En ce froid dimanche de mars, un attroupement se remarque dans les rues de Schirmeck. L’assemblée hétéroclite écoute avec attention un groupe de collégiens, qui lisent des textes à voix haute, les épaules serrées les uns contre les autres. Est-ce la solennité de l’instant ou l’heure matinale qui brouille les caractères et les rend durs à déchiffrer ? Les voix tremblent un peu, alors qu’elles rendent hommage à Ernestine Weil, née Woog.
À Schirmeck, des pavés pour Ernestine, Fernand et Marcel
Cette enfant de la ville vivait ici, au 167, Grand’rue. À 74 ans, elle a été arrêtée et déportée à Drancy, où elle mourra. Elle devait ensuite être emmenée avec d’autres déportés juifs vers Auschwitz. Finalement, après presque 80 ans, la voici de retour à la maison : un pavé de mémoire attire désormais le regard des passants devant sa dernière adresse.
Le souvenir de deux autres habitants de la ville a été marqué plus tôt, place du 17-Novembre. Fernand Lévy et Marcel Alexandre, son oncle, juifs tous les deux. En 1940, ils avaient trouvé refuge en Dordogne, c’est là-bas qu’ils ont été raflés, puis fusillés par la division Brehmer en mars 1944. Ils avaient 36 et 57 ans.
Les pavés de mémoire ou « Stolpersteine » sont de plus en plus nombreux en France. Ces cubes de béton de 9,6 cm de côté sont recouverts d’une plaque de laiton qui brille, où l’on peut lire une inscription qui honore la mémoire d’une victime du nazisme. À l’origine de cette initiative : dans les années 1990, un artiste allemand, Gunter Demnig souhaite commémorer le souvenir de ces victimes en marquant leur ancien domicile ou lieu de travail ou d’études. Encastrés dans le sol, ils sont destinés à « faire trébucher » le passant, la traduction littérale de stolpe : il faut encore buter sur cette histoire douloureuse pour ne pas oublier.
Tout le monde connaît bébé Berr
Les trois pavés de Schirmeck ont été posés à l’initiative de l’association Stolpersteine France, créée en 2015 par Christophe Woehrlé, historien. Associer des élèves à cette démarche est essentielle et systématique, selon ce professeur au collège du Stockfeld, qui a posé les premiers pavés alsaciens en 2017 :
« À Muttershotlz, où 27 pavés sont installés, la mémoire est entretenue par les élèves de CM2 qui les polissent deux fois par an : il ne s’agit pas juste de poser, mais de faire durer la mémoire dans le temps, c’est une démarche très concrète. Là-bas, avant 2017, personne ne savait que des Juifs vivaient dans la ville, aujourd’hui tout le monde connaît « bébé Berr » (un des enfants de la ville déporté à Drancy puis à Auschwitz où il meurt à 3 ans ), des cailloux et des fleurs sont déposés régulièrement autour de son pavé. »
Un projet qui intéresse et motive les jeunes collégiens
Les élèves ne sont pas juste présents pour l’installation, mais entreprennent auparavant tout un travail de reconstitution des biographies et des évènements. Une façon de s’approprier l’histoire de son pays, de sa région et de sa ville, douloureuse mais nécessaire, selon Cyriak Batlo, enseignant d’histoire et de LCR (Langue et culture régionale) au collège de la Haute-Bruche à Schirmeck.
Ce sont ses élèves qui ont travaillé autour des trois pavés posés ce dimanche. Cette approche, très concrète, est bienvenue vu le vaste programme de troisième estime l’enseignant : « Je suis très fier d’eux », admet-il dans un sourire en soulignant que certains élèves peu motivés habituellement en histoire, se sont vraiment investis dans ce projet. C’est le cas de Sarah, 14 ans, qui travaillé sur la biographie d’Ernestine Weil :
« C’est le passé de la France et de Schirmeck. J’ai des lacunes en histoire. Depuis ma première année de collège, je n’y arrive pas. Là, j’ai travaillé parce que ça m’a demandé une implication personnelle, et ça m’a aussi permis de mettre un visage sur des dates. »
Recherches historiques rigoureuses
À Strasbourg et dans l’Eurométropole, c’est une autre association qui pose ces pavés : Stolpersteine 67. Jusqu’à sa création en 2019, la collectivité ne voulait pas poser de Stolpersteine, notamment à cause de l’opposition du Consistoire juif de l’époque (on y reviendra dans l’épisode 2, NDLR). Aujourd’hui, 150 pavés existent dans l’EMS, dont 70 à Strasbourg, la plupart pour des citoyens juifs, mais d’autres victimes des nazis seront bientôt honorées.
Là aussi, le projet pédagogique est un socle de la démarche, comme le revendique Richard Aboaf, chargé de l’action culturelle à l’école ORT de Strasbourg, et à la tête de Stolpersteine 67 qui a impliqué en tout plus de 900 élèves. Parmi eux, des classes du lycée professionnel Oberlin de Strasbourg :
« L’évocation de millions de victimes a un côté inconcevable, alors que retracer des trajectoires familiales et individuelles permet d’incarner ces drames. Lorsqu’on rencontre des photos, des détails biographiques : c’est une approche particulière. »
Le travail des élèves répond à des critères exigeants, c’est l’autre caractéristique de cette initiative telle qu’elle est mise en place dans la région. Il faut notamment une recherche rigoureuse, qui puise dans les sources historiques ainsi qu’un épluchage des archives. Les informations sont ensuite recoupées entre elles. L’appel aux familles – lorsqu’il y a des descendants –, ou à la communauté, est aussi utilisé.
Audrey Kichelewski est maîtresse de conférence en histoire contemporaine à l’Unistra et membre fondatrice de Stolpersteine 67. Dès le départ, elle a voulu associer des étudiants de licence au projet.
« Cela les passionne : c’est souvent la première fois qu’ils se plongent dans des sources, des archives. Et puis c’est une démarche ”appliquée”. Les étudiants voient quelques mois plus tard se concrétiser leurs travaux. C’est émouvant, ils réalisent que l’histoire n’est pas juste le savoir mais sert concrètement à quelque chose. »
Ces étudiants accompagnent les lycéens et collégiens, un premier pas aussi vers le métier d’enseignant que certains d’entre eux choisiront, souligne également Audrey Kichelewski.
« Boucler la boucle »
En 2019, alors qu’il est élève en Bac pro vente au lycée Oberlin, Nathan Tardiva voit arriver sur sa table un épais dossier de l’office des biens et des intérêts privés aux archives départementales (OBIP). Le jeune homme de 15 ans mesure que la tâche ne sera pas facile. Il s’agissait, pour sa classe – encadrée par la professeure d’histoire géographie et de lettres Fazia Dergam – de retracer les spoliations des commerces juifs strasbourgeois.
Dans cet épais classeur, les documents sont en allemand, et tout est consigné. Nathan Tardiva raconte :
« On cherchait le mot “jude” qui était mentionné, puis on notait les infos clés. Ensuite, pour savoir ce qui était arrivé au commerçant, on croisait avec les données du mémorial de Yad Vashem, on s’est aussi rapproché de la communauté juive pour faire appel à leurs connaissances, et aux familles. »
Ce projet de classe va durer trois années durant. Les élèves découvrent que dans certains cas, les commerçants survivant ont pu récupérer leur bien. Le dossier est alors plus épais et complété de pièces en français. Et pour les jeunes lycéens, le travail de fourmi commence : recoupement et croisement des sources. Une quête qui a passionné Nathan Tardiva, dont l’intérêt pour la période avait été éveillé par les jeux vidéos et le cinéma.
« Au début, on a du mal à réaliser, et puis peu à peu en découvrant les détails, on mesure que c’est réel, et là c’est terrible. Au bout d’un moment, quand on fait face à cette pile de documents de 10 cm ou plus, il y a cette envie de savoir qui ne nous lâche plus : on veut aller au bout, comprendre ce qui s’est passé, boucler la boucle. »
Le projet, qui s’est clôturé en 2022, a été ponctué d’expositions, de rencontres avec des historiens comme Tal Brutmann, ou des rescapés des camps. Parmi elles : Ginette Kolinka ou Simone Polak, qui vit aujourd’hui à l’Esplanade. Pour ce groupe-là, le voyage à Auschwitz prévu a dû être annulé pour cause de COVID (2020), puis de guerre en Ukraine (2022), mais l’aventure a été marquante tout de même. Et les pavés seront posés en 2024 avec l’association Stolpersteine 67.
C’est aussi toute une histoire du centre-ville de Strasbourg qui a émergé pour Nathan et les autres : les commerçants juifs étaient orfèvres, fourreurs, bonnetiers, menuisiers, antiquaires…
« Connaître ces destins fait prendre une autre tournure à cette période de l’histoire, et puis c’est connaître notre ville aussi. Maintenant, je vois ces plaques sur mon chemin et je sais ce que c’est. J’en ai parlé à ma copine. Mes parents n’étaient pas au courant de ce qu’étaient ces pavés, je leur ai expliqué. »
Fazia Dergam a déjà mené d’autres projets en lien avec la mémoire des victimes nazies. Elle aime les faire plonger dans les archives pour qu’ils assemblent peu à peu les pièces du puzzle.
« Confronter les élèves aux sources premières, non seulement cela donne vie à des histoires oubliées mais avec ces documents entre les mains, c’est impossible de dire que c’est faux, que ça n’a pas existé, comme le prétendent les fake news, les théories du complot ou encore des posts antisémites. J’aimerais faire de ces élèves des passeurs de mémoire. Certains sont avec moi pendant trois ans, que reste-t-il des connaissances qu’on leur transmet à la fin ? Avec ce projet, ils prennent l’Histoire en pleine face. S’il peuvent en retenir quelque chose, c’est déjà gagné. »
Retracer le passé
Le rôle de passeur n’est pas juste une formule. Les liens avec les familles, ceux entre les générations se font par l’intermédiaire de ces poses de pavés. Les descendants, lorsqu’ils existent, sont systématiquement contactés et consultés sur leur volonté de voir aboutir le projet. André Marx, petit neveu d’Ernestine Weil, était présent à Schirmeck ce dimanche 26 mars. Il en savait très peu sur sa grande tante. Et était très ému de voir où elle avait vécu :
« C’est important de redonner vie à ces personnes qui l’ont perdue de manière très cruelle. Et cela compte que ce soit des collégiens de 14 ans de cette ville qui retracent ainsi le passé de ces Schirmeckois, morts parce qu’ils étaient Juifs ».
Le lien entre les générations se fait parfois de manière inattendue au détour de la pose. C’est le cas pour Christophe Woehrlé qui, à l’occasion de recherches, a appris à sa grand-mère d’Herrlisheim près de Colmar, le destin terrible de son amie d’enfance, expulsée en Belgique en 1940, qu’elle imaginait avoir poursuivi sa vie, grandi et vieilli là-bas. Elle ignorait que la jeune fille était morte en déportation à Auschwitz.
Lorsqu’il vient combler des histoires familiales émaillées de non-dits, le passage de relais que représentent les Stolpersteine prend tout son sens, comme l’explique aussi Richard Aboaf faisant référence à son propre vécu. Son père, qui est né et avait grandi en Tunisie, ne lui avait jamais vraiment parlé de la tragédie familiale :
« J’ai appris tardivement que la sœur aînée de mon père et son mari avaient été déportés de Tunisie en janvier 1943 d’abord à Naples puis à Auschwitz. En 1944, ses trois petites filles et les grands parents ont été également déportés de Corfou à Auschwitz. Ils y sont tous morts. Mon père en parlait peu : c’était sa façon d’être résilient. La transmission est très importante, je suis touché par l’implication de ces jeunes. »
Dans le prochain épisode de cette série : pourquoi ce projet lancé au milieu des années 90 en Allemagne a tardé à prendre en France ? Comment expliquer que certaines villes refusent encore la pose de Stolpersteine ? Pourquoi des pavés, quand des monuments ou des mémoriaux existent ?
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