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Ditib : la montée en puissance de l’islam officiel turc à Strasbourg

En quatre ans, la Ditib Strasbourg, l’union turco-islamique des affaires religieuses du Grand-Est, s’est imposée au premier plan du paysage musulman strasbourgeois. Elle porte l’ambitieux projet de campus islamique à Hautepierre. Rue89 Strasbourg fait le point sur l’influence de cette organisation qui émane directement de l’État turc.

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En février 2013, l’équipe de Ditib Strasbourg rencontrait le président turc Recep Tayyip Erdogan à Ankara pour faire avancer le projet de Faculté islamique, notamment son financement et la reconnaissance de son diplôme en Turquie. (Photo publiée sur Facebook)

En quatre ans, la Ditib Strasbourg, l’union turco-islamique des affaires religieuses du Grand-est, s’est imposée au premier plan du paysage musulman strasbourgeois. Longtemps la Ditib est restée cantonnée aux zones rurales et aux villes moyennes d’Alsace, tandis que Strasbourg était le terrain du Millî Görüs côté turc (Mosquée Eyyub Sultan de la Meinau) et du Rassemblement des musulmans de France côté marocain. En 2012, alors que les musulmans d’origine marocaine inauguraient enfin la Grande Mosquée de Strasbourg, le journal Le Monde créait la surprise et dévoilait l’entrée subite de la Ditib sur la scène locale : absente à Strasbourg jusqu’alors, on découvrait son ambitieux projet de faculté privée islamique à Hautepierre.

Trois ans plus tard, son chargé de projet Murat Ercan a pris la tête du Conseil régional du culte musulman (CRCM). En tout, l’association emploie déjà 10 personnes grâce à un budget annuel d’environ 500 000€. La structure est hybride. Sous statut d’association de droit local alsacien-mosellan, l’organisation est sous la tutelle directe d’Ankara : le réseau des Ditib maille l’Europe et représente auprès de la diaspora la Direction turque des affaires religieuses, la Diyanet, rattachée directement au Premier ministre turc. À ce titre, c’est un fonctionnaire de la Diyanet, Fevzi Hamurcu, qui préside le Ditib Strasbourg.

62 mosquées dans le Grand-Est

La Diyanet est garante en Turquie d’un islam sunnite officiel, dont elle organise le culte et le clergé. Après le coup d’Etat militaire de 1980, elle a ouvert son champ d’action aux Turcs expatriés et à leurs descendants établis en Europe en initiant les Ditib. L’objectif était de contrer l’influence de la gauche turque et du mouvement Millî Görüs, partisan d’un islam politique. En France, on compte trois fédérations Ditib, les premières à Paris et à Lyon ont ouvert dès les années 1980, celle de Strasbourg, qui couvre le Grand-Est a ouvert en 1997. Elle regroupe aujourd’hui 62 mosquées.

Cliquez sur l’image pour la voir plus grande. (Infographie Claire Gandanger)

L’affiliation à la Ditib permet avant tout aux associations musulmanes de recevoir les services d’imams fonctionnaires envoyés de Turquie. Les Ditib gèrent aussi des fonds d’obsèques pour les funérailles religieuses de ses membres et le rapatriement des corps en Turquie. Au-delà des services purement religieux, les Ditib ont développé ces dernières années des services culturels et sociaux, à destination notamment des femmes et des enfants. Ditib Strasbourg organise depuis cette année des colonies de vacances. Pour l’Aïd, elle a poussé les murs de ses nouveaux locaux de Hautepierre et accueilli quelque 1 500 fidèles.

Mais au-delà de ces activités associatives, maintenant qu’elle a déménagé de Schiltigheim à Hautepierre, Ditib Strasbourg est surtout à la tête d’un ambitieux projet de campus islamique : mosquée, faculté, lycée, centre des arts de l’islam, commerces. La faculté, le projet phare, est encore en suspens. Mais l’organisation va ouvrir dans quelques jours son lycée privé musulman, le premier du genre en Alsace.

15 millions d’euros en 4 ans

En quatre ans, Ditib Strasbourg a déjà réussi à débloquer 15 millions d’euros pour l’achat de cinq immeubles et des travaux de mise en conformité. Pour financer ces opérations, l’association a monté un fonds de dotation dédié au projet de campus. Ses ressources viennent des réseaux turcs. Dans un premier temps, c’est la fondation civile adossée à la Diyanet qui l’a alimenté, puis les associations Ditib en Allemagne, en Hollande ou encore en Belgique. Ditib Strasbourg s’est aussi tourné vers les réseaux économiques turcs.

À Strasbourg, elle a pu s’appuyer sur la bienveillance de la Ville, mais pas sur ses subventions. La municipalité socialiste a modifié en 2012 le plan d’occupation des sols pour permettre l’activité cultuelle dans la partie de Hautepierre où Ditib Strasbourg a élu domicile. En 2013, c’est aussi elle qui a trouvé une porte de sortie au conflit qui couvait entre le projet musulman et l’hôtel de standing Athéna, alors voisin direct des immeubles du Ditib.

Gêné par la nouvelle fréquentation des lieux, le directeur de l’hôtel s’était opposé à la transformation de l’ancien centre de formation de la Poste en lycée musulman. Pour résoudre le problème, Ditib a alors tout simplement proposé de racheter l’hôtel. La Ville de son côté lui a trouvé un terrain de substitution : Athena a rouvert en 2014 dans des locaux flambant neuf.

Une économie de la formation

Dans cet immeuble supplémentaire, inattendu, Ditib a ouvert en 2015 la Strasbourg Diyanet Akademi, un centre d’hébergement destiné à accueillir les assemblées et séminaires de travail des organisations Ditib d’Europe. Cette activité commerciale doit servir de source d’autofinancement au Ditib Strasbourg pour la suite de ses investissements dans le projet de campus islamique.

À l’origine, depuis Schiltigheim, Ditib Strasbourg s’occupait simplement de ses affiliés dans le Grand-Est. Ditib régnait à Mulhouse, à Haguenau ou à Bischwiller tandis que l’agglomération strasbourgeoise, où la communauté d’origine turque est estimée à 25 000 personnes, était le fief du mouvement Millî Görüs. Les deux organisations musulmanes étaient rivales mais respectaient tacitement le territoire de chacune. La stratégie de la Diyanet à Strasbourg a changé au tournant de la décennie 2010. A travers le consulat turc elle a cherché à implanter le Ditib dans la métropole.

Strasbourg apparaît comme un lieu d’importance pour assoir une présence en France et en Europe : la communauté turque y est nombreuse, les acteurs publics accordent une place importante aux questions religieuses et à l’intégration de l’islam, la ville a une stature européenne. Par ailleurs la Turquie a voulu exister dans l’offre d’islam à Strasbourg, alors que le Maroc y a assis son implantation en concrétisant l’ouverture de la grande mosquée.

Relais local de l’AKP

Pour ancrer Ditib à Strasbourg, le consulat a puisé dans les forces vives de la communauté d’origine turque locale. Jusque-là, le Ditib apparaissait plutôt neutre politiquement, porté par exemple par le syndicaliste CFDT de Haguenau Omer Yildizim. Dès lors, les réseaux conservateurs strasbourgeois de Millî Görüs et de l’association Cojep, fidèle à l’action d’Erdogan jusque dans sa répression des manifestations de la place Taksim en 2013, se sont imposés au sein de l’institution. Le Ditib a même créé des postes pour plusieurs de ses figures : parmi elles l’ancien élu municipal socialiste évincé de la liste de Roland Ries en 2014 pour sa proximité avec l’AKP et ancien vice-président de la Cojep Saban Kiper et l’entrepreneur Murat Ercan, ancien président de la Cojep.

Les détracteurs de la nouvelle version du Ditib Strasbourg lui reprochent d’être devenu le relais local de l’AKP au pouvoir en Turquie et du président Tayyip Erdogan. L’inflexion de l’association suit en effet l’arrivée au pouvoir dans les années 2000 de l’AKP, parti islamiste – au sens de partisan d’un islam politique – issu lui-même du Millî Görüs.

Considéré infréquentable sous la gauche kémaliste, le Millî Görüs, très implanté dans la diaspora turque, a gagné en reconnaissance au fur et à mesure que l’AKP a pris le contrôle de l’Etat. Les consulats ont reconnu ses mosquées. De rivale, il est devenu partenaire de la Diyanet, avec, au-delà de la question religieuse, un objectif commun : maintenir la diaspora dans une identité turque. L’ouverture du droit de vote aux élections nationales pour les Turcs de l’étranger, effectif depuis les élections présidentielles de 2014, a aussi rehaussé l’intérêt de l’Etat turc pour sa diaspora. Dans la circonscription consulaire du Grand-Est, 57,2% des électeurs turcs ont voté pour l’AKP aux législatives de juin. En 2014, 75% avait soutenu la présidence de Tayyip Erdogan.

Pour la venue d’Erdogan au Zénith de Strasbourg samedi 4 octobre, Ditib Strasbourg a distribué des billets d’entrée à ses membres. Son logo figurera sur la scène du meeting, comme celui du Millî Görüs. A un mois des élections législatives anticipées turques, Ditib prétend ne pas faire de politique : officiellement le président Tayyip Erdogan n’est pas en campagne mais vient communiquer sur l’action antiterroriste qu’il entend mener contre les Kurdes du PKK, et qui place le sud-est de la Turquie au bord de la guerre civile.

Partenaire de l’islam de France

L’achat de l’ancien centre de formation de la Poste en 2011 répondait selon Murat Ercan au simple besoin de déménager à Strasbourg. Pour le chef de projet, la suite n’a été qu’une question d’opportunités, plusieurs bâtiments vides étant disponibles à l’achat autour du premier. Selon Murat Ercan, en plein débat sur l’islam de France, et sans option publique possible pour la formation en théologie, le bureau central des cultes, rattaché au ministère de l’Intérieur français, aurait poussé Ditib Strasbourg à profiter de son agrandissement pour initier une solution privée de formation des imams.

L’association se lance alors dans la création de la Faculté libre de théologie islamique. Pour l’heure, un accord bilatéral entre la France et la Turquie permet l’activité en France de 150 imams détachés turcs, payés par la Diyanet. Des bacheliers français formés en dans les universités publiques de théologie en Turquie doivent progressivement s’y substituer, toujours rémunérés par la Diyanet. A l’heure actuelle, cinq sont de retour en France. A terme, les futures générations d’imams doivent être formées en France. Le projet de Hautepierre pourrait permettre d’arriver à cette dernière étape.

Allers-retours des imams en formation

Avant l’ouverture de sa faculté, Ditib Strasbourg a laissé miroiter un partenariat avec l’Université de Strasbourg, mais sur place le lien ne s’est pas fait. À Strasbourg, le projet a pris les universitaires de court quand il a été dévoilé dans la presse en septembre 2012. L’établissement a finalement ouvert début 2013 avec un accord oral d’une université d’Istanbul pour reconnaître son cursus côté turc. Mais la promesse ne s’est pas concrétisée. En juin 2014, Ditib a dû faire machine arrière et a envoyé ses 170 étudiants reprendre leurs études de théologie en Turquie.

Ditib Strasbourg assure être en contact régulier avec les autorités turques et françaises pour rouvrir son établissement au plus vite. Au bureau central des cultes, on confirme travailler activement pour permettre la réouverture de la faculté.

En attendant, après un an de battement, le lycée musulman Yunus Emre du Ditib doit faire sa rentrée d’ici quelques jours, après un aller-retour plus long qu’escompté avec le Rectorat. Une trentaine d’élèves sont inscrits pour la première promotion. A terme Ditib Strasbourg espère que l’établissement passera sous contrat avec l’État. Après les déconvenues de la faculté, la réussite du lycée pourrait être déterminante pour convaincre les donateurs de continuer à soutenir le projet de campus.

Le 15 septembre 2015, Fevzi Hamurcu (centre) et Murat Ercan (à sa droite) recevait la visite de Frédéric Lallier et Katia Mebtouche (à gauche), du Bureau central des cultes, rattaché au Ministère de l’Intérieur. (Photo Ditib Strasbourg)

Si le Ditib admet être en contact régulier avec les acteurs turcs pour faire avancer son projet, il se veut un partenaire de l’islam de France. Murat Ercan affirme que l’association prend ses soutiens là où elle les trouve :

« Bien sûr que nous avons un soutien politique en France comme en Turquie. Nous avons rencontré beaucoup plus les responsables français que les responsables turcs sur ce projet de faculté. Si la France acceptait de former les imams avec ses moyens, nous serions prêts à le faire avec elle. »


#communauté turque

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