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Malgré les promesses, le sexisme persiste au Théâtre national de Strasbourg

En 2006, un rapport du ministère de la Culture a détaillé les inégalités femmes-hommes dans le secteur du spectacle vivant. Plus de 10 ans après, les nouvelles générations d’artistes tentent d’inverser la tendance. Focus sur l’école du Théâtre national de Strasbourg.

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Depuis 2005, sur les dix dernières promotions de l’école du Théâtre national de Strasbourg (TNS), 143 femmes sont sorties diplômées, pour 129 hommes. Pourtant, l’insertion professionnelle pour ces jeunes femmes est plus compliquée que pour leurs homologues masculins.

En 2006, un rapport ministériel a répertorié les inégalités femmes-hommes dans les arts du spectacle. Aujourd’hui encore, les élèves de l’école du TNS se retrouvent fréquemment confrontés à des « stéréotypes profondément ancrés, dans un contexte où les postes de direction et de mise en scène sont principalement masculins », relate Chloé, récemment sortie de la section jeu du TNS (tous les prénoms ont été changés).

Alice, ancienne élève en scénographie-costumes, fait le même constat :

« C’est un milieu très genré. Ce n’est pas forcément dû aux personnes elles-mêmes, mais à l’univers dans lequel on évolue. C’est complètement intériorisé. Les promotions sont très féminines, mais les personnes qui exercent sont principalement des hommes. »

Les femmes écartées de la technique

À l’école du TNS, la parité est appliquée dans la section jeu. En revanche, dans les autres sections (scénographie – costumes, mise en scène – dramaturgie, régie -création), ce n’est pas le cas. Sur les deux promotions en formation entre 2018 et 2019 à l’école du TNS, 4 hommes étudient la mise en scène, mais aucune femme. À l’inverse, 7 femmes sont en section scénographie-costumes, pour 1 seul homme.

Caroline, en section régie-création, explique ainsi cette dichotomie :

« Selon les sections, il n’y a pas autant de femmes et d’hommes parce qu’il existe des préjugés genrés aux métiers. Par exemple, percer, scier, c’est connoté masculin, donc les filles n’osent pas candidater en technique, ou on les y visualise moins. »

« En étant scénographe, j’ai l’impression d’occuper un métier d’homme et d’aller à l’encontre de ce qui est attendu de moi », confie Anouk, autre étudiante du TNS. Comme d’autres élèves, elle regrette le manque de confiance des hommes envers les femmes, notamment dans les métiers techniques.

Alice, qui a étudié en scénographie-costumes, se sent écartée de son propre métier :

« Dès qu’il faut porter des objets lourds, les hommes nous passent devant pour le faire à notre place, ou nous disent qu’on n’y arrivera pas car on est trop petites, pas assez fortes… Alors qu’on pourrait très bien le faire. On entend aussi souvent des réflexions désagréables. Par exemple, dès que je suis fatiguée, on me demande si j’ai mes règles. « 

Pour les actrices, le cliché de la femme fragile

D’après Julia, ancienne élève, « c’est plus facile pour les actrices que pour les techniciennes ou metteuses en scène. On a besoin de femmes sur les plateaux pour jouer les rôles. » Malgré cela, Chloé, qui a étudié en jeu, a été confrontée à des visions stéréotypées de la femme au cours de sa formation :

« Les hommes ont cette image de la femme hyper féminine, sensible, douce, fragile… Un jour, un metteur en scène m’a dit que je n’étais pas capable de “faire la femme” parce que je ne correspondais pas à ces clichés. J’ai aussi reçu une demande scandaleuse d’un intervenant, qui voulait que je sois nue pour une scène sans aucune justification. »

Léa, actuellement en section jeu, fait le même constat tout en notant une amélioration :

« Je pense qu’il y a encore beaucoup de metteurs en scène qui ont du mal à concevoir que les femmes puissent être puissantes, sauvages, violentes. On nous demande souvent de nous adoucir, de mettre en avant notre côté sensible, amoureux, émotif. C’est en train de changer : j’ai travaillé avec des hommes qui m’ont fait confiance et m’ont laissée jouer une femme forte. »

En stage, « le régisseur ne s’adressait qu’aux hommes »

Caroline, apprentie régisseuse, a constaté lors de stages dans des salles de spectacles qu’il était difficile de s’imposer :

« En tant que femme jeune inexpérimentée, tu dois encore plus faire tes preuves. Pendant un stage, le régisseur de la salle ne s’adressait qu’aux hommes. Même quand je n’étais pas occupée, il ne venait jamais vers moi et on me coupait tout le temps la parole. »

Manon, en section régie-création, a observé des comportements similaires au fil de ses expériences professionnelles :

« Quand on ose prendre la parole, on entend souvent des réflexions style “Elle prend la confiance celle-là” ! Personne ne dirait ça à un mec. En technique, j’entends souvent de l’humour graveleux et les hommes ne m’incluent pas dans leurs blagues. »

À sa sortie de l’école du TNS, Alice a travaillé sur plusieurs projets dans lesquels elle a parfois mal vécu cet « humour sexiste » :

« Sur un montage, des hommes ont ramené une poupée gonflable et s’amusaient avec. Eux, ça les faisait rire, mais moi, je me disais que ça pourrait être mon corps. »

Pour se sentir plus intégrée, Caroline, en régie-création, a changé sa façon de s’habiller :

« Entourée d’hommes de 35-50 ans, j’évite les décolletés pour ne pas être cataloguée comme la “pin-up”. J’ai entendu les remarques que certaines filles féminines se prenaient sur leur physique… »

Anouk, quant à elle, a même pendant un temps pensé à ne travailler qu’avec des équipes exclusivement féminines :

« J’avais l’impression de ne plus avoir à faire mes preuves. Entre femmes, les rapports me semblaient plus simples. J’ai changé d’avis car je ne voulais pas me fermer de portes en commençant tout juste à travailler, et avec certains hommes ça s’est finalement bien passé. »

Le théâtre national de Strasbourg (TNS) vu depuis la place de la République (Photo Aloïs Peiffer / Wikimedia Commons / cc)

Les femmes minoritaires dans les programmations

Pour les metteuses en scène, l’insertion professionnelle est encore plus difficile. Le rapport de 2006 notait que 78 % des spectacles dans les théâtres étaient mis en scène par des hommes. À Strasbourg, sur la saison 2018-2019, seulement 29 % des spectacles programmés dans les théâtres professionnels sont dirigés par des femmes.

Lucie, elle aussi étudiante à l’école du TNS, estime que les femmes peuvent perdre confiance face à leur faible programmation :

« À force de ne voir presque que des noms masculins à la mise en scène, ça peut faire baisser les bras à beaucoup de femmes. J’ai des amies autour de moi qui se sont lancées et qui réussissent progressivement à se faire leur petit trou, mais c’est difficile… »

Léa, en section jeu, l’explique par le manque d’éducation des femmes à la direction de projet :

« C’est une construction sociale : en tant que femme, on n’est pas éduquée à être leader de projet et à diriger. Dans ma promotion, c’est systématique : les hommes prennent plus la parole, vont sur les plateaux en premier… Ce n’est pas leur faute, ils ont été éduqués comme ça. »

Pas assez d’actions concrètes à l’école du TNS

À son arrivée à la direction du TNS, en 2015, Stanislas Nordey déclarait dans un entretien pour Rue89 Strasbourg que l’égalité femmes-hommes sur les plateaux était son premier chantier :

« À une ou deux personnes près, il y aura cette saison autant d’actrices que d’acteurs sur les plateaux. C’est tout bête mais en fait c’est énorme : c’est une question d’accès au boulot. »

Stanislas Nordey prévoyait alors de poursuivre ce travail sur la parité effective en direction des autrices et des metteuses en scène. Mais dans la saison 2018-2019 du TNS, seulement 5 spectacles ont été mis en scène par des femmes, contre 10 par des hommes, et un par une équipe mixte. Au niveau des textes présentés, 11 ont été écrits par des hommes et 5 par des femmes.

Ancienne élève récemment sortie de l’école, Chloé estime que le TNS peut mieux faire :

« Stanislas Nordey cherche à faire émerger une pensée contre le sexisme, mais sans être militant pour autant. C’est un début, mais son mandat au TNS manque d’actions concrètes. Par exemple, nos enseignants et intervenants étaient presque tous des hommes, il n’y a que des femmes à l’atelier costumes du TNS et à la régie générale du TNS, l’équipe n’est constituée que d’hommes. »

Capture d’écran de la présentation des enseignants de l’école sur le site du TNS. (15 mai 2019)

Une absence de modèles féminins

Dans le théâtre, les postes de direction de salles sont en majorité occupés par des hommes. Sur les cinq théâtres nationaux français (Théâtre national de Strasbourg, la Comédie Française, la Colline, L’Odéon et Chaillot), aucun n’est dirigé par une femme à ce jour.

Entre 2014 et 2019, seulement deux femmes ont obtenu un Molière pour leur mise en scène, contre 10 hommes. Un manque de figure d’identification que Lucie pointe du doigt :

« En tant que femme, nous n’avons presqu’aucun modèle féminin de metteuse en scène qui a du succès. Les hommes sont en position de domination, ils dirigent la majorité des théâtres et se programment entre eux. »

Pour Anouk, l’égalité des chances entre femmes et hommes dans le théâtre est un combat à mener :

« Je ne veux pas déprimer en pensant que je vais moins réussir parce que je suis une femme, même si force est de constater que c’est plus facile pour les hommes. Mais ce n’est pas un destin tragique. Il faut en faire une force et réduire cette inégalité de fait. »

D’après Lucie, le secteur du théâtre commence à changer :

« Il y a une prise de conscience : la parole se libère, on l’a vu dans la presse ces dernières années. Des collectifs se sont créés pour encourager les femmes à se lancer dans la mise en scène et valoriser la femme dans l’art, comme Femmes Nomades. »

Pour Léa, élève actrice, ce travail sur la place de la femme dans l’art doit se faire aux côtés des hommes :

« Les hommes sont nos alliés. Dans notre promotion, 3 hommes et 2 femmes ont proposé des “cartes blanches”. Sur les 3 projets retenus, 2 sont ceux des femmes et 1 d’un homme. »

Malgré nos sollicitations, la direction de l’école du Théâtre National de Strasbourg n’a pas répondu à nos questions.


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