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Décès d’un livreur à vélo à Strasbourg : des travailleurs constamment exposés aux risques d’accident

La mort d’un livreur à vélo, mardi 28 septembre 2021, au Port-du-Rhin, rappelle la vulnérabilité de ces travailleurs. Les conditions dans lesquelles ils effectuent leurs livraisons augmentent significativement le risque d’accident. À Strasbourg, les livreurs Uber Eats ou Deliveroo le confirment.

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Il est 15h10, mardi 28 septembre, lorsque Romain, livreur à vélo, se fait percuter par une Mercedes, en sortant d’une entreprise située au Port-du-Rhin à Strasbourg. L’homme de 31 ans a succombé à un arrêt cardio-respiratoire. Autrefois livreur pour des plateformes de livraison telles qu’Uber Eats ou Deliveroo puis Kooglof, Romain avait fait le choix de travailler pour Tomahawk Bike Messenger, une société strasbourgeoise qui salarie ses coursiers. « Prudent » selon ses proches, son décès démontre la vulnérabilité de ces travailleurs, même des plus vigilants.

Abozar, coursier pour Deliveroo, s’est blessé à la main lors d’une livraison à vélo. Il a été renversé par une voiture. Photo : MB / Rue89 Strasbourg / cc

« Des accidents se produisent souvent, ça fait partie du job »

Pour Abozar, coursier à vélo pour Deliveroo, « des accidents se produisent souvent, ça fait partie du job ». Cet Afghan de 25 ans a quitté son pays, sa maison et sa famille pour fuir les talibans il y a trois ans. Arrivé en France, sans papiers, Abozar voit dans cette activité son « seul moyen de travailler honnêtement ». Alors, il enchaîne les commandes. Rencontré rue des Grandes-Arcades, à côté de la place Kléber, il patiente devant le Five Guys. L’attelle qu’Abozar porte à la main droite témoigne d’un accident passé :

« J’ai été renversé par une voiture alors que je traversais au feu vert. Depuis, j’ai mal au poignet quand je livre, notamment quand ça secoue sur les pavés. Mais je ne peux pas m’arrêter de travailler, sinon je n’ai plus de revenus. Je dois faire avec. »

Si le conducteur s’est arrêté pour lui proposer son aide, Abozar a préféré se débrouiller afin de ne pas « avoir de problèmes ». Il est loin d’être le seul à être entré en collision avec une voiture. Rencontré au même endroit, Émile (prénom modifié) – qui travaille également pour Deliveroo – raconte : « Une voiture m’a grillé la priorité puis m’a percuté il y a quelques mois. J’ai dû aller à l’hôpital. Heureusement, j’ai pu reprendre assez vite. »

Il n’existe pas de données précises sur l’accidentologie spécifique de ces livreurs à vélo. En revanche, il y a des chiffres sur les accidents cyclistes relevés à Strasbourg en 2020. Sur 98 accidents de cycliste, 82 impliquent également une voiture. L’automobiliste est « présumé responsable » dans 51 de ces cas, selon la Ville de Strasbourg.

Les livreurs à vélo doivent slalomer entre les passants, notamment dans les rues piétonnes à l’instar de la rue des Grandes-Arcades, dans le centre de Strasbourg. Photo : MB / Rue89 Strasbourg / cc

« Gérer le vélo, la commande, le GPS… on n’y arrive plus ! »

Les automobilistes ne sont pas les seuls usagers de la route à être impliqués dans des accidents avec des livreurs à vélos. Sur les places, avenues et rues les plus fréquentées de la ville, à l’image de la place Kléber, les conflits d’usage avec les piétons se multiplient. Amir (prénom modifié), étudiant en troisième année de licence gestion et économie et livreur pour Deliveroo détaille : 

« Il faut slalomer entre les gens. On fait le maximum pour les esquiver mais quand tu dois gérer ton vélo, la commande, le GPS en même temps… Parfois, tu n’y arrives plus ! J’ai eu quelques frayeurs mais pas encore d’accident. »

Pour accepter une commande, les livreurs à vélos disposent de 30 secondes sur Uber Eats et de 1 minute et 40 secondes sur Deliveroo. Un temps où ils doivent estimer si la commande est rentable. Par exemple, les livreurs évitent les commandes dans les restaurants qui mettent du temps à les préparer. Sur le chemin du retour, « à vide », les livreurs ne gagnent pas d’argent. C’est à ce moment-là qu’ils peuvent se rendre compte si un tel trajet est intéressant financièrement.

En arrêt de travail, mais… au travail

Parfois, l’incident est inévitable. Salif, également livreur pour Deliveroo, a dû arrêter de travailler plus de deux mois après un accident :

« Une petite fille a surgi devant moi rue des Grandes-Arcades, j’ai préféré tomber plutôt que de blesser un enfant. Je me suis fracassé le bras par terre ! Les gens circulent n’importe comment, ils marchent sur les pistes cyclables avec leurs yeux rivés sur leur téléphone… »

Ces nombreux accidents sont souvent les conséquences, directes ou indirectes, des conditions de travail imposées par les plateformes de livraison. Mehdi, coursier depuis plus de deux ans pour Deliveroo, sature :

« Ce travail, c’est de l’esclavage ! Il faut courir après les commandes, aller vite tout le temps, et satisfaire tout le monde. C’est ce qui a provoqué mon accident. En voulant faire vite, je suis tombé sur mon pied au parc de l’Étoile. J’ai dû arrêter ma livraison pour aller à l’hôpital faire des radios. Le médecin m’a dit d’arrêter de travailler pendant 10 jours. J’ai dû reprendre au bout d’une semaine alors que j’avais encore mal parce que je n’avais pas le choix, je n’ai pas d’autres source de revenus. Il ne faut pas se mentir, les accidents arrivent parce qu’on travaille dans de mauvaises conditions. On est payé des miettes alors on va toujours plus vite pour prendre un maximum de commandes. C’est angoissant et stressant. » 

Certains livreurs à vélo s’équipent de vélos électriques, parfois débridés. Photo : MB / Rue89 Strasbourg / cc

« On ne respecte pas toujours le code de la route pour ne pas perdre de temps »

Des conditions de travail qui se sont largement dégradées depuis l’installation de ces plateformes de livraison à Strasbourg, au début de l’année 2016. La zone à couvrir s’est agrandie, du périmètre de la Grande-Île à un territoire qui s’étend désormais de Vendenheim au nord, à Illkirch-Graffenstaden au sud, jusqu’au port du Rhin à l’est et Wolfisheim à l’ouest.

De plus, les courses sont moins bien rémunérées. En 2017, la tarification fixait la rémunération de toutes les courses à 5 euros, peu importe la distance à parcourir. En 2021, une course rapporte entre 2,63 euros pour les plus courtes et 8 euros pour les plus longues. Tristan (prénom modifié), livreur Deliveroo et Uber Eats, explique :

« Lorsque je calcule la moyenne de mes courses sur une journée, je me rend compte que je gagne entre 3,50 et 4 euros par trajet, soit 20 à 30% de moins qu’avant. Alors je rentabilise au maximum mon temps ».

Pour rentabiliser ce temps, tous les moyens sont bons. Paul, ancien livreur pour des grandes plateformes de livraison, affirme :

« C’est simple, on ne respecte pas toujours le Code de la route pour ne pas perdre de temps. Les feux rouges, s’il n’y a pas de policiers en vue, je passe. J’ai parfois pris des pistes cyclables à contresens, des trottoirs, etc. J’ai même déjà vu un livreur prendre une portion d’autoroute… » 

Des semaines de 80 heures

Le temps de travail des livreurs à vélo influe aussi sur leurs capacités à éviter des accidents. Lorsque la fatigue s’installe, avec des semaines de 80 heures et des journées de 11 heures, « le cerveau se met en mode automatique et on peut faire des fautes d’inattention ». Pour Pierre, prénom modifié, « l’accident, ou du moins la frayeur, est inévitable. J’en ai au moins deux par semaine. Souvent en fin de tournée, quand on se dit qu’on peut se relâcher. »

L’arrivée de nouveaux véhicules motorisés augmente la gravité des accidents. Les vélos électriques peuvent être débridés pour aller jusqu’à 50 voire 60 kilomètres par heure. Ils ne sont pas autorisés à circuler sur les espaces cyclables. À cela, s’ajoutent les trottinettes électriques, les scooters, voire quelques voitures. Florent (prénom modifié) détaille :

« Il y a quelques mois, un livreur s’est explosé la tête en glissant avenue de Colmar alors qu’il roulait en trottinette électrique. En plus d’une fracture au coude, il a eu un point de suture et a gardé une belle cicatrice au visage. Il a dû être arrêté huit semaines mais n’a été indemnisé par sa plateforme que pendant un mois. Le pire, c’est que lorsque tu signales ce genre d’accident, la société de livraison demande souvent si la commande a été endommagée avant de savoir si tu vas bien… Plusieurs histoires comme celle-ci circulent parmi les livreurs. Simplement, ça ne s’ébruite pas. » 

Florent conclut en assurant qu’il « est clair que la plupart des gens n’accepteraient pas de telles conditions de travail ». 

Les timides actions d’Uber Eats

Sollicité pour un entretien, la société Uber Eats a répondu qu’elle « n’a pas pour habitude de transmettre ces chiffres » et a renvoyé vers des « éléments de contexte généraux ». Depuis 2018, l’application prévoit « un bouton d’urgence pour appeler le 112 directement ».

En outre, Uber Eats assure avoir mis en place depuis novembre 2019, un programme qui inclut des « ateliers d’information et de sensibilisation » ou des vidéos à visionner pendant l’inscription. La société Deliveroo, elle, n’a pas répondu à nos questions.


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