Vieilles Charrues, Musilac, Hellfest, Garorock, Eurockéennes, Francofolies… Autant de noms familiers pour voir défiler les plus grands groupes de musique. En France, selon les derniers chiffres de la Sacem (2015), on dénombre pas moins de 1 887 festivals de musiques actuelles.
Avec l’effondrement des ventes de disques, les concerts et festivals sont montés en puissance. Là où le chiffre d’affaires mondial généré de ventes de CD est passé de 23,3 milliards de dollars en 2001, à 9 en 2010, puis 4,7 en 2018, la courbe des gains par les concerts connait la trajectoire inverse : 0,6 milliard en 2001, 1,4 en 2010 et enfin 2,7 en 2018. L’écoute massive, souvent gratuite ou à peu de frais, de la musique a permis de trouver de nouveaux publics et augmenter la demande pour la frisson du direct, impossible à télécharger.
Les concerts représentent aujourd’hui la troisième rentrée d’argent pour l’industrie musicale (derrière le streaming et les ventes physiques). Mais entre la hausse des cachets, les demandes sécuritaires des autorités et la baisse des subventions, tout le monde n’a pas survécu aux mutations de la décennie 2010 en Alsace.
En 2012, le festival Lez’Arts Scéniques en a fait les frais. L’association Zone 51 décide de mettre un terme au festival après onze éditions, qui ont réuni le meilleur du punk, du metal et du reggae français et international. L’ancien directeur Laurent Wenger explique son choix :
« Un festival est souvent tenu par une poignée de personnes qui sont épuisées. C’est un milieu très concurrentiel, le public ne s’imagine pas les contraintes et le travail derrière l’organisation d’un tel évènement. Au fil des années, notre dette était devenue trop conséquente. »
Le festival du Centre-Alsace ne redécollera pas. Dans un contexte où les attentats se multiplient, l’équipe du Léz’Arts Scéniques dit stop. « Les contraintes sécuritaires étaient devenues draconiennes, et puis le festival n’était plus rentable », précise l’ancien directeur. Zone 51 donne naissance à deux nouveaux festivals en 2013 : le Summer Vibration pour le volet reggae (été) et le Rock Your Brain Fest, avec une journée consacrée au metal et une autre au punk (à l’automne). « C’est dommage, mais j’ai l’impression d’être arrivé au bout d’un projet. J’ai réussi à faire venir Motörhead, Public Enemy, Rancid, IAM, Sum 41, énumère Laurent Wenger. Je me suis fait plaisir. »
Autres exemples de manifestations bien implantées qui n’ont pas résisté au cruel virage des années 2010 : les Bêtes de scène à Mulhouse (2015) et les Artefacts à Strasbourg (2017). Les deux festivals avaient pour point commun d’être chapeautés par les équipes du Noumatrouff et de la Laiterie, les salles de musiques actuelles des deux plus grandes villes alsaciennes.
L’essor de Décibulles à la campagne
Pendant ce temps dans la vallée de Villé, les Décibulles ont pris de l’ampleur. Grâce à son armée d’un millier de bénévoles et à la programmation de têtes d’affiche de tous styles (Ska-P en 2013, Chinese Man en 2014, Cypress Hill en 2015, Gramatik en 2016, Deluxe en 2019), la fête de la bière de copains de Neuve-Église s’est rapidement transformée en festival incontournable du Grand Est. Pierre Hivert, directeur du festival Décibulles dresse son bilan :
« Pour moi, l’esprit de camaraderie est le même qu’au début sauf qu’on a passé un cap de professionnalisation. Désormais, on insiste sur la scénographie et de nouvelles installations, pour toujours se renouveler. »
En dix ans à peine, il a doublé sa fréquentation : 13 500 visiteurs en 2010, 28 000 en 2019. Mais malgré ce succès, la santé financière du festival Décibulles reste fragile. Le festival compte sur un budget de 1,35 million d’euros, dont 25 à 27% sont dédiés aux cachets des artistes :
« Nous ne sommes subventionnés qu’à 8%. Alors le reste de l’année, c’est à nous de nous débrouiller pour assurer l’édition suivante. Beaucoup de festivals sont des colosses aux pieds d’argile. »
Pierre Hiver, directeur des Decibulles
Si selon Pierre Hivert, « les festivals alsaciens ne se marchent pas sur les pieds », Décibulles connait les mêmes difficultés que ses concurrents. La faute à des aléas climatiques, à une baisse des subventions, à des contraintes sécuritaires toujours plus importantes notamment depuis les attentats de 2015 ou les cachets qui s’envolent…
Passées à 4 jours, les Eurockéennes s’ajustent
Même pour la plus grosse machine de l’Est, les Eurockéennes à côté de Belfort, ses 4 scènes, ses 31 éditions, ses têtes d’affiches, sa presqu’île du Malsaucy et ses 9,2 millions d’euros de budget, il faut s’ajuster à ce nouveau contexte. « Là où les subventions représentaient 15/20% dans les années 2000, elles sont de 7% désormais. Pour garder un budget en hausse, nous compensons avec une augmentation lissée du prix des billets (51€ la journée, 158 les 4 jours en 2019, environ 50% des rentrées d’argent) et des hausses de mécénat ou de sponsoring (24% des recettes en 2018) », explique un organisateur. Après trois éditions consécutives à 4 jours qui ont permis de battre des records de fréquentation (135 000 en 2018, 128 000 en 2019), la question va se reposer pour 2020. Car s’étaler dans le temps, c’est aussi répartir l’enveloppe pour les artistes et techniciens (respectivement 40% soit 3,5 millions d’euros environ et 31% du budget) et faire venir des grands noms. Et à ce niveau, on se compare plutôt à la concurrence nationale :
« Avec les Vieilles charrues et le Hellfest nous sommes parmi les seuls à être restés sur un modèle associatif, contrairement aux autres rendez-vous, gérés par des grands groupes qui peuvent se permettre des déficits. Nous sommes attachés à ce modèle qui nous amène à travailler avec une cinquantaine d’associations et à mener des opérations solidaires et sociales. De 300 saisonniers pendant le festival au début de la décennie, notre association de 9 salariés permanents est passée à près de 600, pour les contraintes de sécurité, mais aussi l’accueil et divers services. »
Un organisateur des Eurockéennes
Autre évolution de la décennie, « devoir programmer de plus en plus tôt ».
Le cas des Eurockéennes est particulièrement scruté par le microcosme, car au cœur d’un bras de fer avec la Préfecture du Territoire de Belfort. Selon l’interprétation de la préfète Sophie Élizéon de la récente circulaire Collomb, quand bien même « Territoire de musique » est une association à but non-lucratif, son festival est quant à lui lucratif. Ce cas permettrait d’appliquer 100% de facturation de la mobilisation des forces de l’ordre et non plus le « bouclier tarifaire » qui protège les associations qui ne paient qu’une quote-part. L’association présidée par Mathieu Pigasse depuis 2015 conteste cette lecture particulièrement stricte dans ce département, qui revient à une explosion de cette dépense (+800% selon l’Est républicain). Pour certains observateurs, le cas des Eurockéennes pourrait être un test et ensuite se généraliser à d’autres associations. La facture de 2018, finalement ramenée à 80 000 euros (contre 254 000 initialement) doit encore être examinée par le tribunal administratif.
S’avancer pour mieux programmer
Dans le Haut-Rhin, Claude Lebourgeois a dû avancer sa Foire aux vins de Colmar de la mi-août à la fin juillet pour pouvoir programmer les meilleurs groupes de rock, rap, variétés ou electro. « Il y a un break de quinze jours où les artistes sont en vacances, indique le directeur artistique du festival. Cette année par exemple, si on était restés sur les dates de 2016, nous n’aurions eu ni Sting, ni Black Eyes Peas ni Big Flo et Oli. »
100 000€ pour une exclusivité nationale
Depuis 30 ans, une série de concerts accompagnent pendant dix jours la Foire aux vins d’Alsace. « Finalement, nous sommes une animation parmi d’autres, concède Claude Lebourgeois. On essaie d’amener un public qui ne viendrait pas à la foire commerciale. » Résultat, plus de 90 000 spectateurs sur dix jours en 2018.
Généraliste, grand public et populaire, la « FAV » a un statut à part : pas de pass festival, mais des concerts longs d’une heure et demi à deux heures vendus à l’unité, et avec une jauge limitée. Ce qui oblige parfois les organisateurs à revoir leurs rêves à la baisse :
« Je me suis déjà renseigné pour faire venir U2, Rammstein ou Metallica, mais les cachets peuvent atteindre les 3 millions d’euros ! De plus, certaines grosses machines comme le Hellfest rajoutent parfois 100 000€ pour obtenir l’exclusivité nationale. Avec nos 10 000 places, on ne peut vraiment pas se le permettre. »
Claude Lebourgeois, programmateur de la FAV
Les festoches strasbourgeois évitent le cœur de l’été
Enfin, il y a ces festivals strasbourgeois qui évitent soigneusement le cœur de l’été, le jeune et éclectique Pelpass festival (3 éditions) au mois de mai aux Deux-Rives, ou les historiques Contre-Temps en juin (16 éditions) et Nuits électroniques de l’Ososphère fin septembre (20 éditions). P
Lancé en 2013, le Longevity, axé sur la musique house, préfère depuis 2017 la fin des vacances (du 30 août au 1er septembre 2019), après quelques éditions placées fin juillet. « L’idée de départ était de profiter des beaux jours, malheureusement le calendrier de la Ville de Strasbourg est bien fourni à cette période et il y avait trop de manifestations culturelles en même temps », explique Guillaume Azambre, le directeur artistique du festival.
« L’autre difficulté est de programmer des artistes, car début juillet nous étions également en concurrence avec quelques grosses machines. En se déplaçant à la fin de l’été, on est sur une symbolique forte : la rentrée, et on peut imposer nos conditions modestes aux artistes. »
Article édité par Jean-François Gérard
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