Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Comment un parti domicilié à Matzenheim a financé des identitaires européens

Entre 2012 et 2017, l’Alliance européenne des mouvements nationaux (AEMN) et sa fondation affiliée ont perçu plus de 2,5 millions d’euros du Parlement européen. Domicilié à Matzenheim puis à Strasbourg, ce rassemblement d’ultranationalistes a surtout servi pendant 5 ans à redistribuer de l’argent aux mouvements identitaires européens. Études bidon, commandes à des entreprises proches d’un parti ultranationaliste hongrois, soutien financier à une figure du « nationalisme révolutionnaire », Gabriele Adinofli… Enquête.

Vidéo

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89 Strasbourg, abonnez-vous.

Explications en deux minutes. Vidéo par Guillaume Krempp


Le parti européen était domicilié à Matzenheim, un village bas-rhinois de moins de 1 500 habitants. Dans la rue de Boofzheim, pourtant, aucun voisin n’a jamais entendu parler de l’Alliance européenne des mouvements nationaux (AEMN). C’est normal. L’adresse postale de Christian Cotelle n’a servi que de boite aux lettres à ce parti politique financé par le Parlement européen.

L’ancien conseiller régional du Front National ne s’en cache pas :

« Il n’y avait pas de réunion chez moi. Il leur fallait une adresse proche du Parlement européen. Je voulais rendre service aux gens dont je partage les convictions politiques. (…) Je recevais les courriers et je les faisais parvenir aux différents députés. »

Entre 2012 et 2017, l’AEMN et sa fondation affiliée – Identités et Traditions Européennes (ITE) – ont perçu au total près de 2,5 millions d’euros du Parlement européen. Suite à une réforme du financement des partis européens, entrée en vigueur en 2018, la formation n’a plus sollicité de subventions. Avec l’ancien règlement, le soutien individuel d’élus régionaux, nationaux ou européens suffisait à former une alliance subventionnée par le Parlement.

Une palette à l’effigie de l’Union Européenne décore l’entrée du village de Matzenheim. Un parti européen d’extrême-droite était domicilié à quelques centaines de mètres. (Photo Robert Schmidt)

Ainsi, des membres d’un même parti national ont pu créer plusieurs partis européens. Une pratique, désormais interdite, qui a profité à l’AEMN. Aujourd’hui, ce rassemblement de nationalistes ne satisfait plus aux nouveaux critères de représentativité dans sept pays membres de l’UE. Rue89 Strasbourg s’est penché sur les activités de l’Alliance Européenne des Mouvements Nationaux.

Un parti européen et peu d’élus

À sa fondation en 2010, l’AEMN est constituée de représentants de huit partis nationalistes en Europe. Le Front National et le Jobbik, parti d’extrême-droite hongrois, sont les formations les plus importantes. Les autres partis représentés n’ont quasiment aucun élu. Le British National Party (BNP) n’a que deux députés au Parlement européen. Le Front National belge est en voie de disparition en perdant tout mandat local et national. En Espagne, le Mouvement Social Républicain enchaîne les scores à moins de 0,1%. Pour les Italiens du parti Fiamma Tricolore, les résultats sont tout aussi minoritaires : aux législatives ou aux européennes, la formation ne dépasse qu’une fois 1% des voix. Autres membres, même scores : les Portugais du PNR et les Suédois de Nationaldemokraterna. L’AEMN mettra deux ans à réunir suffisamment de soutien pour être subventionnée par le Parlement.

La valse au sein de l’AEMN

Député européen depuis 1989 et vice-président du FN à l’époque, Bruno Gollnisch dépose les statuts de l’AEMN au Tribunal d’Instance d’Illkirch en janvier 2010. Il préside ce parti européen pendant trois ans. Puis la stratégie de dédiabolisation du FN impose de s’éloigner des Hongrois du Jobbik, parfois qualifiés de « néonazis ». Marine Le Pen, ancienne membre de l’AEMN, forme donc un nouveau parti européen, l’Alliance Européenne pour la Liberté, et demande aux autres membres français de quitter le rassemblement jugé « trop radical ».

Le parti hongrois du Jobbik prend donc les rênes de l’AEMN à partir de 2013. Toute la direction tourne autour d’un seul homme : Béla Kovács. Il préside et gère la trésorerie. Son assistant parlementaire, Valerio Cignetti, est secrétaire général. Après un rappel à l’ordre du Parlement sur la double fonction du président, Zmago Jelinčič, leader du SNP, parti nationaliste Slovène, devient trésorier. Le vice-président britannique, Nick Griffin, ne fait pas long feu au sein de ce rassemblement. Après avoir été accusé de détournement de fonds à des fins personnelles, il rejoint un autre parti anti-UE en 2014, l’Alliance pour la Paix et la Liberté (APF).

L’histoire de l’AEMN, c’est celle d’une valse d’élus nationaux ou régionaux. Ils ont adhéré au parti européen surtout pour lui permettre d’accéder aux subsides du Parlement. Pour ce faire, le rassemblement est ouvert aux nationalistes les plus radicaux : des élus du parti néonazi allemand (NPD) et grec (Aube Dorée) ont figuré sur la liste des membres de l’alliance.

Le soutien aux projets de Gabriele Adinolfi

L’AEMN a soutenu financièrement les projets de l’Italien Gabriele Adinolfi. Ce théoricien néofasciste cultive des liens réguliers avec les identitaires français et italiens. En 2018, il s’est rendu dans les locaux lyonnais et strasbourgeois du Bastion Social, comme Bruno Gollnisch, pour y parler de nationalisme révolutionnaire. En Italie, il est une référence pour le mouvement néofasciste Casapound. Dans un entretien à un site nationaliste français, il admet tout juste avoir participé « à orienter la formation de leurs cadres ».

Gabriele Adinolfi préside le think-tank Eurhope (contraction entre Europe et hope, espoir en anglais), lancé sur internet fin 2016 grâce au financement de l’AEMN.  Il tient des conférences avec Arnaud Naudin, ancien membre du Bloc identitaire, ou Konstantinos Boviatos, un assistant parlementaire du parti néonazi grec Aube Dorée. Le parti européen organise ainsi des rencontres dont le but est « d’établir une avant-garde politique européenne (…) qui favorise le nationalisme révolutionnaire européen en le dotant de moyens et d’influence. » Le projet global comporte aussi une structure économique, dont l’objectif est de financer la « réémigration » vers les pays africains.

En coopération avec l’AEMN, Gabriele Adinolfi a aussi organisé des excursions pour ses amis nationalistes. En septembre 2017, ils étaient une dizaine à se rendre au château de Dracula à Piatra Fântânele (Roumanie), situé à quelques kilomètres des anciennes frontières de l’Empire Romain. Selon un compte-rendu, le lieu a permis aux militants nationalistes de comprendre « qu’il est inutile de défendre vos frontières si les vampires derrière vous sucent votre sang. »

Une dizaine de militants nationalistes sont partis avec Gabriele Adinolfi pour une excursion en Roumanie en mai 2017. Un voyage organisé par l’AEMN. (Source : Eurhope)

Du plagiat financé par le Parlement

Dans son programme, le parti européen affiche sa volonté de produire des connaissances et de les partager. Sur un site internet dédié, l’AEMN a publié une trentaine d’études entre décembre 2014 et décembre 2017. Plusieurs de ces travaux sont constitués de plagiats. Ces publications présentent toutes la mention : « Cette étude a été financièrement soutenue par le Parlement européen. » L’argent du contribuable n’a pas servi à financer des recherches originales, mais il a pu servir à rétribuer des proches.

La fondation d’un homme politique italien, Ki An Asbl, a ainsi livré un travail sur le système de santé en Russie. Mais le lecteur peut y trouver des paragraphes entiers récupérés sur Wikipédia ou d’autres sites officiels européens, sans qu’il en soit fait mention. Une autre commande porte sur la politique climatique européenne. Elle est tirée, à la lettre près, d’un article publié sur le site d’information Politico. Contacté, le journaliste auteur du texte en 2013 a été surpris d’apprendre que son travail avait été réutilisé de la sorte.

En février 2015, la fondation Identités et Traditions Européennes (ITE) publie le résultat de sa commande auprès d’un ancien député du British national Party. Ce membre fondateur de l’AEMN y étudie la discipline des votes au sein du parti européen. Il reprend des pages entières d‘une étude de sciences politiques des Universités de Vienne et de Manheim, sans aucune forme de citation. 

L’organisation « Cities against Islamisation » a aussi employé la méthode du copier-coller. Son travail sur les mesures de contre-terrorisme en Europe reprend sur des pages entières les contenus de pages internet gouvernementales. Derrière cette association d’extrême-droite, on trouve le parti belge Vlaams Belang, membre de l’AEMN.

Exemple d’un paragraphe tiré du site internet du ministère des affaires étrangères des Etats-Unis. À gauche l’étude commandée par l’AEMN. (Impression d’écran)

Le secrétaire général de l’AEMN s’est défendu en mentionnant d’autres travaux n’ayant pas été publiés sur le site dédié. Selon Valerio Cignetti, la mention du financement des études par le Parlement européen était obligatoire, même pour des publications qui n’auraient donné lieu à aucune rétribution grâce aux deniers européens.

Des commandes à un proche du Jobbik

Quatre entreprises ou think-tanks hongrois ont livré plus de la moitié des études financées par l’AEMN et sa fondation. Elles appartiennent toutes au même homme : Richard Forrai, un acteur-clé de l’ascension du parti ultranationaliste Jobbik. En 2015, ce consultant était au cœur d’une enquête du site d’investigation de 444.hu. Les journalistes hongrois ont révélé qu’un tiers des fonds publics du Jobbik avait bénéficié à ce proche du président du parti.

Parmi les travaux hongrois financés par l’AEMN, l’intérêt européen de certaines publications pose question. Un sondage, dont la page de garde indique le soutien financier du Parlement européen, interroge les Hongrois : « Est-ce que George Soros est un milliardaire qui veut influencer la politique intérieure hongroise ? » Une autre étude porte sur la perception du Jobbik par les Hongrois. Le propriétaire de l’institut n’a pas souhaité communiquer le prix de ces travaux.

Contacté, un ancien analyste de l’entreprise reconnaît l’une des études financées par l’AEMN : « Je me souviens que l’un de nos questionnaires mensuels contenait la question à propos de Georges Soros ». Mais le nom du parti européen ne lui dit rien : « La plupart de nos travaux ont été commandés par la fondation du Jobbik et le quotidien Magyar Nemzet (qui a publié des résultats du sondage sur Georges Soros, ndlr) ».

Des réunions discrètes

Les réunions de l’AEMN sont restées confidentielles : aucun événement n’a jamais été annoncé aux 800 abonnés à la page Facebook du parti européen, inactive depuis mars 2014. Étrange pour un parti financé par le Parlement pour « contribuer à la création d’une conscience politique européenne ». Parmi les rares événements publics relayés sur internet, un week-end en Grande-Bretagne où le parti national britannique (BNP) est mis à l’honneur.

Au programme : combat de boxe, apprentissage du tir pour les enfants, sortie canoë et quelques débats. Les symboles du parti ultranationaliste britannique et son président Nick Griffin sont omniprésents dans le clip. L’organisatrice de l’événement y résume la portée européenne du rassemblement à la présence « d’amis hongrois avec leurs deux versions du goulache. » L’ancien président du BNP a décliné notre demande d’interview.

« L’AEMN doit être mis sous étroite surveillance »

Après deux années de financement européen, l’AEMN inquiète le secrétaire général du Parlement. Dans un document interne, Klaus Welle fait la recommandation suivante : « AEMN doit être mis sous étroite surveillance. » Le parti tarde à donner la preuve que des élus de sept pays de l’UE comptent toujours parmi ses membres. Une difficulté classique des petits partis européens à la limite du seuil exigé pour percevoir les subventions européennes.

La formation politique présente de « sérieuses faiblesses dans l’organisation administrative et financière » et des « cas douteux » poussent l’autorité du Parlement à rappeler l’AEMN à l’ordre dans un rapport :

« Tout financement direct ou indirect de partis politiques nationaux, ainsi que d’entreprises ou médias contrôlés par ces partis nationaux, ne sera pas accepté comme dépense éligible. »

En 2013, László Sípos a travaillé pour la comptabilité de l’AEMN. Ce membre de l’AEMN a été enregistré à son insu lors d’une conversation dans laquelle il fustigeait la gestion financière de sa formation. Le site d’investigation hongrois index.hu en a publié un extrait : « Je pense que (Nick) Griffin attend que je l’aide à voler. » László Sípos n’a pas non plus souhaité répondre à nos questions. Par e-mail, il a tout de même fait savoir qu’il s’agissait l’utilisation d’ »une conversation privée (…) enregistrée secrètement, prise hors contexte et biaisée. » Il a aussi rappelé que le parti européen et sa fondation ont pu continuer à bénéficier des fonds européens jusqu’en 2017.

Une réforme et la fin de l’AEMN

En 2017, Le Monde révélait la méthode de l’extrême-droite pour bénéficier des subventions européennes. Grâce à une trentaine d’élus (régionaux, nationaux ou européens), quatre partis européens différents d’extrême-droite ont pu être créés et donc financés à hauteur de plusieurs centaines de milliers d’euros par an. Dans certains cas, les soutiens de ces personnalités politiques ont été acquis à la va-vite : la conseillère régionale frontiste de PACA Aline Bertrand confirmait avoir signé un document lié à l’AEMN, mais « par naïveté ».

Selon une note interne au Parlement européen, les partis européens sociaux-démocrates (S&D), conservateurs (EPP) et libéraux (ALDE) souhaitaient une réforme efficace pour « éviter d’autres abus des fonds accordés (…) aux partis d’extrême-droite ». Dans un communiqué publié en novembre 2017, la commission des Affaires constitutionnelles du Parlement explique sa méthode pour y parvenir :

« Désormais, les partis (toujours issus de sept pays différents ndlr) et non plus les individus, peuvent créer un parti politique européen. L’objectif est d’éviter qu’un parti politique national n’utilise ses membres pour mettre en place plusieurs partis européens, afin de maximiser son accès aux financements publics. »

Suite à l’entrée en vigueur de la réforme, l’AEMN ne pouvait plus prouver qu’elle était représentée par sept partis dans sept pays-membres de l’Union Européenne. Depuis septembre 2018, l’association existe toujours. Elle est domiciliée dans les locaux de leur expert-comptable strasbourgeois. Mais l’AEMN n’est plus financée par le Parlement européen.

« La naïveté européenne est finie »

Pour Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des Radicalités Politiques, le financement d’un tel parti par l’Union Européenne était « ahurissant » :

« Le vrai problème, c’est le soutien direct que l’Union Européenne (UE) a accordé à ce parti transnational qui comprend des gens extrêmement radicaux comme le parti grec Aube Dorée par exemple. On est face à des gens qui sont des ennemis déclarés de la démocratie. L’AEMN réunissait très peu de gens qui ont un siège au Parlement européen (entre deux et six députés selon les années, ndlr). »

L’eurodéputée allemande Ingeborg Grässle (EPP), présidente de la commission des affaires constitutionnelles du Parlement, veut croire que les abus des partis politiques européens vont cesser. Elle admet les failles du système précédent :

« L’ancien règlement n’avait pas prévu ce genre de comportements qui visaient à exploiter des fonds européens, pour ne pas construire l’Europe mais à des fins purement nationales. C’est pour cela qu’il était urgent de changer le règlement. Le temps de la naïveté européenne est fini. »


#extrême droite

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles
Partager
Plus d'options
Quitter la version mobile