Huit ans après l’échec du référendum de 2013, Haut-Rhin et Bas-Rhin se regroupent, avec cependant bien moins de pouvoirs que le prévoyait alors la « Collectivité unique d’Alsace ». Il aura fallu la fusion des régions d’Alsace avec la Champagne-Ardenne et la Lorraine en 2016 pour créer cette volonté d’union dans la classe politique alsacienne, face au Grand Est.
Réponse au désormais célèbre « désir d’Alsace » consacré par le préfet Jean-Luc Marx en 2018, la Collectivité européenne d’Alsace (CEA) est l’outil institutionnel des gouvernements d’Emmanuel Macron pour contenter la droite alsacienne. Et aussi la diviser.
Une ligne de fracture dans la droite alsacienne
La conséquence la plus visible de ce « super département » est pour le moment politique. Au gré des recompositions, la droite alsacienne se trouve éparpillée entre une fraction légitimiste qui a rejoint la majorité présidentielle et plusieurs courants chez « Les Républicains ». La ligne pro-gouvernement est incarnée par la ministre déléguée à l’Insertion et toujours vice-présidente du Haut-Rhin, Brigitte Klinkert, mais aussi les députés Olivier Becht et Antoine Herth ou le sénateur Ludovic Haye, du micro-parti Agir.
Chez « Les Républicains », on retrouve d’un côté des défenseurs de la Région Grand Est et de son président Jean Rottner. Face à eux, des élus LR s’enthousiasment pour la CEA. Le président du Bas-Rhin, Frédéric Bierry (LR) voit ainsi une « capacité à agir » retrouvée. Enfin, d’autres ne la présentent que comme « une étape » avant une sortie du Grand Est.
Le sénateur André Reichardt (LR) a par exemple crée une petite surprise lors des élections sénatoriales en septembre. Sa liste, avec des élus du Bas-Rhin qui vont siéger à la CEA, a obtenu deux sièges en faisant campagne sur le thème de la sortie du Grand Est.
« La défiance à l’égard du Grand Est n’est pas réglée »
Un résultat similaire à l’autre liste estampillée LR, alliée à ce qu’il reste de l’UDI. « Contrairement à ce qu’espérait la ministre Jacqueline Gourault, la question de la défiance à l’égard du Grand Est n’est pas réglée, au contraire cet épisode pourrait donner de la force aux élus pour réclamer le retour d’une Région Alsace », analyse Patrick Tassin, président du Conseil économique social et environnemental régional (Ceser) du Grand Est.
À plus court terme, la fusion a ravivé des tensions sur le partage du pouvoir entre haut-rhinois et bas-rhinois. Initialement, le tandem entre Brigitte Klinkert et Frédéric Bierry était moteur pour la CEA. Une fois qu’il a fallu travailler sur l’élaboration de cette entité, cette entente s’est délitée en 2020. Arrivé cet été, le nouveau président haut-rhinois Rémy With n’a pas eu le temps d’imprimer sa marque. La tâche était d’autant plus ardue compte tenu de l’omniprésence de Brigitte Klinkert dans les affaires alsaciennes. L’élection du président ou de la présidente et son équipe ce samedi 2 janvier devrait au moins figer les choses pour quelques mois.
Qu’est-ce qui va changer ?
Sur le fond, le principal changement est le transfert de la gestion des routes nationales et des autoroutes, à l’exception du futur GCO et quelques kilomètres payant de l’A4. Cette opération impliquera d’ailleurs une renumérotation des axes de circulation. La CEA aura la responsabilité de 6 410 kilomètres de bitume et 4 550 kilomètres de pistes cyclables.
Ce transfert ressuscite l’idée d’une « écotaxe alsacienne » (un mécanisme de régulation du trafic poids lourds) pour limiter le report sur l’A35 du trafic venu d’Allemagne depuis la taxation des camions. La CEA devra « proposer un scénario » et recevoir l’assentiment de l’État. Une ordonnance pourra être prise courant 2021. Cette perspective inquiète des dirigeants lorrains, qui craignent un report du trafic alsacien sur leur A31.
Cette organisation ne satisfait pas non plus Patrick Tassin, pour d’autres raisons :
« La Région Grand Est est de plus en plus sollicitée pour faire des investissements ferroviaires que ne fait plus l’État. Elle était demandeuse pour récupérer cette taxe et financer le réseau ferré. »
Les autres compétences de la CEA sont souvent partagées avec l’État, la Région Grand Est, les communes ou agglomérations. Il en est ainsi de la coopération transfrontalière, la gestion du fonds social européen, le bilinguisme ou l’attractivité touristique.
Un rapprochement avec les territoires d’outre-mer
Avec ce modèle atypique, l’Alsace va d’ailleurs se rapprocher des territoires d’outre-mer où « la différenciation est le cadre normal de fonctionnement », pointe Arnaud Duranthon, maître de conférences de droit public à Science Po Strasbourg. Reste que même pour les connaisseurs, il est difficile d’estimer la portée concrète de ces transferts. « Les spécialistes de droit public peinent encore à saisir les effets véritables car ils supposent une action sur le long terme », poursuit ce spécialiste des collectivités locales.
Ces compétences partagées relèvent « essentiellement de la mise en œuvre de « schémas », des documents de planification qui ne rendent pas l’action publique immédiatement palpable et supposent notamment la mobilisation des agglomérations et communes », explique le juriste strasbourgeois. La CEA fera face à un problème similaire à celui des Régions : en dehors de la politique du TER ou des lycées, il est difficile de percevoir les effets concrets des différents « schémas » (Énergie, Innovation et économie, artificialisation des sols, etc.).
Selon le Conseil d’État, il n’y avait même pas besoin de loi pour acter de telles mesures. « Aucun changement immédiat notable ne devrait intervenir dans la vie des Alsaciens », tranche Arnaud Duranthon.
Du côté de l’administration d’État, rien ne change. La CEA aura affaire à deux préfets. Tout juste quelques mesures « d’harmonisation » comme sur les « durées des sanctions administratives relatives au permis de conduire » ont été lancées entre les préfectures du Bas-Rhin et de Haut-Rhin.
Cette coexistence fait dire à Patrick Tassin du Ceser, « qu’il n’y a pas de statut particulier dans la loi comme pour la Corse ou Lyon, mais c’est tout de même un territoire particulier, avec un découpage différent entre les circonscription d’État et du département ».
Le rapport de force politique en question
Mais l’enjeu de la CEA n’est pas seulement ce que disent les textes de lois, décrets et ordonnances. « Tout dépendra de la capacité des élus de la CEA à peser politiquement dans le jeu, notamment face à la Région », envisage Arnaud Duranthon.
Incontestablement, la CEA crée une nouveauté dans le paysage politique local. Son président ou sa présidente sera à la tête d’un budget de 2 milliards d’euros et environ 6 000 agents. Même si beaucoup de ses dépenses sont contraintes par l’aide sociale et le RSA, c’est à peu près autant que l’Eurométropole de Strasbourg et deux tiers des moyens de la Région Grand Est (3,3 milliards pour 2021), étalée sur 10 départements.
Alors que la mort des départements était envisagée vers 2014, ses élus sont davantage en position de parler « d’égal à égal » quand il faut envisager des projets collectifs. Pour réussir ses desseins, gare à l’excès de vanité, car « la CEA ne sera pas dotée de tous les leviers d’action et devra donc développer un véritable leadership politique », rappelle Arnaud Duranthon.
Et justement, le contexte n’est pas des plus serein. « Moi, je ne fais pas de politique contre, mais de la politique pour, » prévient de son côté Jean Rottner à la tête du Grand Est, bien conscient du ressentiment en Alsace. « Il y a un risque pour la cohésion régionale, les premiers échanges seront très importants », s’inquiète Patrick Tassin. « Le point fort du Grand Est était sa grande frontière. Or, la CEA devient cheffe de file sur la coopération transfrontalière », poursuit-il.
« Un poisson pilote » pour les autres départements
La fusion du 67 et 68 accouche de la CEA quelques mois avant l’examen de la loi dite « 3D » (déconcentration, décentralisation, différenciation) qui concerne l’avenir des collectivités territoriales. « La CEA est clairement un poisson pilote de la différenciation des compétences », estime Arnaud Duranthon. En clair, chaque département pourrait avoir plus ou moins de prérogatives selon sa situation. La CEA compte d’ailleurs négocier d’autres compétences sur la santé ou les gestionnaires d’établissements dans les collèges avec cette future loi.
Ce projet politique du gouvernement fait notamment réagir la CGT. Son secrétaire général dans le Bas-Rhin, Laurent Feisthauer, redoute avec le CEA la « fin d’égalité de traitement du service public » :
« On parle du bretzel sur la plaque d’immatriculation, mais pas de ce qui va être déterminant. Au gré des décrets, on apprend qu’il y aura un seule Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) mais deux services de pompiers (SDIS 67 et 68). Nous ne sommes pas contre la décentralisation, mais il faut un cadre législatif contraignant et là on en sort. Sur les routes par exemple, l’Eurométropole et la CEA ne sont pas satisfaits des transferts financiers prévus par l’État. Sur le bilinguisme, la CEA ne va pas recruter des professeurs allemands vue la disparité de traitement, donc plus vraisemblablement elle aura recours à des contractuels, à la place des titulaires de l’Éducation nationale. »
Les autres organisations syndicales n’ont pas spécialement pris position sur le projet de CEA.
Pour Arnaud Duranthon, cette évolution générale laisse deux questions en suspens :
« Quel effet la différenciation aura sur l’égalité des citoyens à travers le pays ? Et quels seront les véritables effets de cette vision qui consiste à encourager une dynamique de mise en concurrence des territoires, un nouvel exemple de la transposition d’un regard managérial sur la chose publique ? »
Problème, il n’y aura pas assez de recul sur l’expérience de la CEA lorsque la loi 3D sera adoptée. D’autant plus que les périodes pré-électorales et post-électorales ne rendent pas compte du fonctionnement normal d’une collectivité.
Transition, siège, indemnités… Comment va débuter la vie de la CEA ?
Dans les premiers mois, la CEA va fonctionner avec l’addition de 46 élus du Bas-Rhin et 34 du Haut-Rhin, tous élus en mars 2015. Chez ces 80 représentants des 40 cantons, on compte 70 élus de la majorité alsacienne de droite et du centre, sept élus socialistes ou apparentés strasbourgeois, la seule opposante haut-rhinoise estampillée PS, ainsi que deux élus strasbourgeois passés chez LREM.
Cette nouvelle équipe fonctionnera jusqu’aux prochaines élections départementales, où 40 binômes hommes-femme seront élus dans autant de cantons. Prévu en mars et repoussé pour cause de crise sanitaire, le scrutin devrait se tenir au mois de juin, en même temps que les régionales.
Avant cela, dès ce samedi 2 janvier, il faudra élire un nouveau ou une nouvelle présidente pour la fin du mandat. À cela s’ajouteront 15 vice-présidents et présidentes. La majorité compte en élire sept pour représenter des « territoires » et huit sur des thématiques (Finances, Habitat, Voiries, Autonomie et Solidarité, Éducation et Jeunesse, etc.).
À l’approche d’élections départementales périlleuses, les socialistes strasbourgeois ne présenteront pas de candidat. Ils ne rechigneraient pas à une vice-présidence en réhabilitant une sorte de coalition droite-gauche comme à l’Eurométropole de Strasbourg sous Robert Herrmann (2014-2020). Surtout que leurs 8 voix, avec la haut-rhinoise Marie-France Vallat, pourraient faire pencher la balance en cas de confrontation entre une candidature soutenue par la droite du Haut-Rhin (33 élus) face à celle du Bas-Rhin (39 élus). Les socialistes alsaciens ont accueilli fraîchement la création de la CEA (« nous prenons acte de l’annonce », réagissait le PS67 en 2018) qu’ils voient comme un détricotage de la réforme des régions du quinquennat de François Hollande.
Les premières réunions de l’assemblée se dérouleront à Colmar. L’hémicycle y est plus adapté à la distanciation physique. La nouvelle majorité issue des urnes au printemps choisira le « siège » définitif. Dans tous les cas, il faudra plusieurs lieux de réunions du nord au sud de l’Alsace compte tenu de l’étendue du territoire. Par souci de cohérence, il serait de bon ton de ne pas répéter le schéma du Parlement européen, avec plusieurs lieux de réunions plénières, à l’heure où le « siège » strasbourgeois et la « transhumance » de ses sessions sont fragilisés.
Enfin, l’augmentation de la population dont la CEA aura la charge (plus de 1,25 million d’habitants) permet au passage de percevoir les indemnités maximales pour des élus départementaux : 2 722€ bruts par mois pour les des « conseillers d’Alsace » simple, 2 994€ pour les membres de la commission permanente. L’augmentation serait d’environ 200 euros pour les élus bas-rhinois et de 400 euros pour les élus haut-rhinois. Ces montants sont majorés pour les vice-présidents (+40%) et le ou la présidente (+145%) soit jusqu’à 5 639 euros mensuels. Sauf si la nouvelle équipe décide de limiter les rémunérations le 2 janvier.
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