Redécouverte
Cela faisait bien longtemps que je n’avais moi-même franchi les portes de ce musée. J’ai été frappée par le foisonnement des objets, et aussi par leur caractère quasi ésotérique. Pour une non-spécialiste, nombre d’artefacts paraissent bien mystérieux : symboles peints, poutre sculptée rappelant irrésistiblement un totem tribal, manifestations de la superstition dans la religion et la vie quotidienne, articles à la fonction incompréhensible sans l’aide du cartel. De plus, la tradition alsacienne se caractérise par une forte propension à « dédicacer » les objets, en particulier les meubles. On y lit des dates, des noms, parfois des occasions (baptême, mariage, …) qui incarnent leurs anciens propriétaires. Ce que Walter Benjamin nomme l’aura règne ici : les fantômes sont cachés dans les boiseries.
Dans ce vaste inventaire, six designers ont choisi ce qui leur paraissait à la fois emblématique et adaptable à la vie moderne. Ils ont ensuite établi leur atelier dans des lycées professionnels de la région pour y collaborer avec les élèves. L’exposition présente aussi d’autres pièces contemporaines réalisées dans le cadre de concours, de collaborations avec des artisans, ou simplement d’après l’inspiration alsacienne du designer.
Les poncifs s’adaptent à l’époque
L’objet qui a suscité le plus de réinterprétations est la chaise. Les pieds divergents et légèrement en fuseau (oui, comme dans les années 50) sont caractéristiques du mobilier alsacien et, dans la majorité des cas, subsistent dans la version 2014. Le fameux dossier sculpté, si pittoresque mais tellement inconfortable, est lui transformé.
La chauffeuse en métal réalisée par le collectif strasbourgeois V8 et des élèves du lycée Louis Marchal (Molsheim) déploie un vaste dossier accueillant inspiré de la forme des coiffes à grandes oreilles. Dommage qu’on ne puisse pas vérifier par soi-même son confort. Se vautrer dans un siège moelleux est d’ailleurs un concept moderne : les intérieurs des gens simples, jusqu’au début du XXe s., ne disposaient que rarement de canapés et de fauteuils, et la notion même de living room a été importée des Etats-Unis après la 2nde Guerre Mondiale. En Alsace, c’était plutôt dans la stub qu’on se détendait… mais nous y reviendrons.
Le moule a kougelhopf a évidemment été source d’inspiration aussi : tantôt il devient lampe imprimée en 3D (on aurait aimé la voir allumée), tantôt il se divise et se multiplie pour donner une barre de « mini-kougs » … où l’on pourrait voir l’attrait pour le ludique de notre époque, jusque dans la nourriture, et aussi son individualisme. Dans l’écart entre l’objet-référence et le nouveau, le designer projette sa perception des changements dans les modes de vie.
Mais parfois, ce sont les matériaux qui sont vecteurs de réinterprétation : ainsi la bouillotte que Sonia Verguet a réalisée avec le lycée du Haut Barr (Saverne) présente l’aspect d’un coussinet matelassé en latex. Si l’objet a un aspect brut de prototype, il est sans nul doute plus fonctionnel et plus sûr que les deux chaufferettes à braises entre lesquelles il est malicieusement placé.
Le design, un double regard
Le design a donc l’infini mérite de questionner les objets usuels selon plusieurs axes : le besoin et le superflu, les matières premières, les modes de fabrication, l’esthétique, … La discipline s’est développée conjointement à la fabrication en série : avant la révolution industrielle, chaque artisan était designer. De même, la question des « éco-matériaux » n’était pas encore posée. Aujourd’hui, le design se retourne vers l’artisanat et contribue à remettre en valeur des savoir-faire en voie d’oubli.
En témoigne ce workshop réalisé aux poteries de Soufflenheim et de Betschdorf avec les étudiants en arts appliqués du lycée Le Corbusier (Illkirch-Graffenstaden) : il en résulte des objets plus ou moins nouveaux (tampons à bredele, cuit-vapeur, verre à vin chaud), remixés dans le fond et dans la forme, qui donnent envie de cultiver un attachement à la production locale même si on ne cuisine jamais de baeckeoffe.
Inscrire le design dans l’artisanat d’aujourd’hui
Les designers qui sont allés à la rencontre des lycéens ont joué le rôle de liant entre leur propre discipline, la tradition et les techniques actuelles. Sonia Verguet, l’une des designers à l’origine du projet, témoigne :
« Un designer ne fait rien sans artisans : il conçoit uniquement, il ne fabrique pas les objets, les deux sont donc complémentaires. Les jeunes ont un niveau technique extraordinaire. Mais j’ai aussi constaté une lacune dans la culture du design. La plupart n’y connaissaient rien ou pas grand-chose… C’est encore la vieille école, les établissements professionnels ont souvent du mal à mettre leur pratique au goût du jour. Hors on ne doit pas séparer la pratique de l’esthétique contemporaine au risque de voir se perdre les traditions artisanales: l’adaptation est la clé pour les faire perdurer ».
L’intervention de designers leur a permis de s’ouvrir sur leur époque et d’initier une curiosité esthétique. Si les débuts ont parfois été difficiles, les élèves étaient très contents lors de la visite de l’exposition.
Celle-ci se termine par une pièce aménagée en forme de gentille provocation : la Stub recontituée du début du XXe s. présente quelques remplacements en provenance de l’autre côté du design, celui que tout le monde connaît et achète : IKEA. On aime ou pas, mais cela a le mérite de faire cogiter ! Préférez-vous le neuf ou l’ancien, le durable ou l’éphémère, l’unique ou le fabriqué en série ? Qu’est-ce qui restera du mobilier des années 2010 ?
Pour ma part, j’ai trouvé les éléments IKEA plutôt bienvenus dans cette pièce sombre et chargée, et les quelques coins douillets indispensables au salon sont ajoutés. Les visiteurs sont invités à consigner leurs impressions et leur propre rapport à l’aménagement dans un formulaire. Preuve qu’ils se sentent concernés, plus de mille questionnaires ont été recueillis à ce jour… Les résultats bientôt sur la page Facebook du Musée.
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