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Devenus patrons, des salariés du textile vosgien continuent de se battre contre le grand import

L’usine de tissage de Ferdrupt est un des derniers bastions du textile dans la région. Quand les salariés ont repris leur usine en 2014, certains observateurs jugeaient l’aventure hasardeuse. Cinq ans plus tard, ils sont toujours là. Mais même dans le haut de de gamme, il faut se battre contre la concurrence à bas prix.

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Des bureaux, une chaîne de production qui abrite une trentaine de métiers à tisser, et un hangar. Bienvenue dans le complexe textile de Ferdrupt, toujours là après des décennies de tempête. Anciennement propriété des tissages Kohler, les locaux ont été rachetés par la communauté de communes du Ballon des Vosges en 2015. Aujourd’hui, ils abritent deux sociétés distinctes : la Manufacture Textile des Vosges, spécialisée dans le tissage, adossée à la société Télatex qui fait du commerce de textiles.

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Depuis le redémarrage des métiers à tisser en 2015, Anne Orivel dirige la Manufacture. Cette ancienne cadre des tissages Lévêque dévoile le site de production, une trentaine de métiers à tisser traitent du lin ou du coton en y ajoutant le fil de trame qui dessine l’armure du tissu.

Dans les années 1990, le site employait 160 personnes. Aujourd’hui, ils sont une vingtaine. La Manufacture textile de Ferdrupt fait partie des quelques entreprises miraculées de la grande saignée des années 2000. Dans la région des Vosges, le textile a fourni plus de 50 000 emplois, principalement des femmes. Il n’en reste plus que 2 500.

Sauvetage in extremis en 2014

Des années fastes de l’industrie textile, Anne Orivel ne connaît que les récits des anciens. Elle a débuté en 2003 comme assistante commerciale aux tissages Lévêque de Saint-Maurice-sur-Moselle, à quelques kilomètres de là. Le naufrage du textile avait déjà commencé, mais il s’est brutalement accéléré un an après. Fin 2004, l’accord multifibre qui protégeait encore un minimum l’industrie textile européenne est caduque. Le GATT, ancêtre de l’OMC, avait consenti cette exception au libré-échange en 1974. Désormais, plus rien n’endigue les importations de textile asiatique. Il s’en est d’ailleurs fallu de peu pour que la carrière d’Anne Orivel dans le textile ne tourne court :

« Je devais me retrouver dans une charrette de licenciements. Au final, c’est une de mes collègues qui a pris ma place comme départ volontaire. Ça ne s’est pas joué à grand-chose. »

Ancienne cadre aux tissages Lévêque, Anne Orivel dirige la Scop depuis son redémarrage en 2015. (Photo Pierre Pauma / Rue89 Strasbourg / cc)

Les métiers de Lévêque cessent de tourner en 2013. Un an plus tard, c’est au tour de K. Industries, anciennement Kohler France Textile, de mettre la clé sous la porte. Deux offres de reprise se présentent. La première vient d’un entrepreneur étranger qui veut racheter les machines. La seconde vient de 10 employés emmenés par Guillaume Kohler, le descendant des fondateurs de l’entreprise Kohler Textile France, et Anne Orivel. Entre les aides à la création d’entreprise auxquels ont droit les licenciés et les économies de chacun, ils réussissent à mettre 300 000 euros sur la table. La communauté de communes les appuie en rachetant les locaux, l’activité peut reprendre en avril 2015. Plusieurs observateurs du microcosme textile ne donnent pas cher de leur peau. L’ancien gérant Guillaume Kohler reste au capital de l’entreprise, mais son initiale disparaît du nom de la société. K. Industries est morte, vive la Scop « Manufacture Textile des Vosges »

« Même en travaillant pour Air France ou Hermès, il faut rester compétitif »

Ils sont repartis à 12, ils sont désormais 20. La manufacture est parvenue à l’équilibre budgétaire dès 2018. Pari gagné ? Pas encore, estime Anne Orivel. La petite entreprise aimerait bien investir -il y a une chaudière à changer- et pourquoi pas verser de premiers dividendes à ses actionnaires-salariés. Dans un secteur où les salaires sont nécessairement bas (un peu plus d’un SMIC en moyenne) pour s’aligner sur la concurrence internationale, l’intéressement sur les bénéfices était une vraie carotte. Pour l’instant, personne n’y a goûté. Même avec un carnet de commande bien garni, les bénéfices restent maigres.

« Le problème, c’est que le tissage intervient relativement tôt dans le processus de fabrication : on est les sous-traitant des ennoblisseurs, qui eux-mêmes travaillent pour les confectionneurs… Chacun veut prendre sa marge. Même quand on travaille pour de grandes maisons comme Hermès ou Air France, il faut proposer les prix les plus bas possibles. Même si le prix du tissu est dérisoire dans le prix final du vêtement, le client préfèrera économiser un euros sur le mètre de tissu importé. »

De la dégringolade des années 2000 jusqu’à aujourd’hui, une petite musique de fond ne s’est jamais arrêtée : le salut viendra de l’innovation, notamment dans les textiles techniques. Tissus imperméables, respirants, ignifugés, amincissants, connectés, pourquoi pas les cinq à la fois… Mais l’innovation est coûteuse, et ne protège pas non plus de la concurrence. La Manufacture textile des Vosges reste sur son cœur de métier : le linge de maison, qui constitue encore 60 % de son chiffre d’affaires. Les tissus pour l’habillement et les textiles techniques se partagent le reste.

Ce savoir-faire bientôt bicentenaire n’est pas seulement menacé par la concurrence féroce. Les années 2020 seront aussi celles d’un changement de génération. Anne Orivel voit arriver des départs à la retraites d’ouvriers compétents et qu’il faudra remplacer sans pouvoir promettre beaucoup plus que le SMIC.

Chaque commande compte

C’est le cas de Michel, 37 ans de boite. Il n’en a plus que pour quelques mois à inspecter le tissu qui sort des machines avant de le conditionner pour l’envoi. S’il y a une chose qui a changé, c’est le volume et la variété des commandes honorées :

« Dans le temps avec 30 machines, on produisait une à deux sortes de tissu. C’est terminé tout ça. Aujourd’hui, on a trente machines, et presque autant de tissus différents qui sortent. »

Michel, 37 ans de textile et du tissu par kilomètres au compteur.

La manufacture a dû changer de stratégie. Certes, elle a toujours ses gros clients. Une dizaine d’entreprises constituent 70 % de son chiffre d’affaires, dont 25 % qui viennent de Télatex, la société commerciale de Guillaume Kohler. Mais désormais, il faut se battre pour chaque marché et accepter aussi les commandes aux volumes plus modestes – à partir de 500 mètres – notamment pour les petites séries ou l’édition de textile. L’entreprise peut se piquer de tisser sur mesure pour des clients prestigieux ou des créateurs qui se lancent. Est-ce que ça rapporte ? C’est une autre question, comme l’explique Anne :

« On nous demande parfois de créer un tissu de toutes pièces, mais toujours à des prix compétitifs. C’est compliqué d’expliquer à un client que sur une très petite commande où il nous faut partir de zéro, on ne pourra pas lui faire un prix au mètre aussi avantageux que s’il commandait 10 000 mètres d’un coup. »

Mais la manufacture n’a pas le choix : l’ogre asiatique ne laisse que des miettes. Au made in France les essais de tissus en petites quantités, au grand import les grosses commandes qui permettent de marger, même à très bas prix. Michel ne se fait pas trop d’illusions sur sa capacité à rivaliser avec le grand import :

« Quand je vais chez des clients, je les vois les palettes qui arrivent du Pakistan. Même chez les clients vosgiens, on représente une toute petite partie de leurs commandes. »

Le lin, nouvel espoir du « made in France » ?

Huit ans après un ministre de l’Industrie qui donne sa meilleure pose dans une marinière « Made in France » et neuf ans après la création du label « Vosges Terre Textiles », le message ne passe que difficilement. Impossible de battre l’Asie du Sud-Est, le Pakistan ou la Turquie sur les prix. Anne le sait, c’est un combat à armes inégales :

« Si au moins on imposait au grand import les normes environnementales qui nous sont imposées, ou bien si on lui faisait payer une compensation, ce serait déjà plus équitable ! »

Si l’argument du soutien à l’économie locale ne trouve pas grâce aux yeux du consommateur, il reste celui de la filière courte. Parmi les matières que travaille la Manufacture, il y a le lin. La France reste le premier producteur mondial de cette fibre moins gourmande en eau que le coton, mais expédie sa matière première par conteneurs entiers à l’étranger, quitte à ce que le fil soit réimporté ensuite. La Chine a d’ailleurs tenté de mettre en place sa propre culture de lin, sans succès. En revanche à moins de 100 kilomètres de la vallée de la Moselle, le groupe Emanuel Lang vient de rouvrir une filature de lin. Une activité qui avait complètement disparu en France. Une filière maîtrisée à 100% en France ? Anne Orivel ne demande que ça.

« Le retour de la filature en Alsace est une étape importante. Si on veut y arriver, il faudra réussir à faire sortir un nombre suffisamment important de personnes de la logique du prêt-à-jeter, les convaincre que ça vaut le coup de mettre le prix dans une pièce qu’ils garderont pendant des années… Et il faudra développer nos propres atouts. Pas se contenter de copier les recettes chinoises en apposant une étiquette Made in France. »

Aujourd’hui largement importé, le fil de lin pourrait revenir (Photo PP)

Covid : le mirage des masques

Le made in France et le raccourcissement des filières. Deux strophes qui sonnent bien dans la sonate du « monde d’après ». Mais du discours à la réalité, il y a parfois un gouffre dont les manufactures alsaciennes et vosgiennes ont pu faire l’amère expérience.

La crise du coronavirus a brutalement coupé la dynamique de la Manufacture. L’entreprise avait commencé 2020 avec un carnet de commandes plein et l’espoir de faire plus que survivre. Raté. L’entreprise a dû souscrire à un prêt garanti par l’État (PGE). Après deux cas de Covid et 15 jours de fermeture, la reprise a eu lieu assez rapidement. La manufacture avait suffisamment de commandes antérieures à la crise à honorer pour ne pas se consacrer pleinement à la production de masques. Un choix heureux, car plusieurs entreprises de la région ont opéré cette conversion à marche forcée avec un résultat incertain.

Comme en Alsace, la filière textile des Vosges a été mise à contribution : pression de la Préfecture, mobilisation de fournisseurs, et une attente qui semblait interminable pour obtenir l’homologation. Malgré la commande publique, plusieurs entreprises se sont retrouvées avec des invendus sur les bras. Anne Orivel se retrouve bien avec quelques mètres de tissus destinés aux fameux masques sur les bras, mais elle relativise :

« Nous étions déjà très occupés avec nos commandes d’avant-crise, donc nous ne nous sommes pas convertis à 100% en fabrique de masques. Et heureusement ! Il y a des usines qui ont embauché du personnel jusqu’en juin, investi dans des machines… Et qui ne peuvent rien en faire car la demande ne suit pas ! »

Une rentrée incertaine

Quid des prochains mois ? Anne Orivel note qu’une bonne partie des enseignes qui déposent le bilan sont celles qui passaient essentiellement par le grand import (La Halle pour n’en citer qu’une). Comme chaque été, l’usine va se mettre en pause. La rentrée commencera avec le salon du made in France à Paris, qui sera l’occasion de démarcher de nouveaux clients. Mais est-ce qu’Air France commandera des housses de coussin ? L’hôtellerie et la restauration auront-elles besoin de nappes et de draps ? La dirigeante de la Manufacture arrive encore à en rire. Ce n’est pas comme si c’était la première tempête qu’elle affrontait :

« On nous dit que c’est la crise et qu’il va falloir sortir les rames. Mais nous en 20 ans, on ne les a jamais rangées ! »


#économie

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