Il marche fièrement, avec son clairon dans sa main droite et sa banderole CFDT dans la gauche. Christophe Hils, 56 ans (bientôt 57), cariste dans une entreprise qui vend des cuisines, participe bruyamment à la cinquième journée de mobilisation contre la réforme des retraites. « C’est la première fois de ma vie que je manifeste ! », hurle le quinquagénaire, entre les mégaphones des uns, et la sono des camarades de devant. « Je me bats pour moi, mais aussi pour mes enfants, parce que cette réforme est injuste. »
« Pourquoi nous ? C’est injuste »
Pour Christophe Hils, né en 1966, la durée de cotisation s’allonge plus que pour les autres Français. Car la réforme de la retraite d’Elisabeth Borne relève non seulement l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans, mais elle augmente également la durée de cotisation. Ainsi, ceux qui sont nés en 1961 et 1962, devront cotiser un trimestre de plus. C’est la première génération impactée. Ceux qui sont nés en 1963-64, doivent cotiser deux trimestres de plus. Enfin, pour les Français nés en 1965-66, il faudra cotiser 3 trimestres de plus. Une inégalité de plus, selon Christophe Hils.
« Pourquoi nous ? Pourquoi moi ? C’est injuste. On a commencé à bosser tôt, je devais m’arrêter de travailler à 60 ans parce que j’ai commencé quand j’avais 16 ans. J’étais teinturier chez Labonal, puis charpentier, et maintenant je suis cariste depuis 33 ans ! J’ai travaillé toute ma vie, j’ai jamais été au chômage, et là, il faudrait que je continue deux ans de plus que prévu ? Pas question. »
Le cariste, aux mains usées par les meubles qu’il charge chaque jour, raconte sa fatigue : « On fait un métier physique, je suis déjà à moitié cassé. Je n’ai que 56 ans, mais je me vois mal continuer encore six ans. » Depuis le début du mouvement, Christophe Hils n’a pas hésité à poser des journées sans solde pour aller crier sa colère, avec son vieux clairon. « C’est pour qu’ils m’entendent ! », lance-t-il en riant. « Pour sonner la charge aussi. »
« Ils n’auraient pas dû toucher à ceux qui sont nés dans les années 60 »
Le cortège avance doucement, sous un soleil presque printanier. Entre les chanteurs de la CGT sur leur camion, et les groupes épars de manifestants, venus parfois protester en famille – boules Quies de rigueur dans les oreilles des enfants – il y a la bande de Marie. L’infirmière en psychiatrie à l’Epsan de Brumath a tenu à changer son prénom, et ne souhaite pas apparaître en photo. « Le climat est trop compliqué là-bas », glisse la maman de deux enfants, aux traits marqués par la fatigue d’un métier difficile.
En tant que fonctionnaire hospitalier, Marie fait partie des « agents publics en catégorie B active ». Elle devait donc normalement partir à la retraite à 60 ans. Mais comme tous les fonctionnaires, elle va voir elle aussi, sa durée de cotisation s’allonger et son âge de départ reculer à 62 ans. Voire plus, car la mère de famille a également travaillé dans le privé. Elle aussi, elle est de la génération 66. « Tout ça c’est tellement compliqué, je suis complètement perdue. »
Surtout, Marie est épuisée et ne s’imagine pas travailler encore quatre ans.
« Il y a de plus en plus de pression au travail, je ne m’y retrouve plus en tant que soignante. L’hôpital est géré comme une entreprise. Il y a des burn-out, des suicides. Je travaille en psychiatrie, et il y a une hyper-vigilance dans mon métier qui m’épuise. Moi j’ai commencé à travailler à 19 ans en tant que secrétaire médicale, puis chauffeur-brancardière. Ça va faire 40 ans que je bosse ! Il ne fallait pas toucher aux gens nés dans les années 60. On est fatigués, on a commencé il y a longtemps. Ça suffit ! »
Alors que le cortège entame sa dernière ligne droite, en revenant à son point de départ Avenue de la Liberté, la presque sexagénaire rejoint ses collègues, venues marcher sous les banderoles bleues du syndicat Unsa.
Le gouvernement ne respecte plus « la clause du grand-père »
Laurent Feisthauer est le secrétaire départemental de la CGT du Bas-Rhin. Lui aussi est né en 1966. Avant d’être détaché pour le syndicat il y a deux ans, il était enseignant en histoire-géographie et lettres dans un lycée professionnel, à Saverne. Le concernant, la réforme va donc avoir un impact fort, avec trois trimestres de plus à cotiser.
« On se prend la réforme en pleine tête. On est la génération cobaye. Avant, le gouvernement avait une sorte de ”clause du grand-père”, c’est-à-dire qu’on ne s’attaquait pas à ceux qui étaient encore en poste et qui étaient proches de la retraite. On s’attaquait aux jeunes générations, parce que lorsqu’on a 30 ou 40 ans, on ne pense pas trop à sa retraite. Là, ils s’en prennent à ceux qui avaient déjà fait leur calcul de départ. Moi, je savais qu’il me restait cinq ans. Avec cette réforme, je passe à sept ans et ça change tout. »
Pour le représentant de la CGT, c’est d’autant plus difficile à digérer, que les conditions de travail dans l’enseignement sont de plus en plus dures. Laurent Feisthauer parle de ses collègues, qui, il y a quelques années encore, « partaient heureux à la retraite, et revenaient voir leurs anciens élèves ». Aujourd’hui, le syndicaliste l’assure, « les collègues sont cassés, épuisés ». L’enseignant dénonce « une double-peine » pour les profs, qui doivent « travailler plus, et dans de mauvaises conditions ».
« On a des soucis avec la hiérarchie qui nous en veut de ne pas être à la page des méthodes pédagogiques. On est aussi en porte-à-faux avec les parents d’élèves, qui nous en veulent parce qu’on est moins dynamiques que nos collègues plus jeunes, on n’a plus la motivation pour emmener toute une classe en voyage scolaire par exemple. Et puis à 60 ans, on n’est plus en phase avec les ados d’aujourd’hui ! C’est un public très exigeant, qui nous fait payer notre âge. »
Dans les flammes rouges des fumigènes, le cortège termine doucement sa cinquième journée de mobilisation, place de la République. Certains, motivés, proposent au mégaphone de voter pour une AG. Mais en quelques minutes, la foule s’est déjà dissipée. Selon la police, 3 200 personnes se sont déplacées pour protester ce jeudi. 10 000 selon les syndicats. C’est deux fois moins que lors de la deuxième journée de mobilisation, le 31 janvier.
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