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Juka, 25 ans : « En Géorgie, je n’aurais pas pu être soigné »

Patients géorgiens : aux frontières de la santé (1/3). Malade depuis l’enfance, Juka, 25 ans, est venu en France avec sa famille en 2017. Pour survivre et parce que les soins dans son pays de naissance n’étaient pas accessibles, le jeune homme fait partie des dizaines de Géorgiens soignés par les Hôpitaux universitaires de Strasbourg.

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À la table d’un café du quartier gare, à Strasbourg, Juka peine encore à commander sa boisson en Français. « Je veux prendre des cours. Mais avec la dialyse trois fois par semaine, c’est compliqué », concède-t-il. Arrivé en France fin 2017 avec sa mère et sa sœur, le jeune homme originaire de Géorgie souffre depuis tout petit d’urétérohydronéphrose chronique. Une maladie qui affecte la vessie et les reins, parfois de façon irréversible et qui provoque des douleurs lombaires. « J’ai été diagnostiqué dès mes 10 mois », précise-t-il. Dans son pays d’origine, selon lui, impossible d’être soigné correctement.

Malade malgré deux opérations

« J’ai été opéré deux fois en Géorgie quand j’avais trois puis cinq ans, de la vessie et des reins, mais je suis toujours malade », explique-t-il. Depuis le 30 novembre 2022, Juka doit se rendre au centre de dialyse trois fois par semaine, car son état de santé s’aggrave. « Mes reins ne filtrent plus suffisamment si on ne les aide pas », explique-t-il avant de détailler ses analyses médicales.

Il est inscrit sur la liste des personnes en attente d’une greffe de rein. « S’ils en ont un, ils m’appellent et je me fais opérer », résume le jeune homme. Une perspective qui semble le soulager et pour laquelle il a obtenu un titre de séjour « vie privée et familiale » pour raison de santé en 2019. Visa qu’il renouvelle tous les ans auprès de la préfecture.

À son arrivée en France, Juka et sa famille ont d’abord demandé l’asile politique, sans préciser que son état de santé nécessitait une prise en charge spécifique. « C’est ma mère qui s’en est chargée, j’étais très jeune à l’époque et elle n’avait pas trop compris comment ça fonctionnait », explique le jeune homme.

Des interprètes géorgiens à l’hôpital

Juka n’a pas attendu d’avoir des papiers pour prendre rendez-vous à l’hôpital. Muni de son dossier médical en géorgien, il téléphone au Nouvel hôpital civil dès 2018 et obtient son premier rendez-vous le 15 mai, sans intermédiaire et en trouvant seul le contact du service compétent pour le prendre en charge :

« Le jour de mon rendez-vous, il y avait un interprète avec moi donc c’était très facile de se comprendre. Le médecin du service de néphrologie a dit que m’opérer serait facile, qu’il faudrait qu’on me greffe un rein, mais il ne savait pas quand ça serait possible. »

Pour les patients qui ne parlent pas français, l’hôpital fait régulièrement appel à des interprètes. En 2022, l’association Migration Santé Alsace a dispensé 5 040 heures d’interprétariat en Alsace en langue géorgienne, dans des établissements hospitaliers et médicaux-sociaux. « C’est la langue où la demande était la plus forte en 2022, et cette demande augmente encore », précise Marie Priqueler, directrice de l’association. Entre sept et huit personnes assurent cet interprétariat au sein de la structure.

Juka, 25 ans, est arrivé en France depuis la Géorgie fin 2017 et bénéficie désormais d’un titre de séjour lui permettant de se faire soigner. Photo : CB / Rue89 Strasbourg / cc

Autour de lui, beaucoup de Géorgiens malades

En attendant cette greffe, Juka doit subir des examens médicaux – scanner, IRM, prises de sang – une fois par mois en moyenne. Il va au centre de dialyse où il passe trois heures dans une salle entouré de trois autres malades, les lundis, mercredis et jeudis… « Il y a beaucoup de personnes d’autres nationalités, je pense que j’ai rencontré une soixantaine de Géorgiens là-bas, au centre de dialyse », assure-t-il.

Une affluence qui ne le surprend pas :

« En Géorgie, les médecins ce n’est pas comme en France. J’habitais à Chaschuri, et je devais toujours me rendre à la capitale pour voir mon médecin. C’est à une heure de route en voiture. Car dans ma ville, il n’y avait qu’un seul chirurgien et la rumeur courrait qu’il opérait après avoir bu de l’alcool. Et même à Tbilissi (la capitale de la Géorgie, NDLR), le médecin m’a dit que je ne pourrai jamais être greffé d’un rein alors que c’est la seule solution pour que je guérisse. »

Une impossibilité surtout financière selon Juka. « Nous n’avions pas d’assurance là-bas », poursuit-il. « Même avoir accès à la dialyse, ça coûte entre 800 et 900 lari (environ 300 euros, ndlr) par séance, c’est beaucoup trop cher et ce n’est pas remboursé », appuie-t-il.

Pas de confiance dans les médecins de son pays

Dans un rapport de la clinique de droit de Sciences Po sorti en 2022, Léa Meltz et Isabella Barjon font état des difficultés pour avoir accès à des soins médicaux en Géorgie, tels que la greffe ou le changement de sexe. Le rapport fait état d’un entretien avec une oncologue à Kutaisi en février 2022, qui explique que « la greffe de reins n’existe pas en Géorgie, même si l’on parvient à trouver son propre donneur ».

Les étudiantes précisent que les modalités de remboursement pour certains soins sont peu élevées et ajoutent que les Géorgiens semblent avoir du mal à faire confiance à leur système de soin. Au-delà des problèmes financiers d’accès au soin, Juka avoue effectivement ne pas avoir confiance en les médecins de son pays :

« Avant ma naissance, mes parents ont eu un autre enfant qui est mort très jeune après avoir été opéré dans l’hôpital de notre ville. Il y a des vidéos de chaînes télévisées qui font état de situations où les docteurs ont maltraité des patients. »

« Ici, je n’ai pas peur de mourir »

En France, Juka a accès à des soins médicaux gratuitement. « Ici je n’ai pas peur de mourir, car je sais que les médecins sont compétents et que l’on peut me soigner », explique-t-il. En triturant ses lunettes de soleil, le jeune homme répète sa reconnaissance et dit être venu en France « pour survivre ».

À la Permanence d’Accès aux Soins de Santé (PASS) du nouvel hôpital civil, l’équipe menée par Sophie Darius accueille et oriente les patients quelle que soit leur pays d’origine et leur situation administrative. Parmi les Géorgiens qu’ils reçoivent, la soignante observe des pathologies plus diverses que celle liées à des insuffisances rénales.

Sophie Darius, cheffe de service de la PASS et Jérôme Penot, responsable du service social des HUS. Photo : CB / Rue89 Strasbourg

Mais les observations de Sophie Darius s’arrêtent là concernant les patients originaires de Géorgie. « On ne demande pas de carte avant de soigner les gens. Il ne nous appartient pas de déterminer si la personne a accès aux soins dans son pays d’origine », tranche Jérôme Penot, responsable du service social des Hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS) et référent social de la PASS :

« Penser au patient uniquement selon sa nationalité va à l’encontre de notre mission. Nous sommes un service public dont l’essence est l’égalité et le soin pour tous. On observe qu’il y a beaucoup de patients, qu’ils arrivent avec des parcours de vie parfois chaotiques et qu’il faut les accompagner et les soigner le mieux possible. Nous n’avons le temps pour rien d’autre. »

Un accompagnement médical et social

Parfois, l’équipe de la PASS est amenée à remplir des formulaires que les patients joignent à leurs demandes de titre de séjour, ou de régularisation. Ces formulaires peuvent être des « informations médicales qui viennent éclairer l’administration pour l’étude de la demande d’asile », précise Jérôme Penot.

Les deux assistants du service social et les deux secrétaires médico-sociales collaborent également avec le SIAO67, en charge de l’hébergement d’urgence, pour établir les critères de vulnérabilité des patients qui les consultent – ce qui influence leur priorité dans l’attribution d’un hébergement.

Depuis qu’il est en France, Juka a toujours pu être hébergé par les dispositifs prévus par l’État et il a désormais un titre de séjour en règle. Selon la loi, la France a déterminé que son « état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait avoir pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité » et qu’il « ne pourrait pas bénéficier effectivement [dans son pays d’origine] d’un traitement approprié. »

« On ne quitte pas son pays par plaisir »

En septembre 2023, Juka a du mal à se projeter en France. Mais il sait qu’il ne pourra peut-être jamais retourner dans le pays de sa langue maternelle. « Même après la greffe, il y a des soins lourds et je sais que je ne pourrai pas y avoir accès, même à Tbilissi », soupire-t-il.

Avant de venir à Strasbourg, Juka n’avait jamais été en France et ses amis habitent encore en Géorgie. Ils restent en contact par les réseaux sociaux. Une distance qui rend le jeune homme triste et parfois isolé :

« Bien sûr que je serais resté en Géorgie s’il y avait eu les médecins pour me soigner. On ne demande pas l’asile par plaisir, on ne quitte pas son pays par plaisir. »

Avec sa dialyse trois fois par semaine, Juka ne peut pas suivre de formation pour exercer un métier. Pourtant, il sait déjà qu’il aimerait être chauffeur de tram s’il devait rester à Strasbourg. « Ici j’ai ma sœur avec moi et ma mère, c’est déjà ça », relativise-t-il.

« La plupart des gens ne savent pas à qui s’adresser »

L’organisation Médecins du monde (MDM) va à la rencontre de personnes en situation de grande précarité, pour certaines vivant en squat, originaires de Géorgie et malades. Irakli, travailleur social, remarque que beaucoup d’entre eux ne sont pas dans la demande de soin :

« Quelle que soit leur pathologie, la plupart des gens ne savent pas à qui s’adresser lorsqu’ils arrivent en France. Ces personnes sont souvent isolées et c’est lorsque nous les rencontrons que nous les orientons. Elles souffrent souvent de maladies du foie, de handicaps ou de problèmes oncologiques. Toutes nous expliquent les difficultés d’accès au traitement en Géorgie, alors que c’est une question de vie ou de mort. »

Au fil de leurs maraudes dans les différents squats de Strasbourg, MDM constate que des patients pourtant pris en charge par l’hôpital finissent par retourner vivre à la rue et ont des difficultés administratives pour obtenir leurs papiers. « Il y a de moins en moins de visas délivrés pour les étrangers malades », explique Irakli, « et parfois deux personnes dans des situations similaires vont avoir des réponses différentes ».


#Géorgie

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