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Dimanche, des artistes ont célébré la résistance éternelle en érigeant des barricades

Clowns, chorales, discours, performances… À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, une cinquantaine d’artistes ont monté dimanche une série d’actions à Strasbourg, pour célébrer les luttes et la résistance à l’oppression avec des barricades de carton.

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Une cabine téléphonique, un canon, des pneus, un cercueil, une cafetière géante… Dimanche vers 13h45, quai des Bateliers, des artistes forment deux barricades avec une multitude d’objets en carton confectionnés pour l’occasion. Ce sont des comédiens et poètes du collectif Noun, des étudiants-occupants du Théâtre National de Strasbourg (TNS), d’autres artistes, et des militants de gauche, écologistes, ou encore féministes. Au total, une cinquantaine de personnes ont préparé l’action, secrètement.

Il y a 150 ans avait lieu « la semaine sanglante », la répression armée de la Commune de Paris, une expérience de démocratie participative de 72 jours. « C’est le prétexte pour faire cette performance », dit Nini, membre du collectif Noun :

« Dans la rue, on crée un univers avec l’imaginaire révolutionnaire. Les passants se retrouvent dans un environnement onirique. Ils peuvent se l’approprier, participer, s’exprimer. »

« Le PIB on n’en a rien à carrer »

Des curieux s’arrêtent, interloqués. Lucie, étudiante au TNS, déguisée en communarde, prend la parole :

« Pourquoi on a construit cette barricade ? Pour partager des gâteaux, des discussions, des idées. On sait que ça peut paraitre ridicule, surtout par rapport à ce qu’on a en face. Nous on est contre la politique de l’État, on est contre la répression des ZAD (zones à défendre, ndlr), on est contre la répression de Nuit debout ou des Gilets jaunes, on est contre les discours qui stigmatisent. Le PIB (produit intérieur brut, ndlr), on n’en a rien à carrer : on est contre la marchandisation généralisée. On a construit cette barricade pour aller ailleurs, aussi parce que ça nous rappelle la Commune de Paris. Ils avaient les mêmes problèmes que nous : il voulaient la démocratie directe et non biaisée. »

Vers 14h, un véhicule de la police municipale débarque. L’événement n’est pas déclaré. Jeanne, du TNS, explique :

« Franchement, ça aurait été absurde de demander l’autorisation de construire des barricades. On veut aussi revendiquer la liberté de faire de l’art dans la rue sans l’aval de la préfecture, même si ça implique une grande incertitude quant au déroulé. »

« Il est temps de se réapproprier l’espace public »

Trois personnes parlementent avec les forces de l’ordre. Une artiste glisse « ça devrait le faire, ils auraient l’air ridicules de nous virer, on est trop mignons ». Pendant ce temps, Pierre, crieur de rue, demande au public d’écrire sur des bouts de papiers, ces messages seront ensuite déclamés à la foule : « Il est temps de se réapproprier l’espace public ! », hurle t-il.

Mais les policiers municipaux ne sont pas attendris : les barricades doivent être déplacées devant le Palais des Rohan à 200 mètres, de façon à ne pas gêner le passage sinon, c’est l’expulsion. Les artistes acceptent et tant pis pour le symbole. En 10 minutes, les deux barricades en carton sont à nouveau érigées sur le parvis du Palais. Une chorale féministe enchaîne en reprenant l’Estaca, chanson catalane de lutte pour la liberté.

Pour monter cet événement d’un après-midi, il a fallu une grande organisation. Le « comité de la barricade en carton » s’est constitué lors d’une réunion le 25 avril. Zoé, militante écologiste et coordinatrice, explique :

« Tout s’est construit de manière horizontale, avec une quinzaine de pôles autonomes, qui avaient des missions attribuées : la chorale, la distribution de nourriture, l’écriture… Moi, je faisais le lien entre ces différents comités. L’important dans mon rôle, c’était aussi de lâcher prise et de faire confiance à l’organisation collective. »

« Construire un autre imaginaire que l’ordre capitaliste »

Des clowns jouent un gouvernement devant une tribune et appellent le public à prendre la parole. En même temps, avec d’autres militantes, Laurent distribue des tartines, des gâteaux et du jus de fruit : « C’est gratuit, comme tout ce qu’on montre aujourd’hui. Les gens sont très contents. Certains sont presque gênés et nous donnent quand-même une pièce », ironise t-il.

Dans un kiosque en carton, Zoé distribue des tracts écrits par les activistes, ou reprenant des citations d’autres militants :

« Même si l’action est clownesque, elle est imprégnée par des revendications sérieuses. L’art participatif est un bon moyen pour construire un autre imaginaire que l’ordre capitaliste. Il peut toucher des personnes qui sont habituellement indifférentes à nos luttes. Ici, on invite à la sensibilité et à l’engagement. »

« Tourner le pouvoir en ridicule, ça fait du bien »

Jeanne lance un débat mouvant. Elle crie une question et le public doit aller d’un côté ou de l’autre selon qu’il pense oui ou non : « Une commune du XXIe siècle est-elle possible ? » Quelqu’un du camp du oui prend le micro : « C’est possible parce que ça existe déjà, au Kurdistan ou au sud du Mexique, au Chiapas. » Une femme rétorque : « Vu l’état de la police et de l’armée en France, ça parait très compliqué. » Un autre ajoute : « Il y a tout de même des expériences, comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, qui ont fonctionné en France. Il faut aussi voir comment fédérer les communes entre elles sur de grandes échelles géographiques. » S’en suit un débat sur la détermination nécessaire pour y arriver. « Je préfère risquer ma vie que de vivre dans un monde où je n’ai pas envie d’être », dit un homme.

Stéphanie et Nicolas, qui passaient par là, s’arrêtent quelques minutes. Ils trouvent « la forme de l’événement et les dialogues intéressants ». De nouveaux choristes chantent « La Semaine Sanglante » : « Gare à la revanche quand tous les pauvres s’y mettront. »

Puis, la foule est invitée à abattre une fausse statue de Napoléon qui représente le pouvoir. Et Jérôme, du collectif Noun, de crier : « On va tenter une progression ! » Les artistes et une partie du public, notamment des enfants, se mettent derrière la barricade et jettent des pavés en carton, conçus sur place pendant l’après-midi, sur des ennemis imaginaires. Manon, comédienne du collectif Noun très investie dans l’organisation, est émue, comme beaucoup sur la place :

« Depuis le début de la pandémie, tout est restreint, et la réalité est encore plus dure qu’elle ne l’était avant. Tous ensemble, on vit un moment de joie, d’expression, de catharsis, en mimant la révolution. Pour nous, cette singerie est l’occasion de tourner le pouvoir en ridicule, et ça fait du bien. Même si notre barricade est en carton, faite de bric et de broc, elle en impose et montre notre capacité de faire avec tout. »

« Amener une dimension esthétique à la résistance »

Nini ajoute : « Notre rôle en tant qu’artistes et militants, je pense que c’est d’inviter à pratiquer la liberté, ou de pousser à la chercher. C’est certainement aussi important d’amener une dimension lyrique à la résistance, de toucher les gens, de susciter des émotions. »

Jeanne savoure le moment. Elle et Gulliver, aussi étudiant du TNS, constatent « le potentiel de l’art de rue » :

« Notre performance n’est pas travaillée comme un spectacle classique, mais elles est très fougueuse, abordable, et elle suscite de fortes réactions chez le public. C’est notamment comme ça qu’on peut lutter avec l’art. »

Vers 17h45, les artistes mettent fin à l’événement et nettoient la place. En remballant, inspirés, certains imaginent déjà de futures performances, dans la même veine. Quant aux communards, leur mémoire résonne encore 150 ans plus tard.


#Palais Rohan

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