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Cornelia, la solitaire curieuse des Savons d’Hélène

Un corps fatigué par le temps, des yeux malicieux, et une bouche tremblante. Cornelia a 68 ans, elle est coquette, un peu excentrique, porte des hauts voyants et des bijoux toujours pleins de couleurs. Souvent, elle s’assoit seule à la terrasse du bar les Savons d’Hélène à Strasbourg, commande un verre d’eau avec des glaçons et parfois une quiche. Toute une histoire se cache derrière cette incroyable ordinaire.

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À la terrasse des Savons d’Hélène, Cornelia est dans son élément (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg / cc)

À Strasbourg, Cornelia trouve sa place aux terrasses des bars, aux Savons d’Hélène en général, aux concerts en plein air et dans un appartement qui reflète à la perfection son univers. C’est un lieu en hauteur, au sixième étage. Avant de parvenir à la porte d’entrée, il faut enjamber les dizaines de valises et le bazar qui trône devant la porte d’entrée. Il y a des jouets, des livres, des peluches, des bols pour des enfants burkinabés et des vêtements.

Cornelia vient de rentrer en Alsace après sept mois en Afrique et elle n’a pas eu le temps de ranger tout cela. Elle n’a pas franchement envie non plus. Passées ces montagnes de bagages, on découvre vite un salon aux airs de musée-brocante. L’exposition d’une vie incroyable et ordinaire à la fois.

Tout commence réellement en 1967 avec un premier voyage vers l’Inde, à 20 ans, armée d’un sac et d’un désir de découverte, solitaire. Un périple qui durera huit mois. Cornelia s’en souvient encore à la perfection aujourd’hui :

« J’dormais sur le trottoir avec les Hindous. Ils mettaient du charbon par terre et on buvait du thé dans la rue. Puis à Calcutta, j’ai vu la vraie misère, c’était très dur mais aussi très mystique, partout en Inde. »

À son retour en France, la jeune fille de 21 ans doit faire face à la maladie de Wilson, une maladie génétique atteignant le foie et le système nerveux.

« Ma sœur en est morte à la vingtaine, ça m’a fait un peu disjoncter. Je me suis dit que j’allais mourir comme elle. Ce n’était pas possible… J’ai décidé de vivre intensément. Mon moteur à moi, ça a été et c’est toujours le voyage ».

Plusieurs ennuis de santé ont sérieusement ébranlé les envies d’ailleurs de Cornelia, et pourtant… (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)

Baroudeuse en suspens

Nous sommes à la fin des années 60, après avoir commencé un traitement à ses 22 ans, Cornelia en sort paralysée, puis hospitalisée pendant un an à Strasbourg. Les rêves de voyage s’achèvent, à peine commencés.

« Je ne pouvais plus rien faire. Mon papa venait tous les week-ends pour me tenir les bras qui ne bougeaient plus. Mon kiné était super dur, il me mettait par terre et me disait : “Je reviendrai quand vous vous serez levée”. Je ne suis pas chrétienne, mais j’ai la foi, alors j’ai prié et bossé dur puis j’ai retrouvé l’usage de mes membres. »

Un an plus tard, Cornelia décide de reprendre un mode de vie voyageur : six mois serveuse à Strasbourg, six en vadrouille autour du monde. Elle commence au bar du pont Saint-Martin à la Petite France.

« C’est vieux maintenant, à l’époque, c’était un café étudiant, c’est devenu touristique aujourd’hui. J’ai toujours aimé travailler dans des endroits comme ça dans le centre, avec la musique un peu disjonctée. Après je partais quelques mois ailleurs. »

De serveuse dans sa jeunesse à cliente aujourd’hui, les goûts de Cornelia pour les bars et la musique n’ont pas beaucoup changé. En 2012, elle découvre « les scènes ouvertes du mardi soir » sur la terrasse des Savons d’Hélène, où des artistes viennent jouer leurs morceaux ou improviser. Depuis, Cornelia est restée fidèle au lieu et ça n’est peut-être pas un hasard.

Le gérant du bar, Dominique Klein, se souvient de leur première rencontre, il y a une trentaine d’années :

« Quand j’étais au lycée, je traînais à la Taverne Française où elle travaillait en tant que serveuse. Elle avait un dynamisme de fou ! C’était drôle, elle était déjà bien connue à Strasbourg. Nous, on fumait des trucs pas très catholiques avec elle au bar et puis quand on faisait trop de boucan, elle tapait sur les tuyaux très fort et nous disait “les rats, si vous continuez, j’vais appeler le patron !” C’était un sacré personnage et elle attirait déjà l’oeil. Ce qui est dingue, c’est qu’elle se souvient de moi, alors que j’étais juste client dans le bar il y a de cela un sacré bout de temps. Aujourd’hui, c’est elle qui vient dans mon bar et elle fait partie de nos habitués un peu privilégiés. L’histoire continue. »

Serveuse à la Taverne Française, tous les clients la connaissaient (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)

« Moi j’étais extravagante, toujours en mini-jupe »

À cette même époque à la Taverne Française, Cornelia rencontre quelqu’un qui deviendra vite son ami. Il voulait voyager à moto. Elle part alors sur la route avec lui et quitte à nouveau son Alsace natale pour quelques mois.

« C’était les années 70, on est partis tous les deux, sur la bécane, une Chopper 125, jusqu’au Maroc, en passant par l’Espagne. On est allés en Algérie aussi. Notre transport était tellement chargé que l’on devait se baisser tout le temps sous le poids des bagages, c’était une sacrée aventure. Après, un autre copain nous a rejoint et on a fait du stop avec lui en Tunisie. »

Cornelia s’envolera par la suite à Madagascar, au Mexique, au Guatemala, au Honduras, au Pérou, en Bolivie, en Équateur et vers plusieurs autres destinations dans le monde. Pourtant aujourd’hui, c’est à Strasbourg que la baroudeuse se sent étrangère :

« Pour moi, l’Alsace, c’est un lieu où je vis avant de repartir. »

« Elle nous parle du sourire des enfants et de la joie de vivre »

Lorsqu’elle rencontre de nouvelles personnes, elle lie un rapport de confiance très rapide et parle beaucoup, ce qui intrigue. Elle a ce côté direct et innocent qu’on les enfants. Au fil des années, Dominique Klein a appris à comprendre Cornelia, il explique :

« Elle est très sensible aux gens qui lui portent de l’attention et à ceux qui mettent de la distance. Lorsqu’elle est en Afrique, elle imprime des photos, écrit derrière et nous envoie le tout au bar. Dans ces lettres que l’on conserve derrière le comptoir, elle nous raconte que là-bas, les gens ne jugent jamais, elle nous parle du sourire des enfants et de la joie de vivre. Je pense que c’est pour cela qu’elle aime bien venir ici, on brasse beaucoup de gens différents, c’est un lieu de rencontre parfait pour elle, où elle ne ressent aucun jugement. Et je sais que sa façon de remercier ou simplement de montrer à quelqu’un qu’elle l’aime bien, ce sont ces clichés qu’elle prend, qu’elle imprime et qu’elle offre. »

Finalement, sur la route ou en voyage, les gens s’attendent à ce qu’elle soit différente et réagisse parfois instinctivement, spontanément. Au Chefchaouen par exemple, un petit village au Maroc, elle se souvient encore d’un jeune homme, Mustafa Babu, il y a trente ans. Naïvement, il lui avait déclaré sa flamme : « la fleur un jour et toi pour toujours ». Cette phrase est ancrée dans sa mémoire et symbolise la bienveillance qui l’a bercée au cours de ses voyages à l’étranger.

« C’est drôle d’ailleurs parce qu’au Maroc, il fallait respecter les traditions, mais moi j’étais extravagante, toujours en mini-jupe. Jamais on ne m’a manqué de respect. On faisait tout pour me protéger. Une femme un jour m’a peint du henné sur les mains pour me défendre des hommes. C’était comme montrer au monde féroce que j’appartenais à quelqu’un et qu’il ne fallait pas me toucher. »

Après le Maroc, il y a eu un vide de voyages, un accident fatal. En 1972, Cornelia fait une crise d’épilepsie au volant à Strasbourg. Elle termine sa course contre le mur, elle se fracture la rate. En 2012, elle apprendra qu’elle est également atteinte d’un cancer du péritoine. Mais si on lui demande comment on vit avec tous ces fardeaux, elle sourit et offre d’un regard bref, toute la force qu’elle garde en elle depuis si longtemps.

« Pff, c’est comme ça, ça change quoi ? Ce qui m’embêterait, ça serait de ne plus pouvoir partir en Afrique. »

Burkina Faso, voyage d’une vie

Cornelia a toujours rêvé de découvrir l’Afrique de l’ouest, mais c’est en 1999 qu’elle fait le premier pas en direction du Togo. Oppressée par l’ambiance de la dictature sous Gnassingbé Eyadema, elle décide de fuir en traversant la frontière jusqu’au Burkina Faso.

« Là, c’était autre chose, j’ai découvert des sourires qui me marquent encore aujourd’hui. »

Arrivée à Bobo Dioulasso, Cornelia décide de retrouver un Strasbourgeois qu’elle connaissait et qui venait d’ouvrir un orphelinat nommé « L’Arbre d’en face ». Elle s’installe alors à un pub pour le retrouver :

« Là-bas, un rasta super sympa m’a accueillie comme jamais on ne m’avait accueillie. Il s’appelle Amara. Je suis tombée amoureuse, c’était la première fois de ma vie, et c’était réciproque, je le sentais. Une histoire d’amour commençait là-bas, à Bobo. Moi l’Alsacienne, lui, le beau Burkinabé. Je voulais aller au Mali alors on est partis, on a pris un bus tous les deux. Parfois, il me portait sur son dos pour que je ne tombe pas. Nous sommes allés au pays Dogon. C’est particulier là-bas. Il y a des maisons en pierre et des portes sculptées. »

La route se poursuivra jusqu’à Gao où les amoureux vont sympathiser avec un Touareg. Tous les trois, ils arrêtent une voiture en stop.

Elle habite à Strasbourg, mais son amour est au Burkina Faso (Photo Tania Gisselbrecht / Rue89 Strasbourg)

Une Alsacienne, un Burkinabé et un Touareg au Mali

Assise au dessus d’une camionnette avec d’autres auto-stoppeurs, Cornelia partage de longues heures de voyage accompagnée d’Amara et du Touareg croisé sur la route, en direction du désert. L’arrivée se fait en plein milieu de la nuit, devant une grande tente ronde. Là, la famille du Touareg les accueillent.

Les trois aventuriers seront accueillis par le sacrifice d’une chèvre et éclairée par un simple feu, la famille Touareg installera pour Amara et Cornelia une tente pour pouvoir dormir. Un mois qui restera inscrit dans la mémoire de la Strasbourgeoise.

« Des tempêtes de sable comme là-bas, bon sang, je n’avais jamais vu ça de ma vie, c’était incroyable. Et puis le souvenir de l’odeur de l’eau qu’on allait chercher, c’était quelque chose. Ça sentait mauvais, mais mauvais ! Pourtant il fallait boire. »

La vie était belle jusqu’au jour où Amara a senti « quelque chose », il fallait rentrer au Burkina. Cornelia se souvient, les yeux un peu absents et plein d’amour pour son grand Burkinabé : « il a senti que son papa était mort et qu’il fallait rentrer ». Quelques jours après son décès, Cornelia tombe malade, elle pense qu’elle va mourir elle-aussi. Rapatriée d’urgence à Strasbourg en 2000, la voyageuse laisse Amara pendant six mois. Six, mais pas un de plus.

« À l’époque, nous n’étions pas en couple, nous étions amoureux »

Il faudra attendre 2005 pour officialiser cet amour avec une fête et des couleurs, encore. Amara et Cornelia décident de se marier au Burkina Faso, à Bobo. Elle n’est pas franchement fleur bleue ou adepte des contes de fées mais ce jour-là reste le plus beau de sa vie.

« J’y repense tous les jours. C’était puissant. La fête, l’humain, les silences, les femmes qui agitaient des voiles blancs sur ma tête, elles m’ont savonnée, frottée et frottée encore pour que je sois pure. Je me souviens des grandes gamelles pour que chacun puisse manger à sa faim pendant huit jours, et puis les couleurs… »

Depuis plus de 15 ans maintenant, Cornelia continue chaque année de prendre son billet pour l’Afrique afin de rejoindre son mari.

« Ne touche pas vieille folle ! »

Après toutes ces années, Cornelia n’est plus considérée comme une « toubabou » (une blanche étrangère) au Burkina, elle est « Cornel ». Elle se sent bien plus acceptée en Afrique qu’à Strasbourg.

« Ici, les gens m’ignorent, c’est comme si je n’existais pas. Je n’ai pas le bon âge. Personne ne vient me causer, ça me rend triste. Les gens tapotent sur leurs trucs-là – les téléphones portables. Pourvu que ça ne vienne jamais en Afrique ! »

Chaque retour en France est une douleur nouvelle pour elle. Il y a un mois justement, elle pose de nouveau le pied sur le sol français, après sept mois sur le continent noir.

« Je suis allée à Auchan, juste après mon retour du Burkina, j’ai vu une maman avec son petit bébé. Il était adorable, alors je me suis approchée pour lui sourire et jouer avec la paume de sa main. La mère m’a regardée d’un air noir et m’a jeté à la gueule “touche pas vieille folle”. Là, j’ai compris que je venais de rentrer en France. »

En déménagement permanent

Si Cornelia reste à Strasbourg, c’est en grande partie à cause de ses problèmes de santé, parce que son chez-elle, c’est au Burkina Faso. Elle fait pourtant bien partie du décor strasbourgeois, Aux Savons d’Hélène, bien sûr où sa place est bien gardée. Le gérant du bar le rappelle :

« Cornelia est une figure forte de la ville, quelqu’un qui ne passe pas inaperçu, son visage particulier marque. Elle regarde beaucoup les gens, elle les appelle. Si elle décide un jour de partir sans nous prévenir ou sans nous envoyer de photos, elle laissera un vide c’est sûr et on s’inquiètera beaucoup. »

Mais dans les rues de Strasbourg aussi car si les gens ne viennent pas à elle, c’est elle qui va les chercher. Avec son vélo, Cornelia se promène toujours dans le centre avec des gros sacs dans le panier. Lorsqu’arrive le moment de rentrer chez elle, elle demande à certains passants de l’aider à monter ses affaires dans son appartement au sixième étage. Par commodité surement, mais peut-être aussi comme la plus belle des excuses pour discuter un peu plus longtemps avec des inconnus.

Cornelia regrette toutes ses rencontres tissées au fil du hasard lors de ses voyages, alors elle tente d’en provoquer de nouvelles à Strasbourg. Et lorsque des jeunes s’arrêtent pour se poser un moment avec elle après avoir déposé ses affaires, Cornelia est heureuse. Sa recette est très simple : de petites phrases, des gestes pour que l’on reste avec elle. Il suffit de lui dire oui, elle ajoutera un sourire.

« Attendez un peu, on va écouter de la musique avant que vous ne partiez ! »

Il est 23h30, Cornelia veut écouter du Salif Keita. Le CD tourne. À la première note, son corps qui peinait cinq minutes auparavant à faire un pas à cause de douleurs extrêmes au dos s’est mis à gigoter dans tous les sens. Instantanément, le sourire aux lèvres s’est intensifié, comme celui d’un enfant.

Cornelia aime danser, elle aime la musique, elle l’aime d’autant plus lorsqu’elle est africaine, et ça se voit, ça se sent. Ca donne envie de danser avec elle, et de rire. Et du haut de son toit terrasse surplombant le centre de la ville, c’est vrai que l’on peut observer sereinement la cathédrale, juste en face, à quelques mètres. En cette année de Millénaire, Cornelia ne se lasse pas de la vue. Il fait nuit, les illuminations et la musique transcendent la beauté du lieu. Elle contemple. « Ça n’est pas le Burkina, mais c’est quand même pas mal hein ! »


Cette série de portraits s’intéresse aux gens ordinaires de Strasbourg. Ceux qui, de part leurs personnalités atypiques, alternatives ou leurs singularités, deviennent des figures de la ville tout en restant méconnus. Ce sont ceux qui ne passent pas inaperçus, ceux qui se cachent aussi, ceux que l’on frôle à peine, ceux dont l’histoire nous intrigue mais à qui on n’a jamais osé demander de nous la conter. Leur visage nous dit quelque chose, leurs surnoms, on les a déjà entendu quelque part. Ce sont les incroyables ordinaires de Strasbourg.

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