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Les adaptations de Didier Braun, producteur de lait alsacien, à la fin des quotas laitiers en Europe

L’UE a changé ma vie (1/4) – À un mois des élections européennes, premier épisode d’une mini-série sur l’impact de décisions de l’Union européenne sur la vie des gens. Didier Braun, producteur de lait en Alsace mesure très concrètement les répercussions des décisions prises à Bruxelles. Le jeune agriculteur revient sur la fin des quotas.

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Le rituel est toujours le même. Tous les deux jours, le camion-citerne d’Alsace Lait se gare dans la cour de la ferme de Didier Braun, à Hoffen, dans le Nord de l’Alsace. Quelques minutes plus tard, le mastodonte repart avec à son bord pas moins de 5 000 litres supplémentaires. Le fruit du travail d’une centaine de vaches, dont cet agriculteur de 35 ans s’occupe, aux côtés de ses parents et d’un autre salarié. Au total, chaque année, le quatuor produit environ un million de litres de lait. À côté, 100 hectares de champs sont cultivés, dont une vaste partie est dédiée au maïs. La moitié de cette production sert à nourrir les vaches.

Didier Braun a bien conscience d’évoluer au sein d’une filière sensible. Avant même de se lancer, celui qui a étudié au lycée agricole d’Obernai le savait : ce ne serait pas de tout repos et il lui faudrait faire preuve d’une capacité d’adaptation hors pair et d’une grande flexibilité pour se maintenir à flot. Il résume : « Dans ce boulot, rien n’est jamais facile. » Car depuis 50 ans, le secteur du lait n’a de cesse de connaître des évolutions. Et les politiques de l’Union européenne (UE), décidées par ses 28 États membres, n’y sont pas étrangères, au contraire.

Les vaches de Didier Braun produisent environ un million de litres de lait par an. (Photo CS/Rue89 Strasbourg/cc)

En 1984, un système de quotas laitiers à l’échelle européenne est mis en place. À cette époque, la production de lait (dont le prix est alors garanti) dépasse largement la demande en Europe. Concrètement, afin d’en finir avec la surproduction responsable des « lacs de lait » et des « montagnes de beurre », les pays membre de l’UE ne doivent plus dépasser un certain niveau de production. Quand Didier Braun a commencé à travailler dans l’exploitation de ses parents, ces quotas européens étaient toujours en place. Il se souvient :

« Il fallait vraiment faire attention à ne pas dépasser les quotas qui nous étaient attribués. Il ne fallait pas rigoler avec cela. Et c’est vrai qu’à des moments, on s’est senti vraiment limité. C‘est surtout difficile si on investit dans sa ferme, et qu’ensuite, on ne peut pas en tirer le plein potentiel. Mais, au fond, malgré ces contraintes-là, on savait qu’une telle répartition avait un intérêt collectif réel… »

Soulager le marché

Les quotas (initialement prévus pour cinq ans) n’ont finalement été supprimés qu’en 2015. On expliquait alors qu’il s’agissait cette fois de donner plus de flexibilité aux producteurs de lait pour leur permettre de répondre à une demande mondiale croissante, venue d’Asie et d’Afrique notamment. Mais en Alsace comme ailleurs, on a surtout craint que la fin des quotas ne rime avec une volatilité des prix.

Les quotas de lait en Europe ont été introduits en 1984 et ont perduré jusqu’en 2015. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

La filière, obligée de s’adapter aux fluctuations du marché mondial, est secouée, et évidemment, le prix du lait a baissé. Pour compenser, la Commission européenne achète du lait écrémé en poudre (le seul produit qui se conserve…) pour tenter de soulager le marché et soutenir les revenus des agriculteurs. Au total, entre 2015 et 2017, ce sont pas moins de 380 000 tonnes qui ont été stockées. Aujourd’hui, ce stock est quasiment entièrement écoulé. Surtout, de nouveaux outils pour prévenir les crises ont été imaginés à l’échelle européenne, au premier rang desquels un programme de réduction et de stabilisation de la production de lait. Il rémunère les producteurs du Vieux continent qui acceptent de réduire leurs volumes…

Il n’en reste pas moins que cette crise du lait post-quotas a fortement ébranlé les professionnels du secteur, qui craignent, aujourd’hui encore, de nouvelles secousses. Didier Braun explique :

« Moi, je ne fais pas de lait en poudre. Mais ça ne veut pas dire que si son prix se casse la gueule, je ne suis pas concerné. Car sur ce marché, tous les produits sont liés. À l’heure actuelle, ce qui m’inquiète particulièrement, c’est le Brexit. Le Royaume-Uni achète beaucoup de produits laitiers à la France. Si demain, ce marché se ferme, on va subir de plein fouet cette perte de débouchés. C’est le genre de choses qui, par ricochet, affectent toutes les régions – Alsace incluse. »

La citerne qui stocke le lait est vidée tous les deux jours. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

L’agriculteur fustige la logique de l’UE qui consiste à intervenir de moins en moins sur les marchés (les quotas sucriers ont aussi été supprimés). Selon lui, bien que des filets de sécurité existent, notamment quand les autorités européennes rachètent des stocks, « Bruxelles intervient plus tard » qu’auparavant, laissant les agriculteurs « livrés à eux-mêmes jusqu’à ce que la situation soit franchement intenable ». Et l’agriculteur de plaider :

« On ne pourra pas retourner au temps de nos parents où tout était archi-subventionné. Mais il ne faut pas non plus sacrifier l’agriculture européenne ! »

Au Parlement européen, à Bruxelles et à Strasbourg, Michel Dantin, membre du groupe conservateur du Parti populaire européen (PPE), est spécialiste des questions agricoles. Il réagit :

« Cet état d’esprit est tout à fait démonstratif de l’attitude française, qui est très différente dans les autres pays d’Europe. On attend beaucoup – voire tout – de la puissance publique, au niveau national comme au niveau européen. On attend d’elle qu’elle assure des protections. Mais cette nostalgie à l’égard des quotas n’a pas de raison d’être : cette forme de protection était plus théorique que réelle. La preuve, elle n’a pas empêché la crise du lait de 2009 ! »

50 milliards d’euros pour l’agriculture européenne

Didier Braun, aussi vice-président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA), à la tête de la section « lait. » Il a surtout à cœur de voir l’Europe porter un peu plus d’attention à son secteur :

« Si j’en crois mes quelques notions d’Histoire, l’Europe a été construite pour l’agriculture ! Le rôle historique de la politique agricole commune, c’est d’essayer de rémunérer les agriculteurs correctement, et de lisser le prix des denrées alimentaires. Or aujourd’hui, Bruxelles fait le choix de s’occuper d’autres choses. On sait que l’Europe veut lancer des politiques nouvelles, on parle par exemple beaucoup de la défense… Mais on sait aussi que les pays ne veulent pas mettre plus d’argent dans le budget européen, donc forcément, l’agriculture va en pâtir. Il est important que l’Europe ne perde pas de vue ses objectifs initiaux. »

Là encore, Michel Dantin trouve à y redire :

« Sur ces questions, il y a de grandes interrogations certes, mais aussi une très mauvaise information. Le budget de la politique agricole commune (PAC) est de l’ordre de 50 milliards d’euros par an. Le budget de la sécurité, lui, quand on parle d’une défense européenne, réclamera deux ou trois milliards par an, notamment pour financer des programmes informatiques de recherche. C’est sans commune mesure… »

Dans le prochain budget de l’UE (pour la période 2021-2027), qui est négocié actuellement, la part réservée à la PAC devrait néanmoins bel et bien est revue être à la baisse. La Commission européenne a ainsi proposé une baisse de 5% de cette ligne budgétaire, pour une enveloppe totale de 365 milliards d’euros.

Deux robots, que Didier Braun a acquis pour 350 000 euros, traient les vaches. Sur l’écran, l’agriculteur peut suivre le bon déroulé des opérations. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Tout en exposant ses griefs, Didier Braun jette un œil vers un coin de son étable où deux robots traient en continu les vaches, sans intervention humaine. À tour de rôle, les bêtes sont attirées par de la nourriture dans un sas où la machine vient aspirer leurs mamelles. Un ordinateur permet, si besoin, de surveiller le bon déroulement des opérations. Heure et avancée de la traite, composition du lait (le taux de matières grasses, notamment, peut varier), tout y est. Les robots ont coûté 350 000 euros. Sur ce montant, 100 000 euros devraient provenir d’aides à l’investissement – l’un des volets de la PAC. Mais là encore, l’Europe déçoit un tantinet Didier Braun :

« Cet argent-là, je n’en ai pas encore vu la couleur. Le retard pris dans les aides de la PAC est inadmissible. Je sais que ce n’est pas directement la faute de l’Europe, qu’en l’occurrence, les problèmes viennent plutôt de la France, mais quoi qu’il en soit, le résultat est là : on a l’impression qu’on est oubliés de tous, de Bruxelles aussi. »

Grâce aux aides de la PAC promises, Didier Braun fait construire un nouveau hangar pour les veaux. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

En attendant, Didier Braun a contracté des prêts, notamment pour construire un nouveau hangar qui, derrière l’étable, servira à accueillir les veaux. « On fait tous ça », témoigne-t-il, citant pêle-mêle le cas de plusieurs de ses confrères, à la tête d’autres exploitations aux alentours. Didier Braun remboursera ces emprunts quand il touchera les subventions qu’on lui a promises (qui sont co-financées au niveau européen et régional).

Bien loin de ces préoccupations, dans la cour de la ferme, l’un des deux chiens de Didier Braun jappe joyeusement. Il s’appelle Oslo, comme la capitale de la Norvège, l’un des rares pays d’Europe occidentale qui ne fait pas partie de l’UE. « Simple coïncidence », sourit son maître, avant de l’assurer :

« Les agriculteurs restent très pro-européens. Par les temps qui courent, il faut bien ! »


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