L’ouvrage s’est fait attendre mais c’est désormais chose faite : EDF a inauguré le 19 mai devant la presse une nouvelle passe à poissons sur le site de l’usine hydro-électrique de Strasbourg. Elle doit permettre aux poissons migrateurs de remonter le Rhin malgré le barrage, pour aller se reproduire en amont. Cette avancée s’inscrit dans un vaste programme européen de reconquête du Rhin par les poissons migrateurs d’ici 2020.
Il y a un siècle, le Rhin était le fleuve par excellence de reproduction des saumons. Près d’un million de ces poissons faisait chaque année le chemin depuis le Groenland pour venir frayer dans ses eaux ou celle de ses affluents. Mais l’espèce en a disparu définitivement en 1957.
Après la catastrophe Sandoz de 1986, les pays riverains du Rhin ont décidé de reprendre en main la santé du fleuve à travers la Commission internationale de protection du Rhin. Le retour du saumon s’est alors imposé comme l’horizon symbolique de la réhabilitation écologique du fleuve. La CIPR a déroulé un premier plan Saumon 2000 à partir de 1987, puis un deuxième plan Rhin 2020. En application d’une directive européenne, les pays riverains du Rhin se sont fixés comme objectif de permettre aux saumons et aux poissons migrateurs de remonter le Rhin jusqu’à la ville suisse de Bâle d’ici 2020.
Trois passes à poissons construites depuis 2001 sur le Rhin
EDF, exploitant des dix barrages hydroélectriques du Rhin supérieur, est en première ligne pour atteindre cet objectif. L’entreprise a dû s’engager à mettre en oeuvre des solutions de contournement de ses ouvrages en vue de ce qu’on appelle le rétablissement de la « continuité écologique » du fleuve. À ce jour, elle a déjà construit trois passes à poissons : la première sur son barrage d’Iffezheim en 2001, la seconde sur celui de Gambsheim en 2006 et la dernière à Strasbourg inaugurée jeudi.
Trois barrages équipés sur sept, et il reste quatre ans
La passe à poisson de Strasbourg a coûté 16 millions d’euros, financés par EDF et par l’Agence de l’eau à hauteur de 30%, à quoi s’ajoutent 20 000 heures de travail d’ingénierie. Le premier défi de l’ouvrage et le plus coûteux a été de créer le débit de courant qui permettra aux poissons de trouver l’entrée de la passe, sur le côté du barrage. Une fois attirés, les poissons vont être conduits dans une échelle à poissons, à travers plusieurs bassins espacés par des marches de 20 cm. Ils pourront ensuite se reposer dans une rivière reconstituée de 500 m, avant de repasser une nouvelle échelle à poisson pour arriver au niveau de l’amont du barrage et continuer leur route dans le Rhin.
À quatre ans de l’échéance européenne, seuls trois de ses sept barrages obstacles aux poissons sont donc équipés. Les travaux d’équipements du barrage de Gertsheim sont lancés. Pour la suite, EDF doit encore régler le cas des barrages de Rhinau, Marckolsheim et Vogelgrün. Et c’est là que les choses se corsent. Pour respecter le timing, les pays riverains du Rhin ont admis en 2013 une solution provisoire de transport des poissons, par bateau, entre Rhinau et Vogelgrün, soit sur près de 40 km.
L’idée est de capturer les poissons en aval du barrage de Rhinau, dans des bassins mobiles et de remorquer ces bassins jusqu’à l’amont du barrage de Vogelgrün pour ensuite relâcher les poissons dans le Vieux Rhin. De là, les poissons peuvent continuer leur route sans obstacle jusqu’au barrage de Kembs, lui-même prochainement équipé d’une passe à poissons dans le cadre du renouvellement de sa concession, puis jusqu’à Bâle. En passant par le Vieux Rhin, ils contourneront complètement le canal du Rhin et ses barrages.
La Commission européenne pas d’accord avec la solution française
Aujourd’hui, la France et EDF aimeraient faire de cette solution par transport une réponse définitive. Mais cette approche est loin d’emporter le consensus des pays riverains du Rhin. En mars, la Commission européenne a rappelé le ministère de l’environnement français à ses obligations. Pour elle, la remontée artificielle des poissons par bateau ne participe pas au rétablissement de la continuité écologique du Rhin.
Plusieurs associations de défense de l’environnement viennent d’appuyer ce raisonnement. Pour Roberto Epple, de l’organisation European Rivers Network qui coordonne la campagne Salmon come back depuis 4 ans, après tous les efforts consentis par les pays riverains du fleuve, pas question de « chipoter sur les derniers kilomètres » :
« L’idée d’une barge mobile devait être une solution à court terme car la construction de toutes les passes à poissons prend du temps. Aujourd’hui, on comprend qu’EDF et l’Etat français sont prêts à s’en contenter. C’est une solution de remplacement qui ne peut pas être durable. Elle ne permet pas aux poissons de monter le Rhin par leurs propres moyens donc qu’on ne parle pas de continuité écologique. Sur le plan financier faut-il investir autant pour quelque chose de temporaire ? Ne vaudrait-il pas mieux accélérer la construction des passes à poissons quitte à attendre quelques années de plus pour atteindre Bâle ? Le Rhin est le fleuve saumon par excellence en Europe donc l’ambition doit être à la hauteur. »
À 50 millions d’euros, le provisoire pourrait devenir définitif
EDF assure continuer à chercher des solutions pour installer des passes à poissons classiques sur ses barrages, en parallèle de son projet d’une unique passe à poissons mobile. L’entreprise explique que le développement de passes à poissons sur ses trois dernières usines est plus compliqué que pour les 4 premières car elles sont plus vieilles et de technologies différentes. Le cas le plus fastidieux est celui de l’usine de Vogelgrün, où il faudrait faire franchir aux poissons un dénivelé de plusieurs centaines de mètres.
Mais l’enjeu est avant tout financier. En l’état actuel de ses études préliminaires, EDF estime que la remontée des poissons par barge mobile coûterait entre 40 et 50 millions d’euros, tandis que la mise en place de trois passes à poissons lui reviendrait au moins à 100 millions d’euros.
François Tissier, directeur du département Eau, environnement et territoire de la production hydraulique du Grand Est chez EDF, n’hésite pas à renforcer ce raisonnement par un argumentaire écologique :
« En termes purement économiques, la passe mobile est préférable. Mais elle l’est aussi en termes écologiques. Il faut savoir qu’à chaque passe à poissons à franchir, il y a des saumons qui ne trouvent pas l’entrée. On vise une rendement de 90 à 85% par ouvrage. Par ailleurs, le passage les fatigue. La solution de la passe mobile permettrait moins de retard à la montaison et moins de fatigue pour les poissons. »
Pour développer cette solution de barge mobile, EDF doit encore résoudre deux difficultés : optimiser la méthode d’attraction des poissons vers le bassin mobile et trouver le moyen de gérer la cohabitation des différentes espèces de poissons dans le dispositif, qui ne peuvent pas toutes être mélangées. Le responsable EDF assure que l’entreprise adaptera le rythme de remontée par bateau aux effectifs de poissons :
« On part sur un rythme d’un ou deux transports par semaine. Mais le dispositif sera souple. »
La passe mobile ne transportera pas seulement des saumons adultes, encore rares dans le Rhin, mais aussi les quatre autres espèces de poissons migrateurs du fleuve, la truite de mer, l’anguille, la grande alose, et la lamproie marine, ainsi que les poissons locaux. En tout, 26 000 poissons ont été comptés remontant le Rhin à Gambsheim l’an dernier.
À peine 150 saumons adultes à Gambsheim l’an dernier
La population de saumons adultes revenus de mer pour frayer croit lentement dans le Rhin. Depuis 1992, l’association Saumon Rhin relâche chaque année dans les affluents du fleuve plus de 300 000 alevins de saumons, issus pour la plupart de saumon de la Loire. Ces jeunes saumons grossissent un peu sur place puis repartent vivre leur vie en mer. En 2015, Saumon Rhin a décompté 152 saumons adultes, d’environ 80 cm, revenus jusqu’à la passe à poisson de Gambsheim. S’il est encore faible, le chiffre a triplé par rapport à 2011. Cette progression satisfait Patrick Jacquot, salarié de l’association :
« On a un embryon de population qui se crée à nouveau. Notre objectif à terme est de recréer une souche de saumon du Rhin. »
Pour expliquer cette perte d’effectifs entre les saumons réintroduits et les saumons revenus à l’âge adulte, Patrick Jacquot avance différents facteurs :
« Tant que tous les ouvrages sur le Rhin ne sont pas encore équipés de passes à poissons, il y a un très faible taux de reproduction naturel du saumon sur place. Il faut aussi savoir que le taux de survie naturelle des alevins est déjà très faible à la base. En mer, le saumon est une espèce fortement pêchée. Ensuite, leur retour de mer par l’embouchure du Rhin aux Pays-Bas comporte des obstacles partiellement infranchissables pour le moment. Enfin quand les saumons redescendent le Rhin, ce qu’on appelle la dévalaison, il y a de la mortalité à chaque barrage dans les turbines des usines. »
La sécurité de la descente du Rhin encore négligée
Car pour l’heure, les efforts européens se sont concentrés sur la remontée du Rhin par les poissons. Les Pays-Bas réaménagent les écluses du Haringvliet à l’embouchure du fleuve. Elles devraient être franchissables pour les poissons en 2018. Mais le programme européen n’a pas encore réglé le problème de la descente des poissons vers la mer. Les usines du Rhin supérieur ne sont en effet pas aménagées pour faciliter cette dévalaison. À chaque passage d’usine, les poissons risquent d’être broyés dans les turbines.
Les usines du Rhin ont de grosses turbines avec des vitesses de rotation relativement lentes et qui ont donc peu d’impact sur les petits poissons, comme le saumon juvénile. Par contre, la difficulté se pose pour les anguilles adultes qui descendent le fleuve pour aller se reproduire en mer. D’après EDF, leur mortalité est de 7 à 20% selon les usines. En conséquences, la population d’anguilles est en chute libre depuis plusieurs années dans le Rhin. EDF mène un programme de recherche pour évaluer le problème avec la Dreal et l’Onema. Pour l’heure, aucune mesure n’est prise pour sécuriser le passage des poissons par les turbines à la dévalaison.
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