70€ sera considérée comme abusive. Les médecins facturant plus cher pourront être sanctionnés par l’Assurance maladie, après une période de mise en demeure et d’observation. La sanction peut aller jusqu’au déconventionnement. En contrepartie, les médecins libéraux sont invités à signer avec l’Assurance maladie un « contrat d’accès aux soins », qui pourra leur faire bénéficier de réductions de leurs charges sociales.

Mais pour certains praticiens, notamment les spécialistes et les chirurgiens, cette limite de 150% est inacceptable, car les tarifs opposables n’ont guère été revalorisés au fil des ans. Ainsi, pour l’ablation d’un cancer du testicule, 1h30 d’intervention, le tarif de la Sécu c’est 96€. Parmi les médecins qui ont défilé hier à Paris, Vanessa Kadoch, chirurgien plastique libérale à Strasbourg, a d’autres exemples :

« Pour la reconstruction d’un sein après un cancer, le tarif sécu est à 190€. J’en ai pour deux heures d’opération en moyenne. Le tarif est le même que cette opération s’annonce sans complication ou qu’elle nécessite des protocoles particuliers, donc une durée plus longue. J’utilise les dépassements pour moduler le prix que je demande au patient en fonction de son cas. Au final, le coût va de deux fois à quatre fois le tarif sécu. »

Chez le médecin (Photo Thomas Claveirole)

Pas de rentabilité possible selon les chirurgiens libéraux

Les chirurgiens libéraux font valoir que le prix demandé inclut, outre leur rémunération, leurs charges du personnel de leur cabinet, leurs investissements en matériel et la location du bloc opératoire à une clinique. Selon des chiffres fournis par l’UFML, une heure d’intervention opératoire coûte à l’entreprise du médecin un minimum de 200€. Il n’y aurait donc pas d’équation économique valide en respectant les tarifs de la nomenclature.

Pour le Dr Vanessa Kadoch, il y a même pire :

« Si je reconstruis le second sein au cours de la même séance, le tarif sécu est diminué de moitié, alors que j’y consacre le même temps. Ainsi, pour une reconstruction faciale après des lésions par exemple, j’ai eu un cas avec cinq interventions nécessaires. La première est cotée, la deuxième est à 50% et les autres sont… gratuites. Pourtant mon temps passé est bien multiplié par cinq… Si je ne peux pas moduler la facture, je ne vois pas comment m’en sortir. »

Des réseaux de soins, futurs parcours obligatoires des patients ?

Le Dr Frédéric Leiber, chirurgien orthopédique à Strasbourg, est aussi allé se planter devant le ministère de la santé hier. Pour lui, cette limitation du dépassement des honoraires sert de Cheval de Troie pour l’Assurance maladie, alliée aux complémentaires santé, dans le but de réguler l’accès aux soins des patients :

« Dans les 40 milliards d’euros que brassent les complémentaires santé, seuls 0,8% concernent les dépassements d’honoraires… Ce n’est donc pas leur problème principal. Leur objectif est de nous montrer comme des moutons noirs de la profession, pour mieux ensuite instaurer des réseaux de soins, dans lesquels les patients devront aller chez des médecins dûment choisis s’ils veulent être remboursés, comme aux Etats-Unis. Cette régulation du système de soins n’est pas nécessaire en France, où la médecine est la moins chère d’Europe. Le tarif sécu pour une opération du talon d’Achille en France, c’est 120€, au Royaume-Uni, c’est 900€ ! L’ennui est qu’on nous emmène vers un système qui va pousser les médecins à rechercher la rentabilité, et non l’excellence. Je suis très inquiet. »

Les assurances santé privées sont déjà autorisées à passer des conventions avec certains cabinets et à rembourser leurs clients à des conditions variables selon leurs choix. A ce jour, cette distinction est interdite par le code de la mutualité mais la ministre de la santé, Marisol Touraine, s’est déclarée favorable à un projet de loi déposé par le groupe socialiste à l’Assemblée nationale proposant d’autoriser également les mutuelles à créer ces réseaux de soins.

François Kusswieder, président de la Mutualité française en Alsace, s’étonne de la radicalité des médecins libéraux en grève :

« On est en crise, tout le monde doit faire des économies. Je trouve étonnant que cette profession demande que continue une tarification à la tête du client… Ils doivent correctement gagner leur vie mais les mutuelles ne peuvent pas rembourser ces montants, car les montants des cotisations augmenteraient et nos adhérents devraient se serrer encore plus la ceinture, ou renoncer à nos services. Et ce n’est pas l’objectif ! Il faudra bien qu’on se mette d’accord, sinon tous ces gens malades, on les retrouvera aux urgences.

Quant aux centres de soins, je rappelle que les mutuelles ont déjà un tel réseau, via les centres d’accueil mutualistes sur certaines spécialités, notamment en dentaire et en optique. Ces centres servent d’exemple pour prouver qu’il est possible de fonctionner avec des tarifs accessibles et d’être rentable. La question fondamentale, c’est celle de l’accès aux soins et avec les dépassements qu’on constate parfois, on voit bien qu’il y a un problème. On n’est plus dans le « tact et la mesure » comme le demande la loi. »

Pourtant, les médecins libéraux font valoir qu’ils adaptent leurs tarifs en fonction de la situation financière de leurs clients et affirment qu’ils acceptent tous les patients, y compris ceux bénéficiant de la couverture maladie universelle (CMU). Le Dr Kadoch estime qu’un tiers de l’activité des médecins libéraux en secteur 2 est facturée sans dépassement :

« On adapte nos tarifs en fonction des cas en permanence, en fonction de la nomenclature, de la présence d’une mutuelle, des revenus, etc. Le « tact et la mesure », c’est en permanence. Chez moi, 40% des actes que je réalise sont facturés sans dépassement. »

L’accord signé entre le gouvernement et les trois plus importants syndicats de médecins (CSMF, MG France et SML) doit encore être ratifié par leurs adhérents. Au vu de la mobilisation des volatiles (2000 manifestants à Paris), cette ratification pourrait être plus délicate que prévue.

Aller plus loin

Sur Viva : La bataille pour l’accès aux soins

Sur Le Monde : Il faut préserver la démocratie sociale (Tribune de Michel Chassang, président de la Confédération des syndicats médicaux français)

Sur Le Monde : « Qui vous soignera demain ? » (Tribune de Jérôme Marty, président de l’Union française des médecins libéraux)


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