Tout commence en août 2017. Jean et Céline, jeunes retraités de 59 et 64 ans à l’époque, préparent leurs valises pour partir en vacances. Le couple descend à la cave, et découvre avec stupeur des croix gammées, dessinées sur plusieurs portes. Les inscriptions sont plus nombreuses sur la leur. « Nous avons eu très peur et nous avons demandé à un voisin de nous prévenir si ça continuait en notre absence », explique Jean.
Une semaine plus tard, la présidente de la copropriété leur écrit et les prévient : d’autres croix gammées ont été tracées sur leur porte de cave, ainsi que sur leur porte d’entrée. « Elle nous a demandé si quelqu’un nous en voulait », raconte le sexagénaire. Le couple porte plainte dès son retour pour dégradation, détérioration volontaire du bien d’autrui, et discrimination. Nous sommes le 17 août 2017.
En avril 2018, de nouvelles croix gammées font leur apparition sur la porte de Jean et Céline. « Une dizaine, au feutre rouge, sur nos portes d’entrée et de cave, avec le mot juif écrit », peut-on lire dans le procès-verbal d’audition du retraité. Pendant 3 mois, le scenario se répète. Le couple découvre des croix gammées, fait venir la police qui constate, paye une société pour réparer les dégradations, porte plainte… Parfois même, Jean raconte nettoyer les croix gammées à 9h du matin, et en découvrir de nouvelles deux heures plus tard.
« On va vous gazer »
Puis en 2019, arrivent les lettres anonymes. Au total, 17 en un peu moins de deux ans. Dans leur petit salon, Jean et Céline ont recouvert la table des lettres anonymes du corbeau antisémite : « À mort les juifs », « On va vous gazer », « Nous demandons l’expulsion de cette racaille juive », « Sale juif la prochaine fois je te tues » (sic)… Les lettres, d’une violence inouïe, se ressemblent toutes. Les menaces de mort y sont caractérisées, ainsi que le caractère antisémite. Elles sont souvent anonymes. Certaines sont soi-disant signées par le gestionnaire du syndic ou par la présidente de cette copropriété située au sud du Neudorf.
« Certaines ont été mises dans notre boîte aux lettres, d’autres, directement déposées devant notre porte d’entrée », explique Jean, 63 ans aujourd’hui. Le retraité de la SNCF, qui est de confession catholique et « a des origines juives lointaines du côté de sa mère », est épuisé. « Je n’en peux plus », souffle le sexagénaire. Les mains nouées, sa femme le coupe : « Moi, il y a des nuits où je ne dors pas ! J’ai peur quand je sors de chez moi, j’ai peur quand je rentre chez moi, j’ai peur tout le temps ! Ça ne peut plus durer. »
17 plaintes en 5 ans, huit classées sans suite
Pourtant, Jean et Céline ont lancé plusieurs appels à l’aide. Auprès de la police pour commencer, où ils ont déposé 17 plaintes depuis le mois d’août 2017. « Dégradation », « discrimination », « menaces de mort », « injure publique en raison de l’origine, l’ethnie, la race, ou la religion » : les mêmes motifs reviennent d’une plainte à l’autre.
Quasiment chaque plainte est accompagnée d’un ou deux certificats médicaux des époux, avec un médecin qui constate une aggravation de leur état de santé au fil des mois : « état d’anxiété important », « peur permanente », « phobie de rentrer chez lui », « insomnie », « l’état de stress de Mr. X s’aggrave »… Une dizaine d’Interruption temporaire de travail (ITT) au total leur ont été prescrites en 5 ans, de 1 à 7 jours.
« Plusieurs enquêteurs sont venus sur place. Nous les appelons à chaque fois pour qu’ils viennent constater les faits », explique Jean. « Ils ont même relevé les empreintes, mais n’ont rien trouvé. » Des nouveaux venus, aux anciens résidents, des locataires aux propriétaires, tous les habitants que Rue89 Strasbourg a pu interroger sont au courant des faits. « La police vient souvent, ils nous interrogent parfois, mais comment savoir qui fait ça ? » s’interroge Bernard, habitant de l’immeuble, et élu au conseil syndical.
En juin 2018 et avril 2019, le couple apprend par courrier que plusieurs de leurs plaintes sont classées par le procureur de la République de Strasbourg. « Les faits ou circonstances n’ont pu être clairement établis par l’enquête. Les preuves ne sont pas suffisantes pour que l’infraction soit constituée et que des poursuites pénales puissent être engagées », peut-on lire sur ce courrier. Un an après, même lettre, même mots : « Les preuves ne sont pas suffisantes ».
En décembre 2020, le couple a écrit au procureur de la République directement :
« Nous sommes sans voix devant ces classements sans suite. (…) Nous ne voulons plus souffrir en silence. De telles menaces ne peuvent rester impunies. Nous ne voulons plus vivre dans l’insécurité. Faut-il être tué pour avoir gain de cause ? »
Extrait de la lettre de Jean et Céline, adressée au Procureur de Strasbourg, en décembre 2020.
Aujourd’hui, le couple n’a toujours pas eu de réponse de la part du Parquet qui, d’après nos informations, aurait rouvert certaines plaintes en juillet 2020 et réétudierait le dossier complet de Jean et Céline. Une enquête est donc toujours en cours. Jean a même été expertisé par un psychiatre à la demande du procureur :
« Vous imaginez ? Je suis la victime et c’est moi qu’on prend pour un fou, parce que certains ici racontent que c’est moi qui ai tout inventé ! »
Interrogé par Rue89 Strasbourg au sujet de Jean et Céline, le procureur de Strasbourg répond par écrit :
« Les époux X ont déposé de nombreuses plaintes au cours des dernières années pour des faits de violences, menaces de mort et dégradations à caractère antisémite. Le parquet ne peut légalement engager des poursuites pénales qu’en cas d’infraction caractérisée à l’encontre d’un auteur identifié. Or, les multiples enquêtes diligentées par la police n’ont jamais permis de recueillir la moindre preuve (…) à l’encontre de quiconque. Dans ces conditions, le parquet ne pouvait que procéder au classement sans suite des diverses plaintes. »
Le procureur de la République de Strasbourg.
Le Consistoire, la Licra, SOS Aide aux Habitants et trois avocats plus tard…
Jean et Céline ont également contacté le Consistoire israélite du Bas-Rhin, mais ils sont restés sans réponse. « Je leur ai écrit 8 ou 9 mails, je ne sais plus. À force, j’ai tellement accumulé de dossiers, de courriers, que je n’ai pas tout gardé, mais je sais qu’ils ne m’ont jamais répondu », glisse Jean, pudiquement. Contactés, les services du Consistoire reconnaissent avoir une trace des mails de Jean et Céline, et admettent une erreur de communication : « Nous n’avons pas réussi à joindre ce monsieur ».
Interrogé sur le dossier précis du couple, les services du Consistoire s’avouent surpris : « 17 plaintes, c’est rare. Autant les tags et les inscriptions de croix gammées, ce sont des choses assez fréquentes, autant les menaces de mort anonymes, beaucoup moins. »
Depuis 2017, Jean et Céline ont été suivis par trois avocats et juristes différents. L’un d’entre eux semble, lui aussi, interpellé par le silence de la justice. Il témoigne aujourd’hui anonymement :
« Je suis étonné que ce ne soit pas plus poussé au niveau juridique. C’est quelque chose qu’on devrait mener à terme au vu des faits, qui sont d’une gravité importante. Je suis révolté par ce qu’ils subissent. Psychologiquement, ça atteint beaucoup M. et Mme X. Et que tout le monde tolère ça autour d’eux, ça leur fait du mal. Plusieurs enquêtes de voisinage ont été menées, mais les gens ont peur, n’osent pas parler. »
Le couple a également sollicité l’aide de plusieurs associations dont SOS Aide aux Habitants – France Victimes 67 qui les accompagne depuis près d’un an, avec notamment une assistance juridique et psychologique. En 2019 et 2020, Françoise Faller, membre du bureau de la Licra du Bas-Rhin, a fait partie des personnes qui ont soutenu Jean et Céline et qui reste troublée par ce dossier :
« Nous avons été affolés dans un premier temps par les choses atroces qui étaient écrites. On n’a jamais vu ça à la Licra, c’est une affaire hors-norme. Mais le procureur et la police ont bien fait les choses. Malheureusement comme souvent dans ces affaires d’antisémitisme, les preuves ne sont pas suffisantes. »
Le couple dit également avoir contacté plusieurs élus locaux en désespoir de cause. Sans que cela ne débloque leur situation.
Un conflit de voisinage, qui obscurcit l’essentiel : l’antisémitisme
En effet, le dossier de Jean et Céline ne convainc visiblement pas tout le monde. « C’est juste un conflit de voisinage », nous glisse un résident de l’immeuble qui souhaite rester, lui aussi, anonyme. Un conflit de voisinage, qui opposerait Jean et Céline à un autre couple du même étage. Même réaction lors du premier contact avec le Consistoire : « Il semble que ce soit juste une affaire entre voisins ».
Pourtant, si l’on s’en tient aux faits : lors de la venue de Rue89 Strasbourg sur place ce 26 avril 2021, la porte de Jean et de Céline était encore recouverte de croix gammées rouges. Un corbeau antisémite et menaçant fait donc vivre un calvaire à ce couple de retraités, qui vit désormais reclus, et finit par suspecter plusieurs voisins d’être derrière cette histoire.
Le syndic « refuse de prendre parti », quitte à rester (trop) silencieux
Jean-François Fey est le gestionnaire de cette copropriété pour la société ASI. Impossible selon lui de « prendre parti » :
« Moi je suis syndic, je gère les parties communes, je ne peux pas gérer les conflits de personnes ! Je ne porte de jugement ni sur les uns, ni sur les autres. Une enquête de police est en cours, nous avons une justice qui fait son travail. Mon travail à moi, c’est de faire repeindre les croix gammées. Et je l’ai souvent fait. »
Le syndic n’a-t-il jamais envisagé de porter plainte à son tour, contre X, pour les dégradations et inscriptions antisémites sur les murs et les portes (dont il est gestionnaire) ? « Non, il n’en a jamais été question. C’est un conflit de voisinage, c’est tout. »
Un courrier de Jean-François Fey envoyé en mai 2018 à Jean et Céline résume la position « neutre » de l’organisme, sans fard ni mots de compassion inutiles :
« Le mandat de syndic ne permet pas la prise de position dans un conflit entre résidents (…). Ni le Syndic, ni les membres du Conseil Syndical n’ont aucun pouvoir de police, d’où leur silence, qui n’est pas forcément de l’indifférence. (…) Enfin, une menace n’est pas forcément un passage à l’acte. »
La présidente de la copropriété pourrait aussi porter plainte. Sylvie (son prénom a été modifié) voit régulièrement son nom apparaître dans les lettres du mystérieux corbeau. « Je suis traînée là-dedans, puisque quelqu’un signe en mon nom. » Pour autant, elle ne voit pas l’intérêt de se lancer dans une procédure :
« Il ne faut pas donner de l’importance à ce genre de chose, il s’agit d’un malade. Mais mon aide et mon soutien, le couple X l’a. D’ailleurs, c’est souvent moi qui repeins leur porte, de bonne grâce ! Les faits, tout le monde les condamne ! Il y a quelqu’un qui cause du tort à Mr et Mme X, mais nous voulons avoir des preuves, il faut que la justice fasse quelque chose.
L’un des juristes qui a accompagné Jean et Céline insiste : « Si le syndic et la copropriété dénonçaient eux-aussi les faits, le dossier pourrait être pris davantage au sérieux. »
Installer une caméra dans le couloir de Jean et Céline ? La copro a voté non
Quelles solutions s’offrent à Jean et Céline ? « Il faudrait prendre l’auteur en flagrant délit, c’est la seule solution », commente la présidente de la Copropriété. Il a été question d’installer des caméras de surveillance dans le couloir du couple, mais lors du vote des copropriétaires, la majorité a voté non, « pour des raisons de respect de la vie privée surtout », glisse l’un des copropriétaires.
« Vous imaginez une équipe de police, dépêchée sur place pour faire des rondes et mettre la main sur l’auteur ? » interroge la présidente de la copropriété. « Ça coûterait trop cher, et puis ils ont autre chose à faire. »
Déménager ? « Et pourquoi je devrais partir ? » s’énerve Céline. « J’ai économisé toute ma vie pour pouvoir vivre ici, et m’acheter cet appartement. Aujourd’hui en 2021, en France, je ne devrais pas avoir à fuir parce que je suis victime d’un fou et d’un antisémite ! » En attendant que le Parquet donne suite, Jean et Céline, eux, vivent toujours dans la peur et l’angoisse d’une nouvelle croix gammée.
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